- 6 -
Une vaste plaine verte s’étend devant moi. À l’ouest, les premières lueurs du crépuscule recouvrent la cime des arbres. Allongée sur la colline, je laisse mon esprit vagabonder au gré de mes envies. Une douce brise caresse ma peau, emportant avec elle de légers embruns.
Des dizaines d’oiseaux dessinent des cercles au-dessus des étendues jaunes d’ajoncs de Wicklow. Chaque fleur semble accueillir les rayons du soleil de leurs pétales grands ouverts. Au loin, je peux même percevoir le bruit de la houle léchant la plage en contrebas de la falaise. À son extrémité, je distingue un banc qui fait face à l’océan.
Un sentiment de déjà vu me parcourt l’échine. Je me redresse et observe plus attentivement la scène. C’est un banc de bois. Le temps semble avoir terni sa couleur car, même à cette distance, il est facile de distinguer chaque petit éclat de peinture écaillée de part et d’autre de ses lames fendues.
- Il semble avoir bien vécu.
Je reconnais cette voix. Un jeune homme est assis à ma gauche. Ses mains retiennent ses jambes repliées contre lui. Il tend son doigt vers le banc.
- C’est à cause de la brise. Les particules de sable et de sel érodent la peinture.
Son regard ne se détache pas du banc. Une épaisse chevelure brune forme une vague sur son front. Il y a quelque chose de familier en lui. Je ne dis pas un mot. Il se retourne vers moi et me propose sa main.
- Je m’appelle Matthew, mais tu peux m’appeler Matt…
Je serre la sienne en retour.
- Abbigail. Abby…
J’aimerais lui en dire plus sur moi, mais étrangement, une sensation de fatigue brouille ma mémoire. Je suis incapable de dire qui je suis, ni d’où je viens. Je fronce les sourcils quelques instants, à la recherche d’une bribe de souvenirs. Rien ne vient. Il sourit, détourne le regard et contemple à nouveau le couchant.
- Et sinon, qu’est-ce que tu fais par ici ?
Je répondrais volontiers à sa question, si seulement je le savais. Mais je n’en ai pas la moindre idée... Tout ce que je sais, c’est que je me sens bien. Comme si tout autour de moi n’était qu’une évidence.
- Je me promène souvent par ici, reprend-il. Cet endroit est un peu mon sanctuaire. J’adore m’asseoir dans le coin et écouter le bruit des vagues en regardant l’horizon. C’est calme et violent à la fois. Un peu le reflet des sentiments humains, si tu vois ce que je veux dire.
Il n’a nul besoin de me sourire. Ses yeux reflètent l’expression de ses émotions. Ses pupilles brillent de passion en écho à ses paroles. Il y a une telle douceur dans sa voix, pourtant profonde, que je suis immédiatement séduite par ce personnage aussi mystérieux qu’attirant.
Matt se lève et je saisis la main tendue dans ma direction. Il m’emmène près du banc et me place face au vide.
- Maintenant, ferme les yeux…
Il se positionne derrière moi. Ses mains saisissent ma taille, certainement pour que j’évite de tomber. Il pose sa joue contre la mienne, suffisamment près de ma nuque pour que je sente la chaleur de chacune de ses expirations.
- Écoute… murmure-t-il au creux de mon oreille.
Dans un premier temps, rien ne trouble le calme de ce lieu hormis le bruit de l’océan. Je me demande ce qu’il veut bien me faire entendre. Il resserre son étreinte en sentant les mouvements impatients de mon bassin.
- Tttt. Un peu de patience. Écoute…
Je me remets dans ma position initiale et prends une profonde inspiration. L’air iodé parcourt mes poumons. Je ne perçois rien de particulier hormis le bruit de l’eau et de la brise marine qui siffle sa douce mélodie. Je peux également sentir le souffle de Matt glisser sur ma peau jusqu’au creux de mon cou. Un frisson parcourt l’ensemble de ma peau.
Alors que le contraire devrait se produire, tout mon corps se détend. Je me laisse aller, enserrée par ses bras protecteurs, et je centre toute mon attention sur ce que je perçois en cet instant. Tous mes sens sont en éveil. Chaque odeur est maintenant décuplée. Je peux presque humer le parfum aux notes de coco de chacune des fleurs qui parsèment les étendues d’herbe. Certains sons étranges, qui proviennent du lointain horizon, commencent à me parvenir. Rationnellement, cela ne peut être que le vent. Pourtant, cela ressemble à des plaintes, des murmures de voix lointaines… Non.
- J’ai l’impression d’entendre un chant… dis-je en ouvrant les yeux.
Matt me sourit. Une lueur de fierté brille dans le bleu de son iris.
- C’est tout à fait ça. C’est une mélodie qui se répète au loin.
J’aimerais lui demander d’où proviennent ces sons, mais tout à coup le ciel commence à s’assombrir. D’épais nuages noirs s’avancent à une vitesse effrayante et il se met à pleuvoir. Cela commence par quelques gouttelettes de pluie fine qui se transforment très vite en énormes gouttes drues, balayées par des vents tempétueux.
Je me retourne, mais Matt a disparu. Je l’appelle, je hurle son nom à pleins poumons à travers le déluge. En vain. La foudre s’abat sur les terres. Il fait maintenant totalement sombre. Je me rapproche de l’endroit où j’étais allongée peu de temps auparavant. Matt n’y est pas.
Je me tourne en direction du banc au moment où un éclair illumine le ciel, suivi d’un deuxième qui balaie les terres et dévoile une silhouette ténébreuse à proximité de celui-ci. J’ignore si mon esprit me joue des tours, mais cette créature, qui se rapproche étrangement d’une silhouette humaine et longiligne, porte une longue cape vaporeuse. Une lueur sombre et éthérée vacille autour de la créature. À travers la pénombre, deux petits globes verts luisent. Leur intensité est si forte que tout autour d’eux s’esquisse ce qui se rapproche le plus d’un visage humanoïde. Je plisse les yeux, de sorte à confirmer ce que je viens de voir, mais un ultime coup de tonnerre retentit alors que la foudre se met à déchirer les entrailles de la terre.
Le décor s’évanouit dans un fracas assourdissant…
Annotations