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Après de longues minutes, je raccroche le téléphone et emporte au passage les sandwichs que je viens de préparer. Ma mère se dépêche de presser les dernières oranges qui trainent dans le panier à fruits avant d’en répartir le jus dans trois verres.

- Voilà, c’est réglé, dis-je en déposant l’assiette sur la table du salon. Ils sont tout autant fatigués que nous et préfèrent passer le reste de la soirée chez Meg.

Je m’affale dans le canapé, les jambes repliées sur le côté.

- C’est certainement mieux ainsi. Cela nous permettra de discuter un peu plus, juste entre nous trois. Demain est une grosse journée et nous avons encore pas mal de choses à préparer demain matin. Enfin, j’ose espérer que vous m’aiderez ?

- Avec grand plaisir, répond Connor sans prendre le temps de me consulter.

- Parfait ! Voilà qui est dit. Reprenons. Si je vous ai bien compris, la différence entre la dernière fois et maintenant, c’est que non seulement tu ne fais jamais deux fois le même rêve, mais qu’en plus tu es consciente de rêver, c’est bien ça ?

Elle ne manque pas d’insister sur cette dernière fois. Je sais très bien qu’elle parle de ce qui m’a amenée à ma précédente thérapie. Ses blessures ne sont pas totalement guéries, mais elle aborde la situation avec davantage de recul. C’est probablement dû au fait que, contrairement à la première fois, je suis maintenant une adulte qui prend la situation en main et qui essaie de progresser et de comprendre ce qui lui arrive.

- C’est exact.

- Et quel est ton souci exactement par rapport à ça ?

- Le problème c’est que, selon le Professeur Shaw, ce genre de rêve porte un nom.

- Tu m’as, en effet, parlé de rêves éveillés. Tu m’as également dit que tu arrives à les maitriser ? N’est-ce pas ?

- Pas exactement. Je ne sais pas comment influencer leur contenu, mais je crois avoir compris comment entrer dans un rêve et en sortir assez facilement.

- Tout cela me paraît bien étrange. Cela ne me rassure pas vraiment, ma chérie…

Je comprends totalement son inquiétude, bien que j’en ai assez que tout le monde s’inquiète pour moi. Maintenant, je veux avancer. Je ne souhaite pas être freinée par mes propres peurs ou par celles des autres. D’un geste discret, Connor me fait comprendre qu’il faut percer l’abcès et éviter de tourner plus longtemps autour du pot.

- Maman, je dois te poser une question un peu particulière, mais j’ai conscience que cela risque d’être difficile pour toi d’y répondre.

- Je t’écoute, ma chérie.

- Que s’est-il exactement passé à ma naissance ?

Elle manque de s’étouffer, son verre à la main, et tousse à plusieurs reprises. Connor bondit. Il lui tend une serviette et entreprend de tapoter doucement son dos pour l’aider à se reprendre, avant de revenir près de moi.

- Mais rien, ma chérie. Tout s’est très bien passé. Tu as juste rencontré quelques ennuis, mais tout est rapidement rentré dans l’ordre.

- Qu’entends-tu pas quelques ennuis ?

- Rien de grave, ma chérie. Je ne suis pas la première, ni la dernière femme à avoir rencontré des soucis lors de son accouchement. Des complications surviennent régulièrement, tu sais, ajoute-t-elle en nous souriant.

Je reste aussi patiente que possible. Je n’ai pas envie de m’énerver avec elle, d’autant plus que je n’ai aucune envie de la blesser. Avant même d’aborder le sujet, j’étais consciente que ma mère aurait de la peine à se confier. Je tente donc une autre méthode qui peut-être lui offrira l’occasion de se confier sur le traumatisme qu’elle a vécu.

- Maman… Est-ce qu’au cours de ma naissance, j’ai cessé de respirer à un moment ou à un autre ?

Elle relève subitement la tête et me dévisage avec des yeux ronds comme des billes.

- Abby… Cela n’a plus aucune importance. Ce moment fait partie du passé…

- Au contraire, maman. C’est important. Je sais que tu n’as pas conscience de l’impact de ta réponse, mais sache que cela pourrait tout changer…

- Ma chérie, répond-elle avec froideur, il serait complètement surréaliste de croire qu’un événement qui s’est produit il y a plus de vingt ans soit la clé de tous tes problèmes !

- Un événement ? Donc tu reconnais qu’il s’est bien passé quelque chose lors de ma naissance, n’est-ce pas ?

En guise de réponse, elle se contente de tortiller sa serviette entre ses doigts.

- Le Professeur Shaw est persuadé que la réponse se trouve dans ce que tu refuses de m’expliquer.

- Cet homme ne nous connaît pas. Il n’y a aucune raison de penser que ta naissance puisse avoir un quelconque rapport avec tes problèmes psychologiques actuels.

Cette dernière phrase me heurte au plus haut point. Finalement, elle pense peut-être que je suis malade.

- D’après lui, il se pourrait que j’aie vécu une EMI quand je suis née.

- Ça y est, tu essaies encore de trouver des excuses à ton incapacité de maitriser tes émotions ! Qu’est-ce donc qu’une EMI ?

Sa façon de me répondre me bloque. Je n’ai pas envie qu’elle s’énerve, encore moins de nous fâcher la veille de Thanksgiving.

- Une expérience de mort imminente, si tu préfères. Il a de bonnes raisons de penser que je suis morte l’espace de quelques instants.

- Ma chérie, ce que tu dis est ridicule ! Tu as effectivement eu quelques difficultés à venir au monde, mais je peux t’assurer que tout est vite rentré dans l’ordre.

Je sens mes joues s’empourprer. Connor lui-même sent la colère monter en moi et tente de l’apaiser en posant sa main dans mon dos en guise de soutien.

- Madame Porter, commence Connor, le Professeur Shaw soutient que certaines études récentes démontrent que les victimes d’EMI sont plus facilement sujettes aux rêves lucides. Je pense que c’est pour cette raison que votre fille vous pose cette question qui, je l’imagine bien, doit vous bouleverser tout autant que cela la bouleverse elle. Je vous en prie, Mme Porter. Vous lui devez la vérité.

Poussée dans ses derniers retranchements, ma mère s’assoit tout au bord du canapé, puis elle se redresse et boit une longue gorgée tout en soutenant mon regard. Une fois, elle m’a expliqué qu’il y a deux éléments facilement maitrisables qui peuvent influencer le comportement de toute personne interrogée : une argumentation sans faille et une posture irréprochable.

- Tout cela n’a pas de sens. Ton professeur se trompe. Définitivement non. Je pense plutôt que cela vient du décès de ton père.

Son raisonnement est bancal. J’étais perturbée bien avant le décès de papa. Je soupire…

- La question est simple, maman. Est-ce que j’ai cessé de respirer à un moment ou à un autre au cours de ma naissance, raison pour laquelle tu n’as plus jamais souhaité avoir d’enfants ?

Son visage pâlit. J’ai gagné. Elle pose son verre juste à temps, avant de caler sa tête dans les mains et de s’effondrer en larmes. Connor, un peu emprunté par la situation, nous regarde successivement. Il prend finalement l’initiative de s’asseoir à ses côtés. Il passe son bras autour de ses épaules, lui servant maladroitement de soutien le temps que j’aille lui chercher de quoi se moucher.

De longues minutes s’écoulent avant qu’elle ne cesse de sangloter. Il lui est difficile d’articuler le moindre mot, alors je décide de le faire à sa place.

- Maman… Ta réaction nous montre bien qu’il s’est passé quelque chose. C’est exact ?

Elle hoche de la tête comme le ferait un enfant auquel on fait admettre un mensonge.

- Et tu as eu très peur de me perdre, c’est ça ?

À nouveau, elle utilise des expressions corporelles pour me répondre par l’affirmative.

- Est-ce que j’ai cessé de respirer lorsque je suis née ?

- Tu étais morte…

Elle relève la tête et comprend en voyant mes yeux écarquillés que j’ai besoin d’explications supplémentaires.

- Quand tu es née, tu n’as pas crié. Tu étais toute bleue. Le cordon ombilical s’était enroulé autour de ton cou.

Je reste sans voix. Elle, qui d’habitude est si forte, semble soudainement aussi fragile qu’une poupée de porcelaine que l’on pourrait briser rien qu’en l’effleurant.

- On ne m’a même pas laissé te prendre dans mes bras. L’obstétricien t’a tout de suite emmenée plus loin. C’est à ce moment que j’ai compris que quelque chose n’allait pas.

Ce poids a dû tellement peser sur ses épaules… Après tout ce temps, elle réussit enfin à exprimer tout ce que je souhaitais savoir. Mais aucun de ses mots n’est facile à entendre. Je comprends qu’elle ait voulu me protéger, et se protéger par la même occasion, en laissant derrière elle ce terrible souvenir qui a dû la hanter au cours des longues années qui ont suivi.

- Ils t’ont emmenée pendant ce qui m’a semblé être des heures. Ton père m’a dit par la suite qu’il ne s’agissait que de quelques minutes. C’est difficile d’expliquer ce que j’ai pu ressentir. J’ai eu l’impression qu’on venait de me briser à mains nues. Je t’avais à peine mise au monde que déjà j’avais le sentiment qu’on m’avait arraché le cœur tout entier. Comme si j’avais perdu une partie de moi.

Tout me paraît tellement plus clair. Jamais je ne pourrai savoir ce qu’elle a ressenti, car je ne peux me mettre à la place d’une mère, mais la voir souffrir ainsi me cause énormément de douleur. J’effleure à peine la douleur qui a pu la traverser lorsqu’elle a compris ce qu’il se passait, mais ce que je ressens suffit à me faire pleurer.

- Quand l’équipe médicale a enfin réussi à te réanimer, j’ai fondu en larmes. Je n’ai jamais été autant soulagée que lorsque je t’ai entendue crier pour la première fois. C’est bête. Je sais que ça arrive souvent, mais…

Elle s’effondre à nouveau. Je me dirige vers la cuisine et lui rapporte un verre d’eau bien fraiche qu’elle avale à petites gorgées.

- Oh, Abby ! Excuse-moi de ne t’en avoir jamais parlé. Je suis maintenant consciente que c’était important pour toi de connaître ton histoire.

- Maman, tu n’as pas à t’excuser. Je peux comprendre…

- Non, tu ne comprends pas ! Tu ne peux pas…

Sa voix est brisée. Elle hurle si fort que je me lève et me place à côté d’elle pour la prendre à mon tour contre moi.

- Si je comprends très bien, tu as eu peur, c’est tout.

- Ce jour-là, j’ai failli te perdre.

Les larmes roulent de plus belle sur ses joues. Connor lui tend maladroitement un autre mouchoir, puis il se penche en arrière et murmure sur ses lèvres quelques mots que je crois deviner. Ce n’est pas comme ça que j’imaginais ma première rencontre avec ta mère.

Je lui murmure à mon tour à quel point je suis désolée, mais il me fait signe que tout va bien.

- … et il est important que tu saches que ce jour-là, j’ai aussi perdu ton frère…

Soudain, le temps semble s’arrêter autour de nous. Le choc me fait l’effet d’une bombe. Pendant un long moment, je reste sans un mot, pétrifiée.

- … Pardon ?

Je me sens perdue, désorientée, mais ce n’est rien en comparaison de la douleur indescriptible qui se lit sur le visage de ma mère. Elle semble tellement désespérée. Désolée… C’est moi qui devrais l’être. Je suis responsable de sa peine. Elle avait enfoui ce souvenir tout au fond d’elle, enfermant par la même occasion une partie de son cœur, déchiré par la perte d’un enfant, et voilà que je rouvre la plaie avec toutes mes questions égoïstes.

- J’attendais des jumeaux… C’est son cordon qui s’est enroulé autour de ton cou…

Cette révélation est très dure à encaisser, bien plus dure que la précédente. Mais je n’ai aucun autre choix que celui de rester forte pour ma mère. C’est elle qui souffre le plus en ce moment. Bien plus que moi…

- Mon dieu… Il s’est étouffé. Il a manqué d’oxygène parce que son cordon était compressé contre ton cou, en déduit Connor.

Ma mère acquiesce entre deux sanglots. Cette dernière confidence me fait l’effet d’un poignard dans ma poitrine. Je suis responsable de sa mort.

- Oh, Abby ! Je regrette… Je regrette tellement. Mais c’était trop dur… Tu ressemblais tellement à ton frère… Chaque jour, je te voyais grandir un peu plus alors que lui n’était pas là. Ton père et moi, nous savions que tôt ou tard on aurait à t’en parler, seulement…

- Vous n’avez jamais eu le courage de le faire…

Connor partage notre peine. Ses yeux brillants expriment une émotion bien plus forte qu’il ne m’est possible de le décrire.

- Et puis le temps a passé et ni ton père ni moi n’avons vraiment su trouver les mots, encore moins le bon moment. Nous étions enfin heureux. Nous ne voulions pas t’infliger une peine inutile. Tu aurais pu culpabiliser alors que tu n’y es pour rien. Tu n’aurais pas compris… C’est du moins ce qu’on pensait et, aussi égoïste que cela peut paraître, je ne voulais pas revivre ces horribles souvenirs.

Ses yeux larmoyants me supplient de lui pardonner. Je la sens pleine de remords.

- Oh maman… C’est à moi de te présenter des excuses. J’étais loin d’imaginer… Si j’avais su tout ce que cette discussion allait impliquer, jamais je n’aurais insisté pour connaître la vérité. Pardonne-moi d’avoir réveillé en toi autant de mauvais souvenirs…

Il s’écoule à nouveau un long moment de silence avant qu’elle ne réussisse à se reprendre. C’est un mouvement de Connor qui la sort de son mutisme. Comme frappée par un éclair de discernement, elle se redresse, se mouche une dernière fois et me regarde de ses yeux brillants.

- Non, Abby. Tu ne pouvais pas savoir. Si j’avais trouvé le courage de te parler plus tôt, nous ne serions pas dans cette situation.

Elle se tourne ensuite vers Connor et lui saisit les mains.

- Je pense qu’après le moment que l’on vient de vivre, on peut considérer que tu fais partie de la famille, dit-elle avec un pâle sourire. Pardonne-moi, Connor. Je n’ai pas pour habitude de me présenter de la sorte lorsque je rencontre un proche de ma fille.

- Ne vous inquiétez pas, Mme Porter, je…

- Rachel. Appelle-moi Rachel.

Elle lâche ses mains et regarde sa montre.

- Oh… Il se fait tard. Vous devriez aller vous coucher. Je vais finir de ranger.

Adossée à l’encadrement de la porte de ma chambre, je pousse un long soupir. Connor me regarde silencieusement.

- Je suis désolée que tu aies eu à subir ça. J’étais loin de m’imaginer…

- Tu n’y es pour rien. Tu n’avais aucun moyen de savoir que la soirée serait autant… surréaliste ! Comment tu le prends ?

- Tu veux dire comment je prends le fait d’apprendre que je suis morte, étranglée ou comment j’encaisse l’idée que j’ai eu un frère jumeau qui est décédé par ma faute lors de notre naissance ?

Notre naissance. Je prends conscience des mots que je viens de formuler au moment où je les dis. Je ne suis plus une. Je ne suis plus seule. Nous étions deux.

- Ce n’était pas de ta faute, me rassure-t-il en me prenant tout contre lui. C’était un accident.

J’en suis consciente, mais cela ne soulage pas ma peine. Il n’y a rien de plus à dire. Tout ceci me paraît irréel. Je devrais être triste. En colère. Pourtant je me sens étrangement soulagée. Soulagée de connaître la vérité.

- Viens te coucher.

Connor s’approche de mon lit et le tapote de la main. Il est un peu étroit pour deux, mais confortable. Étant donné la situation, je n’ai pas eu le temps, et encore moins l’envie, d’installer le lit d’appoint.

- Nous n’aurons jamais été aussi proches l’un de l’autre, dit-il en me faisant un clin d’œil.

Afin de gagner un peu de place, je me réfugie au creux de ses bras protecteurs. Le sommeil nous gagne en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Mais lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, Connor a disparu.

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