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- Bon. Ce soir, on vous propose un petit jeu ! dit Stacy, pleine d’enthousiasme.
Quand je les rejoins, les filles sont assises en rond au milieu du salon. Après plusieurs semaines d’attente, la fin du mois marquera mon entrée officielle au sein des Sigma Zeta Mu. Meg et moi avons eu la chance d’échapper ainsi aux bizutages divers et variés. Les Sigma n’aiment pas vraiment ces traditions stupides. C’est aussi un peu pour ça que les sororités concurrentes nous voient d’un mauvais œil.
- Lequel ? dis-je en m’asseyant.
- Je vous propose… une séance de spiritisme !
Olivia, Stacy et Chelsea jubilent en chœur. Meg ne s’autorise pas ce droit et me regarde d’un air compatissant.
- Ça va aller ? me chuchote-t-elle.
J’acquiesce d’un hochement de tête. Le sujet est délicat. Meg le sait. Elle craint certainement que l’idée de jouer à un jeu aussi stupide, mais néanmoins dangereux, ne me confronte une fois de plus à la mort de mon père.
Chelsea dispose la planche de Ouija devant nous pendant qu’Olivia allume quelques bougies pour plonger la pièce dans une ambiance plus ténébreuse.
- Vous êtes prêtes ? demande Chelsea.
Tour à tour, chacune pose fébrilement son index sur la flèche.
Même si l’idée ne me plait pas vraiment, je fais l’effort de me joindre aux filles. Ça permettra au moins de partager un moment ensemble et de leur montrer que je m’intéresse à elles. Mon emploi du temps a beau être surchargé, je ne veux pas passer à leurs yeux pour celle qui ne s’intègre pas.
- Alors… Est-ce qu’il y a un quelqu’un en particulier que vous souhaitez appeler ? demande Stacy affichant un petit rictus au coin des lèvres.
- Eh oh ! On n’est pas là pour passer un coup de fil ! s’exclame Meg.
Toutes pouffent de rire.
- Ok, ok ! Invoquer. Ça vous convient mieux ?
Les filles se dévisagent. Elles sont toutes très intriguées, mais personne n’est volontaire pour désigner un nom en particulier.
- Boah allez ! Vous n’avez pas envie d’invoquer une célébrité ? Ou y’a pas quelqu’un qui vous manque dans la vie ?
Meg la fusille du regard, mais il est impossible pour Stacy de comprendre le sens de ce geste si spontané.
- Alors, vraiment personne ? demande-t-elle une dernière fois.
- Si…
Tous les regards se tournent vers moi. Meg me prend la main en guise de soutien, me voyant prendre plusieurs inspirations profondes d’affilée.
- Mon père…
Le silence, précédé d’un malaise général, s’installe dans la pièce. Pendant une longue minute, personne ne dit plus rien.
- Abby, tu es folle, me chuchote discrètement Meg.
- Ne t’inquiète pas, ça va aller…
Je tente de la rassurer autant que je peux, mais je lis sur elle toute l’angoisse qu’elle ressent en cet instant. Je la connais suffisamment. Elle sait que cette révélation vient de me coûter la liberté de ma nouvelle vie.
Désormais, à leurs yeux, je ne suis plus simplement Abbigail. Je suis la pauvre étudiante qui a perdu son père.
- Abby… tu ne nous avais pas dit, bafouille maladroitement Chelsea.
De la pitié se lit sur chacun des visages. Les filles, probablement mal à l’aise, ne disent plus rien. La nouvelle semble leur avoir coupé toute envie de poursuivre l’expérience.
- Je sais. Désolée, dis-je en regardant chacune d’entre elles. Mais maintenant je me sens enfin prête à vous en parler.
Olivia se lève pour me réconforter en passant amicalement une main dans mon dos.
- Moi, je crois que tout ça mérite un bon chocolat chaud ! dit Stacy pour briser ce silence embarrassant.
- Avec des marshmallows, ajoute Chelsea.
- Je vais chercher les cookies ! conclut Meg.
C’est autour de la grande table que finalement je me décide à leur raconter le malheur qui a récemment frappé notre famille. Je remercie une fois de plus Meg d’avoir eu le courage et la force de demander sa mutation à UCLA afin de rester avec moi et de m’accompagner dans ce deuil.
- Je comprends mieux maintenant pourquoi tu semblais si introvertie.
Contre toute attente, Stacy se lève et me prend un long moment dans ses bras. Je l’accueille maladroitement, peu habituée aux élans d’affections venant de sa part.
- Pardon d’avoir été vache avec toi, Abby.
Ses excuses semblent tellement sincères. Venant de sa part, je sais que cela signifie beaucoup, car elle n’est pas du genre à oser exprimer facilement ses émotions. C’est la première fois qu’elle révèle réellement ce qu’elle ressent et je ne peux retenir quelques larmes.
- Tu ne pouvais pas savoir, lui dis-je en signe de paix.
Je sais maintenant que je peux leur faire confiance. Peut-être pas totalement, mais je me suis étrangement attachée à ces filles et j’ai envie de m’ouvrir un peu plus à elles.
- Dès maintenant, tu es ma sœur, affirme Stacy. Vous êtes nos sœurs, complète-t-elle en regardant mon amie de toujours. À partir d’aujourd’hui, plus rien ne se mettra entre nous.
- C’est pas dimanche la journée d’intronisation ? ironise Chelsea.
- On s’en fout les filles ! balance Stacy.
- Mais et les rituels ? s’inquiète Olivia.
- Écoute, Olivia… On est chez nous, on est toutes réunies, on fait donc ce qu’on veut, beugle Stacy. Pas vrai les filles ?
Un élan de cris enthousiastes fait résonner la salle à manger. Les Sigma sont vraiment uniques et atypiques. J’avoue que j’apprécie de ne pas avoir à suivre un protocole étrange imposé par des coutumes ancestrales.
- Ok. Debout les filles !
Stacy, Olivia et Chelsea s’alignent et nous indiquent de nous mettre face à elles. Stacy s’éclaircit la voix. Je ne sais pas si Meg hésite entre excitation et stress, mais elle se met à sautiller sur place.
- Bon alors les filles, pas de panique. Ça va être un peu ringard, mais je vous fais la version courte.
Stacy se redresse afin de se tenir aussi droite qu’elle le peut, la main levée parallèlement à son visage.
- Megan Thompson et Abbigail Porter, vous engagez-vous librement et sans contrainte au sein des Sigma Zeta Mu ?
- Oui ! répondons-nous en chœur.
- Jurez-vous fidélité à notre sororité ? Jurez-vous d’être toujours présentes pour vos sœurs, autant qu’elles le seront pour vous ? Jurez-vous de ne jamais trahir vos sœurs et ce jusqu’à la fin de votre vie ?
- Nous le jurons ! répondons-nous une fois de plus.
- Eh ben voilà ! Chères nouvelles sœurs, je vous annonce que désormais, vous êtes officiellement membres des Sigma Zeta Mu !
Le cérémonial passé, on se prend toutes dans les bras en jubilant d’avoir fait gonfler en l’espace de quelques minutes les rangs de la sororité au nombre ridicule de cinq membres.
- Bon alors, vous emménagez quand les filles ? balance Stacy.
- Surtout que ce ne sont pas les chambres qui manquent, ajoute Chelsea en levant les yeux au ciel.
Bonne question… En arrivant il y a quelques semaines à Los Angeles, l’idée d’entrer dans une sororité et d’emménager dans leur maison ne nous avait pas encore effleuré l’esprit, étant donné que notre studio était déjà payé pour le semestre.
- Pas de panique ! Je téléphonerai au secrétariat lundi. Ils ont l’habitude de gérer ce genre de situations en début d’année, enfin si ça vous tente, nous rassure Olivia.
Avec Meg, nous avions longtemps hésité pour choisir notre logement, finances obligent, mais ses parents et ma mère s’étaient très vite mis d’accord pour subventionner notre studio à condition qu’il soit équipé de tout le confort nécessaire pour nous permettre de vivre au mieux nos deux années d’études.
Les yeux de Meg me supplient d’accepter, mais j’hésite. Changer de ville a été une grande étape. Changer de logement en si peu de temps, alors que je commence enfin à me familiariser avec ce nouvel environnement, en serait une autre.
- Je pense qu’on peut y réfléchir, dis-je en m’éloignant un peu du groupe.
- Ça va ? me murmure Chelsea qui m’a suivie. Écoute, le moment est peut-être mal choisi… Je ne veux pas te paraître intrusive, mais Meg m’a dit que tu faisais des cauchemars…
Je la dévisage avec insistance, si bien qu’elle finit par baisser le regard avant de poursuivre.
- Tu sais… Si tu veux, tu pourrais en parler à mon prof de psychologie. Il est pas mal calé dans le domaine. Si tu en as envie naturellement.
Il m’est impossible de lui répondre tout de suite, mais j’admire sa capacité d’observation et d’analyse. J’ai le sentiment qu’elle serait capable de me comprendre, même si on ne s’est jamais encore réellement confiées l’une à l’autre.
- Écoute, sans te juger, peut-être que le fait d’être entourée par tes sœurs pourrait te rassurer la nuit ?
Je la regarde, impassible, et surtout incapable de dire quoi que ce soit.
- J’ai connu ça, tu sais… ajoute-t-elle.
Chelsea est pleine de bonne volonté, mais je crois qu’elle ignore de quoi elle parle. Je lui adresse tout de même un sourire en guise de remerciement et me retourne vers Stacy, Olivia et Meg. Une totale incompréhension se lit sur leur visage. Meg semble déçue, mais je sais qu’elle me suivra, qu’importe ce que je déciderai.
Elle serait prête à sacrifier ses rêves pour rester à mes côtés et me soutenir. Il est temps que cela cesse. Je ne veux ni lui dicter ce qu’elle doit dire ou faire, ni être celle qui l’aura empêchée de vivre ses expériences sur un campus qu’elle n’a pas choisi, mais qu’elle pourrait malgré tout se mettre à aimer. Décryptant le malaise qui m’anime, Meg prend la parole.
- On va attendre encore un peu avant d’emménager, mais…
Le revers brusque de ma main l’empêche de poursuivre.
- Nous nous installerons ici avec plaisir, dis-je avec conviction tout en faisant un clin d’œil complice à mon amie.
Une vague de satisfaction emplit la pièce. Mais à travers les accolades euphoriques des filles, je perçois le regard de Meg qui vient de comprendre que je lui offre l’opportunité de se détacher de moi afin de commencer à vivre sa propre vie.
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