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Les essuie-glaces battent la mesure à un rythme soutenu. Le choc des épaisses gouttes qui s’abattent sur la carrosserie génère un bruit sourd et effrayant à l’intérieur de l’habitacle.
- C’est complètement dingue ! On n’a jamais vu un temps pareil en Californie à la fin d’un mois de novembre !
Connor doit hurler pour qu’on l’entende.
- Ne cherche pas à comprendre ! La météo est complètement déglinguée ces dernières années !
Elle est aussi perturbée que mes émotions. Malgré une journée de Thanksgiving très réussie, je suis encore secouée par ce que ma mère nous a appris et je peine à m’en remettre. Le rêve que j’ai fait la nuit précédente n’a évidemment rien arrangé. Je me sens plus bouleversée que jamais. Une sensation étrange m’oppresse dans toute la poitrine. Un nœud se forme dans ma gorge. Je déglutis pour me débarrasser de cette gêne, mais c’est peine perdue.
Matt n’est assurément pas la représentation onirique de mon père. Mais pourrait-il être celle de mon jumeau ? Personne n’avait pu jusque-là poser cette hypothèse puisque personne ne savait que j’avais eu un frère. Malgré ce qu’a dit ma mère, je ne peux m’empêcher de me sentir coupable. Pourtant, je sais que je n’aurais rien pu faire pour le sauver.
C’était un tragique accident, comme il en arrive parfois. Nous n’étions que des nourrissons innocents et ce jour-là, le destin a tracé son chemin. D’une certaine façon, ma mère et moi ne serions pas celles que nous sommes aujourd’hui si nous n’avions pas traversé cette épreuve. Nous avons la chance d’être en vie et il est maintenant de notre devoir de profiter du temps qui nous est accordé sur cette terre, ne serait-ce que pour honorer la mémoire de mon frère et celle de mon père.
Quand j’y repense, j’ai pas mal déconné ces derniers temps. Je n’ai pas su prendre les bonnes décisions pour que j’aille mieux. Enfin… C’est facile de le dire maintenant. Sur le moment, je pensais que chaque choix que je faisais était le bon. Je ne dois par conséquent rien regretter. Sans ces décisions, mon chemin ne m’aurait jamais menée là où j’en suis. Ce dont je suis sûre en revanche, c’est que je suis maintenant décidée à retourner consulter le Dr. Hall, quoi qu’il m’en coûte.
Ethan est concentré sur la route. Le trafic est dense. Dehors, la tempête fait rage et par prudence, il a raisonnablement adapté sa vitesse à celle des autres véhicules.
- On va être en retard… s’inquiète Meg.
- Hey, on a déjà plus de deux heures de retard, dis-je moqueuse.
Mon amie grimace. Ses retrouvailles avec ses parents ne se sont pas aussi bien passées qu’elle l’espérait. Ethan a fait bonne impression, mais ce n’est pas le cas de Meg, dont les choix d’étudiante faits depuis son arrivée sur le campus ont été fortement critiqués.
Oui, nous nous sommes fait gronder comme des gamines pour avoir choisi de quitter le studio prématurément sans prévenir nos parents. Enfin, pour l’instant il n’y a que Meg qui a pris cette décision. Le fait que j’y réside toujours a contribué à atténuer les remontrances de ma mère. Malgré cela, je comprends l’amertume de nos parents qui ont financé conjointement la location du studio pour un semestre tout entier.
À la villa des Sigma, une agitation inhabituelle règne au salon.
- Non mais tu te rends compte ? Des troubles mentaux !
Chelsea sanglote, répétant inlassablement son interrogation.
- De quoi vous parlez ?
Je me rapproche tranquillement du groupe, ma valise à la main. Olivia me regarde d’un air consterné. Mes trois amis entrent tour à tour dans le salon.
- Brrr… Quel temps de chien !
- Ferme-la Connor, y’a plus grave que tes cheveux dégoulinants ! lui balance Stacy.
- Toujours heureux de te revoir ma belle, répond-il en prenant longuement sa sœur dans ses bras.
- Tu m’as quand même manqué, marmonne Stacy. Thanksgiving sans toi, ce n’est pas la même chose…
- Eh ben la prochaine fois, tu te joindras à nous !
Maintenant que j’ai appris l’existence de mon jumeau, j’envie presque leur lien si privilégié. Leur complicité est unique, précieuse, et j’apprécie d’autant plus qu’ils ne me mettent pas à l’écart de leur relation si fusionnelle.
- Allez, viens vers nous, toi ! Tu fais partie de la famille maintenant !
Stacy m’attire à ses côtés et me fait un énorme câlin des plus sincères. Je me retrouve coincée entre Connor, qui s’amuse de la situation, et elle. Ce petit moment privilégié entre nous trois me fait beaucoup de bien.
- Alors… Quoi de neuf par ici ? demande Meg. Vous semblez assez sur les nerfs.
Les sanglots étouffés de Chelsea s’intensifient tellement qu’on se retourne en chœur dans sa direction.
- Un prof du campus a été démis de ses fonctions ce matin, annonce Olivia penaude.
- Qui donc ? demande Connor.
- Le… Le Professeur Shaw.
J’étouffe une petite exclamation de stupeur. Chelsea s’enfonce un peu plus dans son état dépressif.
- Ok… Et pour quelles raisons ? demande Connor d’une voix grave.
Les traits de son visage se sont brutalement durcis. Les yeux plissés, il continue de froncer les sourcils en attendant avec inquiétude la réponse que va lui fournir sa sœur.
- On raconte qu’il est atteint de troubles mentaux et qu’il aurait profité de son statut de prof pour… ouais, enfin vous voyez, quoi !
- Heu non, sœurette… D’habitude, tu n’es pas si timide ! Tu peux nous en dire un peu plus ?
- Il se murmure sur le campus qu’il aurait couché avec certaines de ses étudiantes, complète Olivia.
Stacy grimace et nous lance un signe de tête en direction de Chelsea dont les gémissements se sont intensifiés. Elle cache son visage de ses deux mains.
La pauvre… J’ignore si elle ressent uniquement de la peine ou si ce geste masque également un sentiment de honte à l’idée d’être tombée amoureuse de son professeur. Personne d’autre dans la pièce ne peut comprendre ce qu’elle traverse, à part les quelques filles qui sont dans la confidence.
- Et évidemment, reprend Stacy, la rumeur s’est vite répandue. Une des filles l’a dénoncé et ensuite, boum ! Il s’est produit une réaction en chaine.
- Personne ne s’y attendait, complète Olivia.
- Vingt-quatre heures ont suffi et pfft ! Ils ont pris leur décision. Exclusion du campus !
Stacy grimace un peu plus. Elle lance un coup d’œil inquiet en direction de Chelsea, dont le teint blafard et les sillons creusés par les larmes parlent d’eux-mêmes. Nul ne sait quoi dire. Je me demande si les garçons sont conscients que Chelsea entretenait une relation avec le Professeur Shaw. À voir la tête abasourdie d’Ethan, je suis persuadée qu’il est à mille lieues de connaître la vérité. Il doit probablement penser que Chelsea était l’une des nombreuses victimes du Professeur.
- Chelsea… Ne me dis pas que tu … commence-t-il maladroitement.
Elle se redresse et son regard s’assombrit. Ses traits, auparavant si doux, sont tirés. Plus aucune étincelle ne brille dans ses pupilles et toute forme de joie a totalement disparu de son visage.
- Mais qu’est-ce que tu crois ? Bien sûr que non ! Je l’aimais ! Je… Je pensais juste que c’était réciproque et que j’étais la seule, tu vois ?
- Oh… désolé…
Ethan ne sait plus que dire. Il se réfugie auprès de Meg qui le réconforte en glissant son bras autour de sa taille.
Le visage de Chelsea se durcit un peu plus, ce qui n’est pas dans ses habitudes.
- Bah oui, Meg ! T’as raison ! C’est lui qu’il faut réconforter, hein ! Ce n’est pas comme si j’étais en train de souffrir, comme tu peux le voir !
- Oh pardon, Chelsea, je…
- Ne t’excuse pas Meg, coupé-je. Chelsea est en colère. Elle ne pense pas ce qu’elle dit. Pas vrai ?
Chelsea prend un air que je ne lui connais pas. Son regard devient plus glacial qu’il ne l’a jamais été et ses sourcils frôlent le bord de ses paupières supérieures.
- Mais de quoi je me mêle ? Tu ferais mieux de t’occuper de tes fesses plutôt que de défendre ta copine ! Tu as bien été une des cibles de Shaw, non ? Je suis sûre que ça t’a bien amusée de me poignarder dans le dos ! Après tout, tu n’es pas allée dans son bureau pour rien !
Elle hurle tellement fort que sa voix résonne dans toute la maison. Elle ne sait plus ce qu’elle raconte. Seule la colère et une tristesse profonde l’animent.
- Ce n’est pas ce que tu crois, Chelsea…
- Ou peut-être bien que tu as profité de notre amitié et de ma naïve envie de t’aider pour te rapprocher de lui ? Hein ? C’est bien ça, Abby ? Allez ! Raconte-nous donc ce qu’il s’est passé dans son bureau ! Tu l’as ouvertement dragué ? Tu l’as mis dans ton lit, peut-être ! Ou alors, il t’a violéecomme une chienne ?
Je suis complètement choquée par ses insinuations. Il me faut quelques seconde pour comprendre le cheminement qui a pu se faire dans la tête de Chelsea. Elle est jalouse. Détruite et jalouse. Je me sens obligée de me justifier car tout le monde me dévisage.
- Mais pas du tout, Chelsea ! Ne raconte pas n’importe quoi et réfléchis un peu à ce que tu dis avant de raconter des conneries ! Tu es en colère et je pense que tout le monde ici peut le comprendre. C’est légitime, mais je ne t’ai pas trahie ! C’est toi qui m’as recommandé de lui parler parce que tu te faisais du souci pour moi à cause des rêves que je faisais ! Jusqu’à preuve du contraire, si tu ne lui en avais pas parlé, jamais il ne se serait intéressé à ma situation et il ne m’aurait pas non plus proposé de me venir en aide !
Du coin de l’œil, je vois le visage de Meg se décomposer. Elle vient de comprendre qu’en se confiant à Chelsea, elle l’a incitée à me faire rencontrer le Professeur Shaw. Je la rassure discrètement en lui faisant signe que tout va bien et qu’elle n’a aucun souci à se faire.
- Chelsea, regarde-moi. Je suis bien allée récemment demander de l’aide au Professeur Shaw. Mais je ne l’ai rencontré qu’une fois. Il m’a notamment appris quelques techniques de méditation et de relaxation. La démarche que j’ai entreprise était uniquement dans le but de trouver une explication rationnelle aux rêves qui envahissaient de plus en plus mes nuits. Je n’avais aucune intention négative ni à ton égard, ni à l’égard de Connor, dis-je en me retournant vers lui. Vous êtes deux personnes que j’apprécie énormément, que j’aime, et jamais je ne voudrais vous faire le moindre mal. Vous m’êtes tous les deux très précieux et je vous remercie de faire partie de ma vie.
Chelsea semble se détendre. Je m’approche d’elle et la prends dans mes bras pour qu’elle s’apaise.
- Je te promets que je ne l’ai rencontré que dans le but de trouver des réponses aux rêves que je fais et aux liens éventuels qu’ils ont avec le deuil que je traverse.
- Je confirme ce que dit Abby, appuie Connor. Elle n’y est allée que dans le but de travailler un peu plus sur elle-même. Et sois certaine que si j’avais eu vent des intentions du Professeur Shaw, jamais je n’aurais laissé Abby y aller toute seule.
Chelsea hoche de la tête entre deux hoquets pour m’indiquer qu’elle me croit. Je comprends également par ce geste qu’elle est désolée de la réaction excessive qu’elle vient d’avoir.
- Oh, mais vous êtes tous tarés ou quoi ? Frangin, je savais que t’étais naïf, mais à ce point… Abby, t’es pas au courant que Shaw n’a pas toute sa tête ?
- Non mais ça va, Stacy ? hurle Connor. Arrête de raconter n’importe quoi ! Tu crois vraiment que s’il était fou, il aurait eu le droit d’enseigner sur le campus ?
- Hey qu’est-ce que tu ne comprends pas frangin ? Il a été licencié ! Expulsé ! Viré ! Et tout le monde sait très bien ce qu’il manigançait dans son bureau !
- Oh ! Tu te calmes, Stacy ! Ce ne sont que des rumeurs ! crie Chelsea.
- N’empêche qu’il a été mis à la porte, souligne Stacy avec ironie. Ça doit bien être pour quelque chose de grave !
- Heu… On parle de quoi là exactement ? demandé-je abasourdie.
- Mais réveille-toi ma belle ! Si t’as pas encore compris son plan tordu, je vais te le formuler différemment ! Il parait que Shaw profitait des séances d’hypnose pour se faire plaisir !
- Il… il quoi ? questionné-je les yeux ronds comme des billes.
- Abby… Tu es trop naïve, constate Olivia. Stacy essaie de te dire que le Professeur Shaw abusait de certaines étudiantes au cours des séances d’hypnose qu’il donnait en dehors de ses heures de cours.
Un cri aigu s’échappe involontairement de ma bouche. Chelsea me lâche. Je me lève instinctivement et je balaie la pièce des yeux. Tour à tour, je regarde chacun de mes amis, tous plus déconcertés les uns que les autres. Connor me prend par la main et me regarde au fond des yeux.
- Abby, je t’en supplie. Dis-moi qu’il ne t’a rien fait…
- En même temps, si elle a été sa victime, elle aurait de la peine à s’en souvenir. La fille qui l’a dénoncé l’a découvert en écoutant l’enregistrement de sa séance sur son téléphone, crache Stacy.
- Comment tu le sais ? demande Ethan.
- Bah, c’est ce qu’on raconte. Elle se serait mise à avoir des soupçons, alors elle a activé son dictaphone avant de se rendre à une nouvelle séance avec Shaw.
Non… Le Professeur Shaw n’aurait pas pu faire ça… La tête me tourne et de petites étincelles se manifestent devant mes yeux. Connor réagit instinctivement et glisse son bras sous le mien pour que je puisse prendre appui. Je ferme les yeux quelques instants et tente de me replonger dans le souvenir de notre séance dans son bureau. C’est impossible. J’en suis certaine.
Je revois très clairement dans ma tête les aiguilles de l’horloge. Il s’est écoulé trop peu de temps entre le début de la séance et mon éveil en fanfare pour que le Professeur Shaw puisse avoir tenté quoi que ce soit. Lorsque je rouvre les yeux, les yeux humides de Connor trahissent son inquiétude. Alors que tout le monde est suspendu à mes lèvres, je continue de regarder avec intensité celui qui partage ma vie, mes peines et qui serait prêt à tout pour me protéger. Ses traits s’assombrissent et je sens sa main se crisper sur mon dos. Je glisse doucement mon bras autour de sa taille, ce qui contribue à l’apaiser.
- Non, Connor. Ne t’inquiète pas. Il n’a rien pu se passer entre le Professeur Shaw et moi. J’en suis absolument certaine.
Ses yeux brillants révèlent toute la souffrance et le désarroi qu’il a pu ressentir en ces derniers instants.
- Et comment tu peux en être sûre ? beugle Stacy avec toute la délicatesse dont elle sait faire preuve.
- Simplement parce que j’étais en face de l’horloge. Il n’y a que trois minutes qui se sont écoulées entre le début et la fin de la séance. Je m’en souviens parfaitement !
- Abby, me dit doucement Olivia, cela suffit peut-être à …
Je me détache de Connor pour faire quelques pas et réfléchir très rapidement au moindre détail qui aurait pu m’échapper.
- Non Olivia, je te le jure, dis-je après quelques instants. C’est impossible. Et si vous voulez tout savoir, j’ai tellement vomi à la fin de la séance que ça a dû suffire à le dégouter.
Tous poussent une exclamation non contenue.
- Comment ça ? T’as gerbé dans son bureau ? demande Chelsea.
- Ouais… Dans une bassine. Une bassine qui n’était pas au pied du canapé quand la séance a débuté. Ce qui signifie qu’en moins de trois minutes, il a anticipé, préparé et apporté tout le matériel dont je risquais d’avoir besoin à mon réveil. Non, je suis catégorique et j’espère que ça vous rassurera. Il n’a rien pu se passer entre le Professeur Shaw et moi.
Connor se rapproche de moi et me prend dans ses bras. Il enfonce sa tête dans mes cheveux et pousse un profond soupir, manifestement soulagé.
- Je crois que je ne m’en remettrais pas si on te faisait le moindre mal… Si tu savais à quel point je t’aime, Abby…
Pour toute réponse, je l’embrasse avec douceur.
Quelle journée ! Le Professeur Shaw accusé d’abus… Il était très excentrique, certes, mais jamais je ne l’aurais cru capable de tels actes. Peut-être bien que ce qui se dit est vrai. Peut-être bien qu’il a abusé de ses étudiantes. Mais il se peut aussi que ce ne soit qu’un prétexte que le comité a trouvé pour le congédier sans délai. Quoi qu’il en soit, il n’est plus là pour se justifier.
Oh non… Cela signifie que même si je changeais d’avis à son propos, je ne pourrais probablement plus le revoir. Quand je repense à l’efficacité de ma première séance d’hypnose, je pense que ce biais m’aurait vraiment permis d’approfondir mes recherches. Le Professeur Shaw et moi aurions pu mutuellement progresser et en apprendre plus de la Borne.
Je divague… À quoi bon imaginer ce qui ne sera jamais ? Maintenant, il est trop tard pour les regrets. De toutes façons, je n’étais pas vraiment à l’aise à ses côtés. Cet homme a été si intrusif, si grossier et si impoli, que le malaise entre nous aurait probablement persisté. Et si les accusations qui justifient son licenciement sont effectivement fondées, je crois que je l’ai vraiment échappé belle…
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