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03h00.
Les chiffres rouges de mon réveil m’éblouissent tellement que je dois battre plusieurs fois des paupières avant que mes yeux ne s’adaptent à la luminosité. Quelques perles de sueur recouvrent mon front. Ma poitrine se lève et s’abaisse frénétiquement au rythme des secondes. Un haut-le-cœur me force à me redresser. Pour ne pas déranger ma mère, qui dort avec la porte ouverte, je me rends à la salle de bain sur la pointe des pieds. Ce rêve n’a aucun sens…
Debout devant le lavabo, le tapotement de mes mains humides rafraîchit instantanément mon visage. En relevant la tête, l’image que me renvoie le miroir est peu flatteuse. Une masse informe de cheveux dorés orne le sommet de mon crâne. Pour mettre un peu plus en valeur ce misérable portrait, deux poches bleuâtres soulignent mes yeux. Mes mains agrippent fébrilement la porcelaine froide et glissante pour contenir les tremblements de mes jambes. Il est encore trop tôt. Je retourne me coucher, le temps de quelques heures.
Dehors, les premières lueurs du jour pointent à l’horizon. Les couleurs automnales habillent déjà les arbres de notre rue. Sans grande surprise, le réveil est un peu difficile. Je me prépare rapidement. Ma tenue est simple, conventionnelle, mais bien adaptée pour le voyage.
J’ajuste le col de mon chemisier et en ferme un bouton supplémentaire afin de masquer la petite cicatrice longiligne qui orne ma clavicule gauche. Je l’ai toujours eue, d’aussi loin que je me rappelle. Peut-être que je me suis blessée dans mon enfance, mais je ne m’en souviens pas. D’après ma mère, il s’agit plutôt d’une tache de naissance.
Je me retourne, j’inspire profondément et jette un dernier coup d’œil à tout ce qui fut ma vie jusqu’alors. Ma valise bien remplie m’attend dans un coin de ma chambre. Dans quelques heures, un vol m’emmènera à Los Angeles.
Bien que la démarche soit difficile, quitter San Francisco est la meilleure décision que j’ai pu prendre. J’en ai besoin. La validation de mon transfert à UCLA pour commencer mon Master avait soulagé ma mère. Même si elle redoutait de s’accoutumer à la solitude, elle avait très bien compris à quel point il était important que je parte.
Quand j’ai entamé mon premier cycle universitaire à Berkeley, mes parents étaient très fiers de moi. Fascinée depuis toujours par leur métier et par les articles qu’ils rédigeaient après avoir effectué un nombre incalculable de recherches, j’avais choisi de suivre leurs traces et de me lancer dans une formation de journaliste. Ce métier m’a toujours passionnée. Il me passionne encore, mais ma place n’est plus ici…
Le dernier des imbéciles peut comprendre qu’il m’est désormais impossible de poursuivre mes études sur un campus qui me rappelle sans cesse la disparition du tant regretté Éric Porter, Professeur de la section Lettres et Journalisme. Je me sens incapable de soutenir plus longtemps les regards de compassion que m’adressent ses anciens collègues ou de garder la tête froide devant les marques d’affection répétées de mes camarades. Pire encore, je n’ai plus le courage d’assumer le mépris apitoyé de certains ou les larmes hypocrites des étudiantes qui font mine de regretter la disparition de leur enseignant dans le but d’attirer les bonnes grâces des autres professeurs.
En bas, j’entends de l’agitation dans la cuisine. Ma mère doit probablement être en train de faire la vaisselle. Cette tâche m’incombe en temps normal, mais après les événements de la veille et la nuit qui a suivi, m’occuper de cette corvée m’était totalement sorti de l’esprit.
Prenant appui sur la rambarde, je descends maladroitement les escaliers en faisant attention de ne pas basculer, emportée par le poids de ma lourde valise. Planifier n’a jamais vraiment été ma plus grande force, mais m’établir sur un nouveau campus loin de chez moi m’a forcée à me discipliner afin de préparer mes affaires. J’espère simplement ne rien avoir oublié…
Ma mère s’est assise au bar, les mains posées sur le journal. Elle porte son petit tailleur brun habituel, et ses cheveux blonds sont soigneusement ramenés en arrière. En me voyant, elle ne peut s’empêcher de sourire.
- Regarde-toi Abby ! Tu es superbe ! Et la queue de cheval te va à ravir ! dit-elle en me tendant un verre de jus d’orange.
Elle se lève et dépose délicatement la paume de sa main sur ma joue.
- Tu as les yeux de ton père… Aussi verts que l’herbe fraichement coupée, aussi gris que la brume un matin d’automne.
Je me mets à grogner en guise de réponse et m’assieds à sa place. L’acidité de l’agrume me fait grimacer, ce qui ne manque pas de la faire rire.
- Tu vas me manquer…
Même si je suis convaincue de mon choix, je culpabilise malgré tout de la laisser seule dans cette grande maison après ce que nous venons de vivre.
- Maman… Ne commence pas s’il te plaît. Si tout va bien, je serai de retour dans quelques semaines. Au besoin, je pourrai même revenir certains week-ends. Los Angeles n’est qu’à sept heures de route. Et je te rappelle que je ne serai qu’à trois heures d’ici en prenant l’avion, dis-je en tentant de la rassurer.
- Au moins quatre ma chérie. Tu oublies de prendre en compte les temps de déplacement, la circulation et le retard lié aux vols aériens.
Il ne faut surtout jamais la contredire en matière d’horaires. Jamais en vingt ans, il ne lui est arrivé d’avoir la moindre minute de retard au travail. Contrairement à moi, elle arrive même à être tout le temps en avance. Organisation, anticipation et méthode sont ses maitres mots… Tout ce qui fait d’elle une excellente journaliste. Tout ce que je ne suis pas. Pas encore.
Elle soupire en regardant sa montre.
- Si tu en as envie, j’ai encore le temps de te conduire à l’aérop…
- Respire maman ! coupé-je en la voyant bondir sur ses clés de voiture. Les parents de Meg vont arriver d’une minute à l’autre !
Meg habite à quelques maisons de là et d’aussi loin que je m’en souvienne, elle n’a jamais raté un seul de nos rendez-vous. Depuis petites, nous avons toujours été comme des sœurs. Inséparables. Même si beaucoup de points communs nous rassemblent, ne serait-ce que le brin de folie qui nous anime, Meg reste très différente de moi. Son côté excentrique et décalé, toujours la tête dans les nuages, la rend particulièrement attachante.
Meg a également commencé ses études à Berkeley, mais elle ne s’est pas du tout épanouie dans le même cursus que le mien. En réalité, elle possède le tempérament d’une véritable artiste. Sa faculté de voir les gens et les objets au-delà de ce qu’ils semblent être fait d’elle un être à part. Chaque matière qu’elle a pu toucher au cours de sa vie, que ce soit de la terre, du plâtre ou encore de la peinture, s’est transformée en une œuvre exceptionnelle et unique.
Sans surprise, elle avait donc réussi brillamment tous ses examens en cours d’arts pratiques et en histoire de l’art. Par conséquent, et contrairement à moi, sa formation actuelle lui permettait de lancer directement sa carrière dès la fin du premier cycle d’études. Mais ce n’est pas ce qu’elle a choisi.
Je sais que je ne pourrai jamais assez la remercier pour ce qu’elle a fait pour moi. Après l’enterrement, elle nous a tous surpris en prenant la décision de demander également sa mutation à UCLA, préférant se perfectionner et passer ainsi quelques années de plus à mes côtés plutôt que de forcer le temps et la distance à nous éloigner l’une de l’autre en me laissant seule affronter le début de ma nouvelle vie. Ma vie « d’après ».
Je prends une autre gorgée. Ma mère se tient à présent tout près de moi. Elle me regarde comme elle l’a toujours fait, le sourire aux lèvres et les yeux pétillants d’amour pour la seule enfant qu’elle a eue.
- Essaie de ne pas m’oublier Abby… Téléphone-moi de temps en temps, ajoute-t-elle en me caressant le front du bout des doigts.
Même si l’idée de m’enfuir de ce monde a pu par moment me traverser l’esprit, je n’ai aucune envie de l’oublier. Je vais revenir. Je m’en fais la promesse. Dès que mon planning me le permettra, je ferai en sorte de rentrer à la maison certains week-ends. L’idée que ma mère se retrouve seule dans cette grande maison m’est insoutenable. Depuis l’enterrement, nous n’avons encore jamais été séparées. Pas même le temps d’une soirée.
La porte d’entrée s’ouvre avec fracas.
- Ohé ! On y va Abby ? lance mon amie d’une voix enthousiaste. Oh, bonjour Mme Porter !
- Bonjour Megan, dit ma mère avec un sourire aimable. Je t’ai déjà dit que tu pouvais m’appeler Rachel.
- Bien sûr Mme Por… heu… Rachel. Heu… Bonjour ! Bon on y va Abby ? demande-t-elle en me suppliant du regard tout en sautillant sur la pointe des pieds.
Ma mère roule des yeux. En général, la façon que Meg a de s’exprimer en déconcerte plus d’un. Enfin, si on peut appeler cela s’exprimer… Elle a plus tendance à gesticuler et bafouiller pour communiquer une idée qu’à formuler clairement son intention. Mais ma mère la connait depuis toujours. Elle s’est donc habituée depuis bien longtemps à ses manières parfois loufoques. Une véritable artiste…
Je souris à mon tour. Et dire que c’est la dernière fois avant longtemps que nous nous retrouvons toutes les trois dans cette maison. Heureusement, je ne serai pas seule sur le campus. Meg sera avec moi.
Je pose mon verre et prends ma mère dans les bras. Des larmes perlent au coin de ses yeux.
- Une dernière recommandation ?
Elle recule d’un pas, me scrutant de la tête aux pieds en souriant.
- Amuse-toi, ma chérie, répond-elle spontanément avant de hausser un sourcil en regardant en direction de Meg. Éclatez-vous vraiment les filles. Mais n’oubliez jamais votre objectif. Vos priorités sont vos études.
Meg acquiesce d’un hochement de tête. Un sourire reconnaissant s’affiche sur son visage. Je souris également, observant ces deux femmes que j’aime tant, celle qui m’a donné la vie et celle qui m’a appris ce qu’était une véritable amitié.
- Et toi, ajoute-t-elle en me forçant à soutenir son regard, arrête de survivre. Recommence à vivre et profite de chaque instant qui te sera donné.
Tout cela va me manquer, mais tourner la page pour enfin avancer me permettra plus facilement de faire mon deuil. Si ma mère a su trouver une manière d’abandonner sa tristesse et sa colère à travers l’écriture, je n’ai, pour ma part, pas encore réellement trouvé le moyen d’apaiser mes émotions.
Meg saisit mon sac et ma mère emporte ma valise. Dehors, le vrombissement sourd du moteur nous rappelle qu’il est temps de partir. Dernièrement, M. Thompson a décidé de s’offrir un nouveau cadeau ; une énorme Chevrolet gris métallisé qu’il s’amuse à conduire tous les jours dans l’allée, juste pour avoir le plaisir de s’en vanter auprès de certains voisins. Mme Thompson a pensé que le trajet jusqu’à l’aéroport serait bien plus confortable dans cette voiture, raison pour laquelle nous avons finalement renoncé à prendre un taxi.
Ma mère cale ma valise dans le coffre pendant que je jette mon sac à l’arrière. Je la serre une dernière fois dans mes bras et nous profitons toutes les deux de ce dernier instant de complicité. Finalement, je me décide à monter à l’arrière de la voiture. Ma mère nous salue de la main aussi longtemps que possible jusqu’à ce que la voiture disparaisse de son champ de vision.
Arrivées devant les portes de l’aéroport, je remercie chaleureusement les parents de Meg de nous avoir véhiculées. Cette dernière étreint maladroitement sa mère qui caresse sa chevelure rouge en faisant la moue. Meg salue ensuite brièvement son père de la main et recule de quelques pas. Leur relation familiale est très différente de la mienne. Ses parents sont bien plus sur la retenue que ne l’étaient les miens. Parfois, je me dis que le cadre éducatif qu’a reçu Meg explique certaines de ses maladresses. Personne ne lui a jamais appris la confiance qu’apporte une relation familiale chaleureuse et complice. Elle ne connait que l’autorité et la discipline. Meg a pourtant essayé d’alerter ses parents, mais le plus fort signe de rébellion dont elle a été capable jusqu’à présent a été de teindre la moitié de ses cheveux noirs en rouge.
Après un vol plutôt agréable, une navette de transit attend tous les futurs étudiants de UCLA. Le chauffeur, un petit homme rondouillard d’une quarantaine d’années, prend nos valises et les charge dans la soute. Je grimpe devant Meg. Il reste encore pas mal de places et j’en repère deux tout au fond. Une fois installées, Meg sort ses écouteurs de son sac et s’enfonce un peu plus dans son siège. Prévoyante, j’extirpe un livre du mien et le range dans la pochette devant mes genoux.
Le paysage urbain défile au rythme du trafic. Les bâtiments se ressemblent tous. Un écouteur pendouille sur l’épaule de Meg qui s’est assoupie dans son siège. Avant la fin du trajet, elle sursaute en poussant un petit cri, euphorique de voir les murs de notre nouvelle vie se rapprocher.
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