Une vaste plaine verte s’étend devant moi. À l’ouest, les premières lueurs du crépuscule recouvrent la cime des arbres. Allongée sur la colline, je laisse mon esprit vagabonder au gré de mes envies.

J’ai la sensation d’avoir déjà vécu cette scène…

Une douce brise caresse ma peau, emportant avec elle de légers embruns. J’ignore ce que je fais ici, mais je m’y sens familièrement bien.

- Tu n’as rien à faire là…

Je me redresse. Au loin, un enfant tout pâle chantonne ces quelques mots. Il esquisse un petit sourire en me pointant du doigt.

Des dizaines d’oiseaux dessinent des cercles au-dessus des étendues jaunes d’ajoncs de Wicklow. Une voix féminine s’élève. Elle semble pleine de détresse.

- Tu dois partir ! Maintenant !

Derrière moi, une vieille femme au teint blafard hurle à pleins poumons en me dévisageant.

- Pars ! Maintenant !

Je ne saurais dire si son regard est haineux ou plutôt inquiet, mais quelque chose me tétanise. Je l’ignore et me retourne.

Chaque fleur semble accueillir les rayons du soleil de leurs pétales grands ouverts.

- Tu n’as rien à faire là !

Une foule de personnes apparue de nulle part répète ces mots en chœur. On dirait presque que les dizaines d’hommes et femmes présents n’ont pour seule intention que de m’oppresser jusqu’à me pousser dans mes derniers retranchements.

Aucun d’entre eux ne semble être dans son état normal. Tous paraissent hypnotisés, comme guidés par une force qui les dépasse. Leurs yeux sont aussi vides et ternes que ceux des cadavres. Je les évite et regarde ailleurs.

Au loin, je peux même percevoir le bruit de la houle léchant la plage en contrebas de la falaise. Je sais que j’ai déjà vécu cette scène…

Tout à coup, on me saisit violemment par les épaules et on me secoue vivement.

- Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne devrais pas être ici !

Je relève la tête, choquée par ce geste si brutal et intrusif. Le regard triste du jeune homme qui me tient semble m’implorer. Je ne comprends pas ce qu’il fait là, ni pourquoi il me parle ainsi.

- Il faut que tu partes. Maintenant !

Je tente de l’ignorer… À l’extrémité de la falaise, je distingue un banc faisant face à l’océan…

- Réveille-toi !

Je sursaute. Je me sens aussi vaseuse que si je venais de me réveiller d’un cauchemar. Je me frotte les paupières puis contemple à nouveau le paysage. Tout autour de moi, le décor semble s’effondrer. Des dizaines de milliers de petites billes rondes rebondissent çà et là, emportant avec elles les couleurs, les formes et même les odeurs environnantes. Le vide m’entoure maintenant. Il ne reste du paysage qu’une petite plateforme d’herbe sur laquelle je me tiens. Le jeune homme est encore accroché à mon corps et semble me supplier.

Tout à coup, alors que le ciel devient noir et que la foudre commence à frapper tout autour de nous, une sombre forme fantomatique émerge d’un halo vert et se rapproche de nous tout en me fixant de son regard perçant. Des flammes vertes embrasent ses yeux, éclairant les contours de son grand capuchon, ce qui révèle certains traits de son visage difforme.

Le jeune homme me secoue une ultime fois et m’oblige à me concentrer uniquement sur ses yeux suppliants.

- Abby ! Je t’en conjure, réveille-toi !