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C’est cette nuit-là que j’ai commencé à écrire. Tout. Depuis le début, depuis l’île. J’ai écrit toute la nuit. Je ne sais plus qu'une chose : désormais, il faut que mes mots incarnent. Et nous voilà. Ici, j’ai glissé une lettre pour Ondine. Je voulais lui donner, le lendemain matin, au réveil, mais je n’ai pas pu. Elle m’a demandé : « Où est Aritz ? » Et je l’ai enlacée en pleurant. J’ai caché la lettre :
« Ondine, écoute-moi. Aujourd’hui, j’ai besoin de te parler de lui.
Je me demande s'il pensera parfois un peu à nous. Je sais qu’il avait besoin de partir, qu’il lui fallait voir les hautes montagnes dorées et les forêts de pierre. Il avait besoin de contempler les myosotis de l’autre bout du monde et de mesurer l’étendue des craquelures. Il étouffait avec nous, ici. C’était trop petit pour lui, beaucoup trop petit. Ses poumons étaient trop grands et ses yeux trop ouverts pour se satisfaire de nos abysses. Dans nos derniers moments ensemble, il avait une fêlure dans l'iris. S'il était resté, il serait devenu aveugle. Mais tu sais tout ça.
Je pense parfois à la berceuse qu’il chantait. C’était une berceuse dans un autre de ses langages bizarres. C’était le signe. Il se mettait toujours à chanter dans des langues inconnues et il tentait de nous expliquer leur musique secrète. J’aurais dû écouter. Cette berceuse, elle parlait de navigation et d’amis délaissés. Elle parlait d’aventure. Je sais que tu aimais l’écouter. Un peu trop.
Mais lui, il n’était pas de la mer, il était plutôt de la forêt, tu sais bien. S’il s’entraînait à naviguer, c’était pour parcourir tous les plis du monde et trouver un grand chêne où construire une cabane aux mille balcons et aux rideaux cousus de feuilles de bananier. Le tigre n’a fait que son rôle de tigre : il a enchanté l’insomniaque. Mais tu sais comme moi que les tigres n’ont jamais qu’un rôle. Celui-ci était flûtiste et il hypnotisait les serpents-fauves. Qui du tigre ou de mon musicien a emporté l’autre… je ne le saurai jamais.
Il a suivi les oiseaux, comme toujours. Aritz et les oies sauvages, c’était toute une histoire. Tu ne comprenais pas. Toi, tu as toujours été plutôt sous-marine. Comme lui, pourtant, tu penses aux morts, tu prépares pour les vivants. Son manteau noir, il le portait en deuil de toutes les graines séchées.
Je l’ai vu partir. Quand il a dit : « Il était temps », j’ai su. J’ai eu le droit à un au revoir. Je n’aurais pas dû te le cacher, mais j’avais peur
Sur le dos du tigre triste, un papillon blanc en guise de mouchoir, il m’a salué d’un grand geste, depuis la grève, avant de grimper dans son radeau rempli de fleurs. Il a pris un pétale d’orchidée et il s’est mis à ramer pendant que le tigre s’endormait, bercé par les vagues. Quand le radeau s’est éloigné, je l’ai vu prendre sa guitare, pincer les cordes et chanter. C’était une musique d’écorce et de clapotis de pluie. Tu ne croiras jamais ce qu’il s’est passé ensuite. Entre deux vagues, j’ai aperçu une tache de vert bien trop verte, bien trop feuillue. Oui. Dans la traînée d’écume, des nénuphars poussaient à toute vitesse. Et sur eux, comme sur des îles miniatures, d’immenses palmiers et des vrilles de citrouille montaient à l’assaut du ciel, comme pour capturer les nuages et les noyer. Là, sur la mer, mon guitariste fou traçait un chemin de forêt. Sa musique faisait germer une jungle insensée. Peut-être que j’ai rêvé cette forêt marine ; on ne sait jamais, avec Aritz. Maintenant, il a disparu.
Il parcourt peut-être d’étranges pays à la recherche de failles à combler, de sécheresses à arroser et d’abeilles à nourrir. Aux côtés du tigre, il chante sans doute au milieu des déserts, sur les champs de bataille, dans les immeubles en ruines et j’espère qu’il couvre la voix des bombardiers. Peut-être qu’ils ont réussi à le traquer, qu’ils ont brisé sa guitare, tapissé le tigre et qu’il n’a réussi à trouver qu’un creux de tronc où dormir en pensant au clapotis. Peut-être qu’il est parti parce qu’il avait un trésor à cacher loin de tous, loin des colons et des conquérants, loin même de nous, et qu’il vit sur une autre île, plus belle encore et plus haute que celle-ci, dans une cabane aux fenêtres remplies de ciel. Là-bas, son tigre couché sur un palmier se lèche une griffe en contemplant la danse des colibris dans les futaies.
J’imagine parce qu’il me manque déjà et qu’il est loin dans un lieu que je n’ai jamais vu, jamais connu, jamais goûté.
Si je t’écris tout ça aujourd’hui, Ondine (que j’aime écrire ce O rond et sonore comme un coquillage !), ce n’est pas pour te retenir. Pas vraiment. Je sais que tu remplis tes poches de lambeaux de mots et je t’ai vue essayer de gratter le ciel du bout des ongles, comme pour y glisser encore l’océan. Toi aussi, tu recherches la magie.
Si je t’écris tout ça, c’est que je t’ai vue l’autre jour, crier dans la grotte que tu voulais partir. Moi qui voulais de nouveau vivre des jours sans larmes, j’ai compris qu’il était déjà trop tard. Depuis ce moment, c’est comme le calme avant la tempête dans ma tête. Le tonnerre gronde, gronde, gronde, mais ça n’éclate pas, il fait lourd et chaud, le sol m’aspire et les secondes expirent une longue attente. Ce silence m’écrase. Alors je t’écris. Je t’écrie. Je t’écris pour te crier que j’ai compris. Tu as trop entendu sa berceuse. Je l’entends, ta musique. Tu apprivoiseras la pieuvre en colère et vous disparaîtrez dans les algues. Toi qui es de la mer, je me demande quelles sculptures tu vas tracer dans l’écume. Je sais que tu parviendras à construire, coquillage après coquillage, ton palais aux corridors plein de bruit d’océan.
Et moi, je resterai. »
Ondine n’a rien dit. Ondine est restée là. Ondine ne voulait même plus voir l’océan.
Je suis sortie. J’ai pensé au hérisson. Je l’ai cherché partout : introuvable. Le hérisson aussi avait disparu. Peut-être qu’il s’était caché sur le radeau, au milieu des autres. Peut-être qu’Aritz et lui ne faisaient qu’un. Ils me manquaient déjà, tous les deux.
Les jours ont passé. C’est comme ça, avec les départs. On croit que le temps va s’arrêter, que le soleil va se figer dans le ciel et attendre le retour, mais non. Tout a continué : l’eau qui montait, Ondine qui souriait tout en maugréant, moi qui écoutais. On s’asseyait côte à côte au bord des vagues. Elle plongeait, pour passer le temps. Le soleil nous brûlait.
Un jour, elle est restée engloutie trop longtemps. J’ai attendu les bruits de remous qu’elle faisait en fracassant la surface de l’eau pour respirer. Je me suis levée, j’ai fouillé les reflets du soleil du regard et je n’ai pas vu son ombre. J’ai crié son nom :
— Ondine !
Puis j’ai sauté. Je savais bien qu’Ondine nageait bien mieux que moi, qu’elle ne pouvait pas se noyer, non, impossible ! Mais il suffisait J’ai laissé le sel me brûler les yeux pendant que je nageais tout autour de l’île pour retrouver ma sirène. Rien, pas un éclat. J’ai lutté dans les courants, dans les algues, dans les filets, pendant des heures. Je me suis hissée, à bout de forces, sur l’ancienne falaise engloutie. Je me suis laissée tomber dans l’herbe, face contre terre, et j’ai pleuré tout le sel que j’avais bu. J’ai laissé les mouches piquer ma peau.
Je n’avais pas su la retenir. J’aurais dû lui donner cette maudite lettre.
Ondine nageait bien. Elle avait réussi à venir à la nage depuis le continent, sans manger et sans boire. Elle y était peut-être, dans son palais de cristal, à ramasser des coquillages au fond des abysses. Elle reviendrait, demain, les bras chargés de perles. Mais alors, s’il y avait eu un filet, au mauvais endroit, au mauvais moment, et si son corps roulait au fond de l’océan comme un fantôme ? Si elle avait finalement trouvé son errance ? Mais non, elle avait sûrement rattrapé Aritz, elle avait suivi les nénuphars, grimpé sur le radeau avec un air triomphant. Et ils riaient tous les deux, en pensant à moi sur mon bout de caillou.
Il ne me restait presque plus que la colère. Je me suis réfugiée dans mes blocs de papier, dans ma pyramide de bouteilles d’encre et j’ai gratté, gratté, gratté jusqu’à en avoir mal au poignet.
Quand j’écrivais, ils étaient encore là, un peu, presque assez.
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