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Écartée des affaires, Matou avait accepté sa mise de côté. Après avoir soufflé, elle en était cependant restée proche, s’insérant dans des réunions, sans permission. Tout le monde la connaissait, mais comme ils ignoraient son rôle, elle était tolérée, d’autant qu’elle ne disait rien. Elle apprenait ! Tous les aspects de cette gestion l’intéressaient. Elle mélangeait une curiosité et un projet encore un peu flou. Même si elle avait une piètre opinion d’Uriel, aussi bête que son père, flemmard et inconstant, elle se sentait une fibre maternelle, contrairement au reste de l’équipe qui le considérait comme un objet de gestion. Précieux, mais sans affect.
L’arrivée du blanc-bec souriant était une trouvaille de génie, en dehors de l’effet de relance, car elle appréciait sa belle petite intelligence. Elle aurait aimé avoir un fils comme lui.
Parallèlement, elle avait commencé à réfléchir à sa fortune et à son utilisation. Elle avait copié l’habillement des jeunes, en noir et blanc, avant de comprendre que c’était leur uniforme. Profitant des apparitions, qu’elle accompagnait pour se distraire, elle avait imité fringues et comportements. Elle était devenue une vraie dame et elle le ressentait avec fierté.
Sa première acquisition avait été un domaine en Normandie, semblable à celui de Valdieu, qu’elle avait fait fortifié à l’identique, sans bien analyser ses motivations : avoir un chez elle et un refuge.
Elle était retournée dans la cité, en pleine déshérence. L’Ange avait apporté une amélioration, mais son départ avait aggravé tous les maux, d’autant qu’il y avait un flux constant de mecs en retard, persuadés qu’ils allaient LE trouver. Jo était fatigué, démotivé et même son dernier mignon n’arrivait pas à le dérider. Ses hommes de main n’avaient que leurs mains pour réfléchir et, déprimé, il s’épancha auprès de sa seconde mère. Matou avait vécu toute sa vie dans cette cité et son petit commerce lui avait connaitre la plupart des mâles, de tous les âges. Le sentiment n’était pas son fort, mais elle décida d’aider ses frères et sœurs de misère.
Sans limites financières, elle délégua à Jo des actions variées, la seule contrainte était que son nom n’apparaisse jamais.
Malgré ses transformations et ses apprentissages, elle ne se sentait pas prête. Ne voulant pas se voir évincée lors du prochain renouvellement, elle avait anticipé très tôt. Une fois sa propriété en état, elle avait proposé à Gérard de fuir cette prison dorée, avec des mots assez troubles pour lui faire croire à un prochain mariage.
L’escapade se déroula dans l’indifférence générale des sbires d’HDP.
Elle avait pris soin d’emmener l’armée de jeunes servantes qui, maintenant, s’était organisée pour satisfaire le satyre à moindre mal. Surtout, elle lui avait glissé un papier, signé les yeux fermés, qui la désignait comme agent exclusif d’Uriel pour tous les aspects de sa vie. La fois suivante, le monstre aurait atteint sa majorité et c’est de lui qu’il lui faudrait le papier. Entre-temps, elle aurait jeté le vieux vicieux. Elle avait le temps.
Et du temps, elle en avait. Matou avait un grand cœur, de la morale et des principes, sans bien savoir où elle les avait ramassés. HDP et sa bande étaient des pros, c’était évident. Elle avait quand même envie de changer, pour voir d’autres façons de mener le business. En fait, elle avait un doute, minuscule, sur une participation divine dans l’affaire. En faire que du fric, c’était bien, mais il y avait cet aspect moral qui la gênait.
Par facilité, elle avait approché les Mahométans Réformés, bien qu’elle ait eu à souffrir de leurs remontrances quand elle exerçait sur le trottoir devant chez eux. Pourtant, c’était son meilleur spot, à la sortie de la prière. Elle connaissait les responsables locaux, en tant que voisins et patients. Ils aimaient bien les anges, mais, apparemment, ne disposaient d’aucune organisation pour assurer l’affaire. Dommage !
Quand elle demanda à LIA les religions avec anges, elle baissa les bras ! Toutes, ou presque, avaient recours à ces petits êtres ailés. 258 au total ! Mais Matou n’était pas du genre à se décourager longtemps. Il fallait de la surface, au moins dix millions de fidèles. Il en restait 37. Pas question de faire dans l’exotisme, par crainte de ne pas maitriser les codes. Il en restait 5. Elle avait rejeté l’évidence, mais le seul prospect valable était la Nouvelle Église Convergente. Elle n’aimait pas, sans savoir pourquoi. Elle était une femme de conviction, mais également pragmatique.
Malgré des premiers contacts forts désagréables, elle trouva ensuite des oreilles très favorables : l’information avait percolé jusqu’au sommet de la hiérarchie, avant de redégouliner vers elle, agrémentée d’individus aptes à négocier.
Comme chez les Mahométans Réformés, il n’y avait que des hommes en face d’elle. Ça faisait si longtemps qu’ils avaient abandonné le pouvoir, disait-on. Il y avait des îlots cachés de résistance ! Contrairement à HDP, la partie financière fut peu discutée. Son pourcentage décupla. En revanche, ils voulaient avoir la libre disposition de l’Ange, de son corps et de son esprit. Curieux ! Elle n’en avait rien à faire, mais un sursaut l’amena à exiger son accord et l’interdiction de lui porter le moindre mal physique ou psychologique. Sur ce dernier point, elle avait des doutes qu’on puisse le détériorer encore plus. Elle demanda à faire partie de toutes les instances ou comités relatifs à l’Ange. Voir une femelle pénétrer leurs intimités les fit tiquer. Ayant appris l’art de la négociation, elle compta lentement dans le silence jusqu’à dix, puis se lea tranquillement. Les prélats onctueux, déjà mal à l’aise devant une femme, plièrent sans gémir. La suite fut plus facile.
Dans la foulée, elle revint sur la finance, exigeant qu’une partie du chiffre d’affaires soit mise de côté pour l’enfant, ou ses ayants droit. Elle élargit la clause à Hector, à tout hasard. Bien entendu, tout cela était pensé uniquement dans l’intérêt des enfants et en préservation de leur avenir.
Dernière clause absolue de rupture : le secret devait être gardé jusqu’à l’échéance. Retour en arrière : elle s’était acoquinée avec le petit mignon d’HDP chargé de gérer sa fortune. Frais émoulu de l’école, un sans grade suffisait pour ce point de détail. Jason aurait pu être son petit-fils, mais il était tellement bien bâti que Matou tomba sous son charme. Ancien pom-pom-boy, il avait un carnet de consentements bien rempli. Facilement sollicité, il en ressortait toujours avec une sorte d’insatisfaction. L’âge et la couleur de Matou le titillèrent, le rendant sensible aux avances. Jason céda avec élégance, et s’en félicita, se trouvant dans les mains d’une vraie professionnelle : c’était vraiment autre chose et ça méritait le voyage !
Ces échanges les rapprochèrent et un bel amour naquit, à l’étonnement de Matou. L’apollon lui apprit en retour les arcanes des placements financiers. Trop heureuse, elle débaucha Jason : ils avaient tout à partager ! Quand HDP échangea ses titres avec ses nouveaux partenaires, ils étaient là, en bons spéculateurs avertis. C’est lui qui avait indiqué cette clause à Matou, pour être positionné le jour de l’annonce.
Un communiqué de la NEC, au petit matin, passa inaperçu. Les LIA spéculatives l’ignorèrent, dépourvues de référence entre ange et affaires. L’intérimaire faisant office de superviseur de garde à la Banque Commerciale du Patojland, malgré sa fatigue, réagit en liquidant tout le portefeuille de HDP Consuting and Events. La vente, inattendue de ces cinq actions déclencha le feu aux poudres, par imitation automatique, puis par renforcement mutuel.
Le soir, par effet château de cartes, le cataclysme s’était produit, rendant invisible l’annonce du décès par suicide de HDP, tel un mauvais joueur dénué du moindre fair-play.
Son équipe, plus pragmatique, réalisa rapidement ses stock-options de médailles. Cette arrivée massive déclencha une chute des cours. Toute l’économie était à terre et, déjà, les premiers robots s’alignaient devant les sites d’emploi.
Malgré les fortes réactions automatiques des banques centrales, des gouvernements, des chroniqueurs et des LIA, tout se contredisant, une vague de pauvreté s’ensuivit, déclenchant des conflits meurtriers, des ouragans et des tremblements de terre. Une nouvelle apocalypse se dessinait, associée aux dérèglements climatique, épidémique, économique et de biodiversité, ce qui relativisait son importance.
L’important restait de ramener la cause aux conséquences, preuve incontournable des dons divins du déclencheur, pour ceux qui en doutaient.
Le déclencheur, justement, se réveilla de bonne humeur. Il rejoignit son fidèle Totor dans sa chambre et ils commencèrent à s’amuser. Si on avait besoin d’eux, on venait les chercher avant de les déguiser et de les emmener au lieu d’apparition. Ils adoraient ces moyens de transport variés, surtout depuis qu’ils avaient faut comprendre que l’utilisation de leurs ressources physiques était totalement exclue.
S’ils avaient faim, une parole suffisait à déclencher l’apparition d’un service. Le reste du temps était épuisé en télévisions, blagues, papotages et petits moulins pour Hector.
Les automatismes fonctionnaient à merveille et il leur fallut trois jours pour s’apercevoir que toute âme humaine avait déserté les lieux, quand, faute de réserves, le service cafouilla.
Sans plus se poser de question, ils quittèrent les lieux. La maison d’Hector était à deux pas, ce qui s’avéra une ballade très plaisante en ce mois d’avril. Les parents de ce dernier, trop occupés par leurs affaires en train de partir en eau de boudin à cause de cet Ange dont ils n’avaient rien à faire, avaient délégué l’entretien des deux gosses à leur femme de service, sans papier, non déclarée, non payée, mais tellement dévouée à ses maitres que c’en était touchant.
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