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Quand elle s’est réveillée, elle m’a souri. Elle m’a dit :
— Tu sais, en venant jusqu’ici, j’ai vu les coraux morts. On m’en avait parlé, bien sûr, quand tout a commencé, mais je ne l’avais pas vu. Ici, c’est tellement beau que je pourrais croire que les couleurs d’autrefois sont toujours là, qu’il suffit de mettre la tête sous l’eau. Pourtant, j’ai eu beau nager tout autour, je n’ai rien vu. Il faut aller plus loin, peut-être. Parfois, je me dis que l’humanité aurait mieux fait de disparaître !
J’ai entendu la colère dans sa voix. Elle grondait sous ses consonnes. J’ai senti la peur se nouer dans ma gorge. L’humanité, c’étaient les autres, mais c’était aussi Aritz, c’était aussi Ondine. Je ne voulais pas entendre parler de disparition.
— Et nous, alors ?
Ondine a ri. Ça sonnait comme les clapotis. Et j’y cherchais la colère.
— Je sais. Mais pense aux couleurs du corail, à l’océan à peine vivant. Tout ça, c’est de notre faute. Sans nous, tout reviendrait peut-être.
— Sauf nous…
— Nous, les tueurs d’histoire et de beauté ? Ce ne serait pas une grande perte.
Toujours les consonnes. Je n’ai rien dit parce que j’ai cru qu’elle avait raison. Alors elle s’est levée, a épousseté le sable qui s’était glissé dans les plis de sa robe puis elle a couru droit vers l’océan. Elle dansait dans les vagues, comme si elle essayait de dessiner une histoire dans les mouvements de l’eau. Je l’ai regardée s’éloigner et j’ai continué à construire ma palissade. Elle avançait, mètre après mètre. L’océan aussi. La plage rétrécissait déjà. Devant le serpent de bois qui zigzaguait sur le sable, couverts de branches pointues et de feuilles mortes, il patientait. L’océan poussait parfois contre le bois mort des morceaux de coquillages qui se coinçaient entre les branchages. Il fallait que je travaille plus vite.
Un cri a résonné. Mon cœur s’est mis à battre très vite. C’était Ondine. Elle criait, criait, criait et l’île entière en tremblait. J’ai vu Aritz surgir des bois à toute allure, j’ai couru à sa suite, jusqu'à Ondine.
Elle qui était là. Elle qui pleurait. Elle silencieuse.
J’ai vu, devant elle, une carapace de tortue retournée. Une tortue ! J’ai souri. Mais la tête de la créature était à demi enfoncée dans le sable. Ça puait. Ça ne bougeait plus. Aritz s’est approché. Il a retourné l’immobile, lentement, comme pour ausculter. Les pattes et la tête pendaient lamentablement, sans vie. Elle était morte. C’était une tortue, mais elle était morte. Le sable maculait sa belle carapace.
Je me suis agenouillée près d’Ondine pendant qu’Aritz déposait délicatement la tortue sur le ventre, comme si elle était prête à ramper vers l’océan et à vivre. On l’a regardée, tous les trois, longtemps. Je crois qu’on espérait un peu.
— Remettons-la à l’eau, a dit Ondine. C’est sa place.
Alors nous avons soulevé la tortue comme un cercueil et nous avons marché lentement jusqu’à la barrière d’écume, en silence. Nous avons avancé dans l’eau, jusqu’à sentir autour de nous les vagues prêtes à nous dévorer. Elles nous secouaient, nous palpaient, nous lapaient, avec une curiosité mortifère. Elles nous tiraient vers le large. C’était la marée basse. Nous avons déposé la tortue à la surface de l’eau en retenant notre souffle. Pas de mouvement, pas de magie au contact des vagues. Nous l’avons lâchée. Les vagues l’ont emportée doucement. Nous avons regardé le cadavre s’éloigner.
J’ai essayé d’écouter mais tout était silencieux. Alors, j’ai pensé à tous les disparus. Baleines et bélugas, méduses et hippocampes, coraux et poissons-lunes, et puis tous les autres, les invisibles, les oubliés, les monstres des grands fonds dont ils avaient miné jusqu’au dernier caillou. Et j’ai pleuré avec Ondine.
Quand la tortue a sombré, nous sommes rentrés. Je n’avais pas le cœur à retourner à ma palissade, Aritz à son radeau, Ondine à sa plongée. Quelqu’un a claqué la porte. On a glissé au sol. On s’est recroquevillés les uns contre les autres, front contre front, bras entremêlés, pieds mélangés, souffles tissés. Sur nos joues, nos larmes formaient une petite mer agitée. J’ai senti leur peau contre la mienne, l’odeur salée de nos vêtements trempés, les frissons de froid qui nous agitaient dans l’ombre de la maison muette. Nous n’étions qu’un, nous n’étions rien que des humains, rien que des animaux qui tremblaient face à l’extinction. Nos larmes se sont calmées.
Tout à coup, j’étais ahurie. J’ai cru que nous allions rester ainsi pour toujours. Un corps, trois cœurs qui y habitent. Alors j’ai chuchoté.
J’ai chuchoté mon regret de la chauve-souris. J’ai dit que ça parlait, que ça murmurait et que ça criait tout autour de nous, que ça vivait, et nous aussi, même à l’intérieur, mais que nous étions sourds. J’ai dit que ça ne s’arrêterait jamais, ces battements, ces mouvements, ces désirs. J’ai parlé jusqu’à ce qu’on se mette à sourire.
Et Ondine a dit que j’étais magique.
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