Tout ce que je tente de décrire me parait soudainement bien compliqué. Très concentré, le Dr. Hall essaie de synthétiser le plus simplement possible ses observations. Je le vois même esquisser un croquis afin de compléter ses notes et dans le but de mieux visualiser ce que je lui explique.

- Si je comprends bien ce que vous me dites, vous avez traversé de nombreux… pays ?

- Biomes. Tous différents les uns des autres malgré leur proximité. Un instant vous pouvez avoir les pieds dans la neige et l’instant d’après ils se glissent dans du sable chaud. Matt appelle cela des divisions.

- Des divisions. Très bien… Et vous dites que plus vous les traversiez, plus Matt vous semblait étranger ?

- C’est cela. Il paraissait très préoccupé. Bien moins attentif à moi.

- Bien bien…

Il note scrupuleusement chaque nouvel élément sur sa feuille.

- Bon, ce que je constate en premier lieu, c’est que les tranquillisants que je vous ai prescrits ne vous ont pas aidé à dormir, me dit-il en souriant.

Non, c’est certain. Mais oserais-je lui avouer que je ne les ai pas pris ? Je ne me suis même pas donné la peine d’aller les chercher à la pharmacie.

- Ce n’est pas grave, je vais vous en prescrire d’autres. À moins que… À moins que vous ne souhaitiez pas les prendre ?

Depuis son fauteuil, il me regarde étonnamment avec beaucoup de douceur et de bienveillance.

- C’est donc cela. Vous ne les avez pas pris. Je peux comprendre vos raisons. Pour une personne de votre intelligence, croire qu’une quelconque médication pourrait améliorer votre condition est un leurre.

- J’aimerais vous dire que je suis désolée, mais je ne le suis pas, Dr. Hall.

Je dois m’armer de beaucoup de courage pour oser le lui dire.

- Vous ne me croirez peut-être pas, poursuit-il, mais moi je le suis. J’aurais dû comprendre que vous n’étiez pas prête à entreprendre un traitement visant à vous apaiser, ne serait-ce que pour dormir. En revanche, je ne saurais que vous recommander de prendre quelque chose pour votre sommeil. Cela pourrait même être un produit naturel, si vous préférez cette alternative. Certaines tisanes peuvent contribuer à améliorer le sommeil.

Je prends note de son conseil avisé. Il n’a peut-être pas tort.

- Merci Dr. Hall.

- C’est un plaisir. Pour en revenir à ce qui nous intéresse, si je mets les éléments dont vous m’avez parlé en parallèle du deuil que vous êtes en train de traverser, il est possible que les différents paysages que vous imaginez symbolisent votre avancée sur le chemin de votre vie. Vous découvrez de nouveaux lieux, de nouveaux éléments.

Les différents biomes traversés défilent sous mes yeux et avec eux, le sentiment que Matt m’échappait. Un étranger. Voilà ce qu’il était devenu au terme du parcours, avant d’arriver chez l’Ancienne.

- Je dois vous avouer que j’y ai pensé. Mais je suis convaincue qu’il y a autre chose. Dans mes rêves, Matt est tout mon univers. Je le connais peu et pourtant il représente quelque chose de bien plus fort que tout ce que j’ai pu connaître jusqu’à présent.

- Et c’est la raison pour laquelle ses réactions tout au long du chemin sont importantes. S’il est bien la représentation de votre père, plus vous avancez sur votre chemin et plus vous vous détachez petit à petit de lui. Vous grandissez, vous avancez, vous vous construisez à nouveau. Seule. Sans la figure paternelle. Vous m’avez également dit avoir vu des sortes de portails.

- C’est exact.

- Je vois, oui. Il est probable que la symbolique du portail représente cette idée de passage vers l’inconnu. Vous franchissez les étapes de votre deuil, mais cela vous effraie car vous ignorez encore où cela va vous mener. Je ne vois que cette explication.

Son analyse est totalement cohérente. Quelques larmes me surprennent. Avoir conscience que Matt n’existe pas, c’est déjà quelque chose de difficile, mais je suis capable de l’encaisser. Il n’est qu’une partie de mon imaginaire. Admettre en revanche que l’attachement que j’avais pour mon père prend les traits de Matt dans mes rêves, c’est déjà beaucoup plus dur. Mais accepter l’idée que le processus de deuil fait son œuvre et que mon esprit se libère de mon passé pour progresser vers l’inconnu est quelque chose qui me crève le cœur. Je suis en train de me construire un nouvel avenir…

- Je ne veux pas me détacher de mon père…

- Rassurez-vous, il ne s’agit pas de l’oublier. Bien évidemment, le souvenir de votre père restera toujours dans votre cœur. Mais pour la première fois depuis son décès, vous êtes en train de vous forger vos propres souvenirs, les premiers que vous n’avez pas en commun avec lui. Il est par conséquent normal que dans votre rêve, vous vous détachiez de sa représentation onirique. Vous avez pour lui une forme d'affection, c’est certain. Mais vous sentez que ce n’est plus la même chose. Plus le chemin avance et plus vous devenez finalement des étrangers l’un pour l’autre.

Regarder par la fenêtre m’aide à me concentrer. Ses mots sont justes et pourtant terriblement difficiles à accepter. Je me détache de mon père. Je me construis de nouveaux souvenirs, sans lui.

- C’est peut-être ça…

Oui, je suis bien obligée d’admettre, une fois de plus, que le Dr. Hall a peut-être raison. Son analyse est non seulement pertinente, mais également cohérente.

Si seulement il savait. Si seulement il pouvait comprendre. Mon cœur se fendille petit à petit. Il sème derrière lui des miettes de ce qu’il a été. Ma joie s’en est allée, et avec elle tous ceux que j’aime.

Je refuse de trainer dans ma tristesse ceux qui restent et qui ne demandent qu’à m’entourer. Ils ont le droit de suivre leur propre chemin. Ils ont le devoir d’être heureux. Pour les libérer du poids de ma douleur, je dois leur laisser la chance de suivre leur propre chemin.

- Mlle Porter, je vous sens perdue. Est-ce que quelque chose vous tracasse ?

- Docteur, il faut que je vous parle de quelque chose…