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J’effectue quelques pas prudents le long d’un tunnel sombre. Ma progression est lente. Chacun de mes mouvements est freiné par le poids démesuré de mes membres. Après quelques mètres, la gravité semble déjà moins avoir d’effet sur moi. Mon corps tout entier commence à s’alléger, jusqu’à ce que mes pieds ne touchent plus terre.

À la sortie du tunnel, les paysages se succèdent. La caresse de l’air révèle de petits picots de chair sur l’ensemble de ma peau. Je traverse des endroits tous plus familiers les uns que les autres, de la maison de mon enfance, dans laquelle une veuve attend désespérément des nouvelles de sa fille, au parc dans lequel je passais mes journées d’enfance entourée par l’affection de mes parents.

Je poursuis inlassablement ma route à travers un épais brouillard qui me chatouille curieusement les narines. Quand celui-ci se disperse enfin, mes pieds entrent en contact avec une surface métallique et glaciale.

Je reconnais aussitôt la grande verrière qui recouvre la gare. Par la simple force de ma pensée, je suis instantanément téléportée à l’intérieur. Sans grand étonnement, je constate que les aiguilles de l’horloge indiquent clairement l’heure qui m’est depuis quelques temps devenue familière. En revanche, quelque chose de nouveau attire mon attention.

Au milieu du hall se dressent cinq anneaux massifs en pierre. Des portails similaires à ceux que j’ai pu voir dans la Borne. Quatre se font face. Seule la couleur de leur halo est différente. Le cinquième, le plus fascinant d’entre eux, se tient juste en dessous de la grande horloge. Animé par un halo de lumière éblouissant, il domine ses semblables par sa taille imposante.

Hypnotisée par la pureté du blanc iridescent qui en émane, je m’approche lentement de ce cercle fascinant et chaleureux, dont les rayonnements agissent comme un prisme qui reflète l’ensemble du spectre lumineux. Je suis forcée d’avancer à tâtons, une main tendue vers l’avant en guise de protection. Plus je m’en rapproche et plus il semble prendre vie, inondant la gare de mille et une couleurs étincelantes qui se reflètent harmonieusement sur la verrière.

À travers le halo, je distingue les contours d’un endroit fascinant qui me paraît si apaisant que je suis tentée de le rejoindre. Une étendue de verdure au sein de laquelle se dresse un immense cerisier blanc. L’écorce de son tronc massif est aussi lisse que pure. Les pétales de ses fleurs virginales virevoltent sous l’effet de la brise et viennent se poser délicatement sur chaque brindille d’herbe, parsemant le sol de milliers de touches blanches. Je ne ressens plus la peur. Ni la crainte, ni aucune tristesse habitent ce lieu qui m’appelle à lui, telle une évidence.

Alors que mes doigts s’apprêtent à toucher le flot de lumière, je suis prise d’un malaise. Chacun des portails latéraux commence à s’animer. Les quatre flux qui tourbillonnent émettent un grondement sourd et désagréable accompagné de vibrations. Des Auras s’en échappent et se dirigent lentement vers moi, flottant à la surface du marbre. Je me retourne et leur fait face, mais il est déjà trop tard. Quatre mains squelettiques sont tendues dans ma direction et la pression que je ressens maintenant est si forte que le hall tout entier se met à tournoyer. Prise de nausée, je m’effondre au sol, incapable de faire le moindre mouvement.

Dans mon état semi-inconscient, une voix provenant de nulle part et de partout à la fois me murmure de respirer profondément, encore et encore. C’est alors que me reviennent en mémoire les sages conseils de l’Ancienne au sujet de l’application de la dominante.

- Trois ! Trois ! Trois…

Je hurle ce chiffre si familier en le répétant inlassablement, comme si c’était le seul moyen qui me permette de m’accrocher à la réalité et de me sortir de ce cauchemar. Comme cela ne produit aucun effet, je recommence en me concentrant de toutes mes forces sur le jour du décès de mon père. Ce souvenir poignant me bouleverse tellement qu’un autre vertige m’envahit, comme si je me noyais dans mes propres émotions.

Et l’inattendu se produit.

Ça fonctionne…

Quand je reviens à moi, je roule sur le côté et déverse tout le contenu de mon estomac par salve de jets, jusqu’à n’en plus pouvoir. Le Professeur Shaw a été prévoyant. Peu de vomissures échouent à côté de la bassine disposée au pied du canapé. Il me regarde avec un air satisfait, bien que quelque peu dégoûté.

- Voilà, c’est bien. Inspirez profondément.

Il me tend un verre d’eau et me laisse quelques instants pour me reprendre. J’ai besoin de me reposer un moment. Vu la manière dont s’est déroulée la séance, son idée de me mettre dans un état d’hypnose pour sonder mon inconscient semble être une totale réussite.

- Je n’étais pas sûr que ça fonctionnerait, dit-il une serviette humide à la main. Dites-moi tout maintenant !

- Laissez-moi encore un petit moment, s’il-vous-plait.

Je me rafraichis le visage en prenant soin d’éponger les quelques résidus de vomi qui ont giclé çà et là sur mon pull. Le balancier incessant de la vieille pendule retentit dans l’ensemble de ma tête. Seulement trois minutes se sont écoulées depuis la dernière fois que je l’ai regardée. Cela signifie que je n’ai été plongée en état profond d’hypnose que durant un court instant. Tout ceci est très perturbant… L’ensemble de l’expérience m’a pourtant semblé bien plus long.

L’effervescence qui règne dehors est assourdissante. Quelques gouttes de sueur perlent sur mon front. Le Professeur Shaw remarque mon inconfort et va aimablement fermer la fenêtre avant de se rasseoir.

- Alors… Racontez-moi tout au sujet de la Borne !

Je retiens ma respiration. Pourquoi me parle-t-il donc de la Borne ? Je ne crois pas l’avoir évoquée jusqu’à maintenant…

- Je vous demande pardon, Professeur ?

- Vous m’avez bien entendu non ? Qu’avez-vous donc vu ?

Son impatience me gêne fortement. Avant de me confier à lui en totale liberté, je dois connaître ses intentions.

- Pourquoi cette question, Professeur ? Que savez-vous exactement de la Borne ?

- Eh bien, tout comme vous l’avez expliqué, répond-il avec agacement, je sais qu’il s’agit d’un endroit généré par notre imagination et découpé en plusieurs divisions.

J’ai eu raison de suivre mon instinct. Il y a quelques instants encore, il prétendait ne rien connaître d’autre que les divisions et voilà qu’il me donne une définition sommaire de la Borne. Alors que ce nouveau terme devrait l’intéresser, il ne semble pas du tout intrigué. Quelque chose cloche…

- Que savez-vous d’autre au sujet de cet univers, Professeur ?

Il ajuste nerveusement son col de chemise.

- Pas grand-chose qui pourrait vous intéresser dans l’immédiat, Mademoiselle, dit-il sarcastiquement en se frottant la barbe.

- Professeur, je ne vous ai encore jamais parlé de la Borne. Et pourtant, ça ne semble pas du tout vous intriguer.

Il semble réfléchir. Peut-être qu’il essaie de gagner un peu de temps. Lorsque sa réponse vient enfin, il adopte une mine renfrognée.

- Pourquoi cet intérêt soudain pour ce que moi j’ai vécu ?

Je n’apprécie pas du tout sa façon de s’exprimer. Son agressivité me prouve qu’il en sait certainement bien plus qu’il ne veut le dire.

- Parce que vous agissez comme si vous souhaitiez me cacher certaines choses.

- Jeune demoiselle, il serait temps de vous mettre à réfléchir avant de parler ! Je vous l’ai dit avant votre séance. J’ai, tout comme vous, fait l’expérience de rêves du même genre que les vôtres !

La tension négative qui règne maintenant dans la pièce ne contribue pas à me mettre à l’aise. Je regrette aussitôt d’être venue seule ici, tout du moins sans quelqu’un à mes côtés. La présence de Chelsea aurait peut-être évité qu’il ne s’emporte autant.

Je choisis d’essayer de l’apaiser en jouant la carte de la naïveté et j’adopte faussement une mine déconfite.

- Mais… Mais Professeur… Vous avez également rêvé des divisions. Je pensais simplement que nous aurions pu…

- Que nous aurions pu nous confier sur nos expériences respectives et les comparer de manière à en dégager les points communs ! Évidemment ! Suis-je bête !

Il se frappe le front et ricane. La stratégie fonctionne. Ses traits se détendent peu à peu et le ton de sa voix se radoucit. Je ne comprends pas du tout ce qui a pu le mettre dans un état pareil. Peut-être que son comportement est simplement dû à son exubérance.

- Vous savez, reprend-il, il semblerait que ce soit quelque chose de récurrent chez nous autres, victimes d’EMI.

- Quoi donc Professeur ?

- Eh bien le fait de faire des rêves lucides, pardi !

Je fronce les sourcils, peu convaincue.

- Professeur Shaw, vous admettrez certainement que faire des rêves lucides, c’est une chose. Être plusieurs à rêver des mêmes endroits, c’en est une autre.

Je ne m’étends pas plus. Il ne s’agirait pas de l’énerver à nouveau. Je préfère donc éviter de mentionner à nouveau la Borne.

Un air satisfait se dessine sur son visage.

- Vous soulevez un point intéressant, Mlle Porter. L’une de mes nombreuses recherches porte justement sur la notion de conscience collective. Ne vous êtes-vous jamais demandé si les personnes que vous croisez dans vos rêves ne sont pas aussi réelles que vous ?

- J’avoue que non…

- Cela ne m’étonne guère !

Et s’il avait raison ? Si tous ceux dont je rêve étaient vivants ? Cette hypothèse n’est que pure folie. Ça n’expliquerait pas pourquoi l’Ancienne sait tout ce qu’elle sait à mon sujet. Non, c’est impossible. Cela vient forcément de mon inconscient. Matt lui-même me l’a dit ; il n’est que le fruit de mon imagination.

- Croyez-vous réellement que les personnages de mes rêves puissent être réels ?

- La dernière chose que je vous dirai aujourd’hui, Mlle Porter, c’est que vous avez beaucoup d’intérêt pour la thématique, mais que vous n’êtes pas très futée. Vous êtes manifestement incapable de réfléchir plus loin que le bout de votre nez.

Je me braque face à son agressivité.

- Je vous demande pardon ? De quel droit… 

- Oh voyons ! Cessez vos simagrées petite idiote ! Je sais très bien que vous n’êtes pas si candide que vous voulez bien me le faire croire ! Je peux le sentir sur vous. Vous transpirez la curiosité mal placée !

Tétanisée par ce nouvel accès de colère, je ne fais plus le moindre mouvement. J’en oublie même de respirer. Je n’ai qu’une solution, essayer une nouvelle fois de l’apaiser jusqu’à ce que je puisse sortir d’ici.

- Vous avez parfaitement raison, Professeur. J’ai peut-être commis l’erreur de croire que je pourrais facilement trouver auprès de vous la clé de mes interrogations.

- Eh bien, sachez que je ne vous servirai aucune réponse sur un plateau ! Vous devrez trouver par vous-même ce que vous recherchez et le prix à payer sera de creuser au plus profond de votre subconscient ! Et pour cela, il faudra revenir me voir, ajoute-t-il, un petit rictus au coin des lèvres.

- Je comprends. Ce programme me parait bien fascinant. Je vais y réfléchir…

- Ne tardez pas trop à réfléchir. Mon offre ne sera pas éternelle. Mais si vous revenez me voir, je vous aiderai, tout comme vous m’aiderez en retour !

Je pense savoir où il veut en venir.

- Soyez honnête avec moi, Professeur. Vous voulez en savoir plus au sujet de la Borne, n’ai-je pas raison ?

- Je veux tout savoir, Mlle Porter. Ce qui se cache au fond de votre cerveau pourrait bien m’aider à compléter les pièces de mon puzzle.

- Avant que je ne parte, dites-moi une dernière chose… Pourquoi êtes-vous tant fasciné par les rêves ?

- Cela ne vous regarde absolument pas !

- Dans ce cas, puisque vous refusez de me le dire, je ne reviendrai pas. Or, vous l’avez dit vous-même. Vous avez, d’une certaine façon, besoin de moi.

Touché. Le Professeur Shaw me regarde longuement et fronce les sourcils. Par moment, l’attitude de cet homme me terrifie. Et pourtant, je suis curieuse de savoir pour quelles raisons il tient tant à récolter plus d’informations au sujet de mes rêves.

- Vous voyez que vous êtes loin d’être la petite étudiante naïve pour laquelle vous essayez de vous faire passer. Très bien ! Mais je ne vous dirai rien d’autre que ceci ; ce dont j’ai rêvé après ma tentative de suicide m’obsède. Toute ma vie s’est articulée autour de recherches sur l’onirisme. Je suis friand de toute nouveauté qui pourrait m’aider à poursuivre un peu plus ma quête autour du mystère que représente le monde des rêves.

- Je comprends un peu plus vos intérêts. Je vous promets de très vite vous tenir informé de ma décision.

Je tourne le dos au Professeur, tout en effectuant quelques pas en direction de la porte du bureau, avant d’ajouter certains mots choisis avec soin.

- Quoi qu’il en soit, je vous remercie pour votre aide et pour le temps que vous m’avez accordé aujourd’hui. Vous êtes un être exceptionnel et d’une rare intelligence.

Manifestement flatté par ma remarque, il décoche un rapide clin d’œil accompagné d’un sourire satisfait qui dévoile ses dents jaunies. Si mon estomac n’était pas totalement vide, je lui aurais probablement envoyé une salve supplémentaire de vomi à la figure.

Une fois dehors, tous les muscles de mon corps se détendent enfin. J’inspire de grandes bouffées d’air, savourant une impression de liberté retrouvée.

Je reste très intriguée par tout ce que le Professeur Shaw est capable de m’apporter, mais à moins qu’il ne change radicalement de comportement, je ne suis pas certaine d’avoir envie de le revoir pour obtenir les réponses que je recherche tant.

Étant donné les réactions épidermiques qu’il développe dès qu’il est contrarié ou dès que je touche un point sensible, ce type ne me met pas du tout en confiance.

Je dois quand même admettre que sans lui, je n’aurais jamais pu mettre en évidence le lien entre avoir effleuré la mort avec le fait de faire des rêves lucides. Il ne me reste qu’à comprendre comment il a bien pu rêver d’un univers similaire au mien et les raisons pour lesquelles il devient si agressif quand je le confronte à ses mensonges ou à ses non-dits.

De toute évidence, j’ai mis le doigt sur l’une de ses faiblesses. Il ne me reste plus qu’à savoir si j’aurai l’envie ou le courage d’investiguer plus pour connaître ce qui provoque en lui de pareilles réactions.

Si mes hypothèses s’avèrent exactes, les portails sont une forme de moyen de transport utilisé par les Auras. S’ils peuvent en sortir, il y a fort à parier que la mécanique s’applique dans les deux sens. Ces portails conduisent forcément quelque part. Je n’ai plus qu’à comprendre où ils mènent et pourquoi chacun d’entre eux est de couleur différente. Il serait peut-être intéressant de mettre en corrélation tous les éléments en ma possession et de me demander pourquoi mon subconscient tient tant à ce que les portails amènent à quelque part.

Avant de pouvoir continuer sur cette voie, je dois faire les choses dans le bon ordre. Je dois en priorité trouver une façon de régler les soucis qui m’accaparent sur le campus. D’une façon ou d’une autre, je dois trouver le moyen de me faire pardonner auprès de Meg.

Ces derniers jours, les dizaines de messages que je lui ai envoyés sont restés sans réponse. Je refais une tentative. Le petit symbole en forme de virgule m’indique que tous les messages ont été lus et pourtant elle s’entête à ne pas me répondre.

Connor m’a confié que la situation relativement tendue entre nous deux mettait Ethan mal à l’aise. Lui, dont le caractère est comparable à celui d’une affectueuse boule de poils, préférerait que les tensions s’apaisent de manière à ce que nous puissions tous les quatre sortir entre amis comme nous avions pris l’habitude de le faire. Nous le préférerions tous…

Comme la plupart des hommes – exception faite de Connor qui a un instinct féminin très développé, probablement à cause de la relation qu’il entretient avec sa sœur – Ethan n’est pas de très bon conseil quand il s’agit de résolution de conflits féminins. Il a donc préféré se confier à son ami plutôt que de tenter une énième fois de raisonner Meg.

Je dois reconnaître que nous, les femmes, nous avons une fâcheuse tendance à nous énerver assez facilement, la plupart du temps pour des broutilles. Mais le comble dans tout ça, c’est notre aptitude particulièrement agaçante à camper sur nos positions alors qu’il suffirait de mettre les choses à plat une bonne fois pour toutes.

Les hommes quant à eux se comportent bien différemment. Leur manière de résoudre un conflit est radicalement opposée à la nôtre. Un terrain vague, quelques échanges de coups et ils se retrouvent autour d’une bière à se complimenter d’être les rois du monde.

Décidément, la situation entre Meg et moi frôle la limite du ridicule. La situation est également gênante, non seulement parce que notre amitié a été ébranlée et que nous plongeons nos partenaires en plein conflit de loyauté, mais également parce que l’équilibre fragile de notre sororité en subit les conséquences.

En frappant à la porte de sa chambre, c’est avec conviction que je prends mon courage à deux mains et que je décide de forcer la confrontation. Qu’importe si elle apprécie ma démarche ou non.

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