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J’ai toujours cru que ma vie se déroulerait comme celle de tout mon entourage. Je pensais naïvement que je poursuivrais des études aussi simplement que d’autres étudiants et que je rencontrerais un homme avec lequel je me sentirais entière. Après quelques années, nous nous serions mariés, nous aurions eu des enfants et les longs moments de nos vies se seraient écoulés, heureux, jusqu’à l’heure de notre mort.
Mais non. Rien ne se passe jamais comme on le souhaiterait. Ma vie est anarchique. Chaotique. Je me bats jour après jour pour relever la tête, pour retrouver un semblant d’équilibre. Quand enfin le vent tourne et qu’il me laisse penser que les choses vont s’améliorer, quelqu’un vient me dire que je souffre peut-être de troubles mentaux.
Mon nez se met à picoter et je sens un flot de larmes monter. Dans la voiture, je perçois le désarroi de Connor qui ignore tout de la séance que je viens de vivre.
- Tu veux qu’on en parle ?
Bien sûr que j’aimerais me confier à lui. J’entrouvre la bouche, mais aucun son n’en sort hormis un gémissement. En signe de compassion, il pose une main sur mon genou et allume le moteur. Le chemin du retour me semble terriblement long. Je n’y retournerai passont les seuls mots que je me sens capable de prononcer tout au long du trajet.
Arrivés aux abords du campus, il n’emprunte pas la voie qui mène au studio, mais fait un détour pour se garer finalement le long de Hilgard Avenue.
- J’ai pensé que tu aimerais peut-être te confier à tes amies, m’avoue Connor. Si tu ne veux pas me parler maintenant, peut-être que tu le feras avec elles.
Je soupire profondément et rapproche mon visage du sien.
- Je t’aime, Connor.
Je remarque le léger sourire enthousiaste qui se dessine au coin de ses lèvres. Il se penche à son tour vers moi et m’embrasse tendrement sur le bout du nez avant de me laisser descendre de la voiture.
Dans le salon, je retrouve les filles qui révisent leurs notes de cours. Stacy grimace à chaque page et Olivia est plus affairée à tremper un biscuit dans son thé avant de l’avaler tout rond qu’à relire son travail.
- Abby !
Meg se jette à mon cou et m’écrase contre elle.
- Salut ma grande…
- Comment vas-tu ? Oh et il faut que je te raconte, c’est incroyable si tu savais ce que…
Je sais à quel point elle aimerait me parler, mais je la stoppe en posant ma main sur sa bouche. Ce que je m’apprête à faire est terriblement égoïste.
- J’ai besoin de te parler, Meg…
Le ton que j’emploie lui fait rapidement comprendre que je ne suis pas là pour échanger de simples mots superficiels ou pour l’écouter me raconter tous les beaux moments qu’elle passe avec Ethan.
- Ok…
Nous empruntons le grand escalier et je prends honteusement conscience que c’est la première fois que je retourne dans sa chambre depuis son déménagement.
Une fois à l’étage, nous nous installons en tailleur sur la moquette et je commence à lui raconter les derniers événements. J’ai tellement besoin de lui dire combien le studio me semble bien vide sans elle et à quel point il est parfois difficile de ne plus l’y retrouver pour qu’on se parle à cœur ouvert, comme on l’a toujours fait depuis qu’on se connaît.
Tout au long de ce moment de confidences, elle prête une oreille attentive au moindre de mes mots, mais son visage reste impassible. Je vois bien qu’elle se mord la lèvre, retenant les mots qu’elle aimerait me dire.
Quand je termine enfin une bonne partie de mon récit, elle m’examine de haut en bas et prend une profonde inspiration.
- D’un autre côté, on aurait le temps de se parler si tu passais plus souvent nous voir ! Ou peut-être bien que tu aurais dû te décider à emménager ici quand on l’a choisi ensemble.
Sa remarque me fige sur place. Je comprends son amertume et plutôt que de mettre un peu plus d’huile sur le feu, je ne trouve rien d’autre à faire que de rester bouche bée.
Après une autre inspiration, bien plus forte, Meg frappe ses cuisses d’un coup sec et se relève.
- Tu sais ce qui me déçoit le plus ? Il faut toujours que tu passes en premier. Tu ne m’as même pas écoutée à ton arrivée. Tu aurais pu au moins me demander comment j’allais. Non. Que dalle ! Au contraire, t’as dit quoi ? J’ai besoin de te parler.
Elle explose de rire, mains sur les hanches et détourne le regard. Je sens bien qu’il n’y a rien d’hilarant. Elle est en colère et c’est légitime.
- Décidément, si je ne te connaissais pas autant, je dirais que tu n’es qu’une petite égocentrique de merde !
Non, ce n’est pas que de la colère. Elle m’en veut. J’ai tout fait pour la laisser respirer. Je lui ai laissé l’espace dont elle avait besoin pour vivre sa vie et pour rendre son quotidien plus léger, loin des inquiétudes qu’elle ressentait par ma faute. Mais à aucun moment je n’ai considéré le fait que peut-être elle se sentirait abandonnée. Car il s’agit bien de ça. Elle croit que je l’ai abandonnée alors qu’elle est venue à UCLA pour me soutenir en sacrifiant ses possibilités de carrière.
Elle s’apprête à franchir le seuil, mais je me lève brusquement pour l’en empêcher en lui barrant le passage.
- Meg, pardonne-moi. Je sais que tu te sens trahie et peu considérée. Je veux te dire que je suis vraiment désolée et que tu me manques.
- Dis surtout que tu es là parce que t’as personne d’autre à qui te confier !
Après toutes ces années, jamais je n’ai vu mon amie exaspérée au point d’en devenir aussi agressive qu’aujourd’hui.
- Meg, je…
- Ça suffit Abby ! hurle-t-elle. Quand ton père est mort, ton monde s’est effondré. J’étais là moi et tu ne me voyais même pas ! Je t’ai soutenue, je t’ai écoutée, j’ai passé du temps avec toi !
- C’est faux, et tu le sais… murmuré-je.
Tout en haussant un peu plus le ton, elle se met à tourner comme une hélice dans la pièce en levant les bras au ciel et en grimaçant.
- Je t’ai même suivie jusqu’ici, j’ai changé d’université, j’ai changé de vie ! Et tout ça pour quoi ? Pour me faire abandonner comme une conne au bout de quelques semaines parce que Madame ne se sent pas prête à habiter avec sa sororité et préfère se regarder le nombril ?
Elle a besoin de vider son sac. Je choisis de la laisser poursuivre et j’encaisse silencieusement.
- Alors ok, j’emménage seule ici et te laisse au studio. Parce que tu l’as voulu ! Parce que tu avais besoin de temps. Je t’ai écrit. Et j’ai obtenu quoi ? De vagues réponses, mais aucune de sincère !
J’essaie de balbutier de maigres excuses, mais Meg ne m’en laisse pas le temps.
- Et ne me dis pas le contraire, je te connais ! Je savais que ça n’allait pas, mais je n’ai pas insisté car je ne voulais pas que tu te braques. Et après tout ça, tu oses encore venir me parler sans même prendre de mes nouvelles ? Tout ça parce que tu as besoin de moi ?
Je suis complètement estomaquée. Elle se met à crier si fort qu’une voix s’élève du rez-de-chaussée pour nous demander si tout va bien, ce qui me met dans un profond embarras.
- Oui, oui, ça va… dis-je depuis le pas de la porte.
- Mais vas-y ! Tant qu’à faire dis leur que nous sommes les meilleures amies du monde ! Mais attention hein ! C’est une amitié unilatérale, sinon ça ne te va pas ! Comme d’habitude ! Enfin Abby, réveille-toi ! Le monde ne tourne pas qu’autour de toi !
Je ne l’ai jamais entendue me parler comme ça. Ni à quiconque d’ailleurs. Ma vue se brouille, mais cette fois, je mets tout en œuvre pour ravaler le nœud qui s’est formé dans ma gorge.
Toc toc toc.
- Les filles… Tout va vraiment bien ? demande, depuis l’entrebâillement de la porte, une petite Olivia gênée.
Elle semble désolée de nous déranger. Meg sèche ses larmes de colère du revers de la main.
- Oui, oui. Tout va bien Olivia, juste un petit malentendu… dit-elle étonnamment avec douceur.
- … et une sacrée mise au point ! ajouté-je dans la foulée.
Meg se retourne vers moi et ses éclats de rire, entrecoupés de quelques sanglots, inondent la pièce. J’ignore s’ils sont sincères ou non, mais je ne tarde pas à obtenir la réponse.
- Oui en effet… Un malentendu et une mise au point. Tout va bien Olivia. Merci de t’en inquiéter, chantonne Meg de son ton que je lui reconnais si bien.
Un soulagement réconfortant me traverse. Olivia nous adresse un timide sourire et descend rejoindre les filles dans le salon. Mais dès que la porte se referme, le visage de Meg se durcit à nouveau. Elle regarde le plafond, immobile. Je comprends à son attitude que la minute de trêve est terminée. Je finis donc par briser le silence.
- Bon… et maintenant ?
- Maintenant ? Maintenant ? Tu me fous la paix !
Encore ébranlée, je n’insiste pas plus. D’un geste simple mais clair, Meg me prie de sortir de sa chambre sans ajouter le moindre mot et claque la porte dans mon dos.
Elle est loin d’avoir tort et souffre de toute cette situation. Je savais qu’elle avait des choses à me dire, mais j’étais loin de m’imaginer qu’elle avait accumulé de tels ressentiments à mon égard.
Le couloir est silencieux, triste. Je descends les marches à toute vitesse, salue rapidement les filles et sors de l’immense bâtisse. Je m’arrête sous le perron et reste là, seule, à me demander comment j’ai pu laisser la situation se dégrader à ce point.
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