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C’est alors qu’apparut Suzon. Il était temps, puisque la commission de la morale et de la parité réclamait l’apparition d’une héroïne dans le texte, en vertu de l’ordonnance 35_312A de l’an 23 de la PAV.

Hector avait acquis rapidement une belle expérience certaine dans les choses du sexe, sans se rendre compte qu’il n’était perçu par ses conquêtes que comme un moyen d’atteindre le pouvoir et, surtout, ses privilèges. Dans les temps présents, hostiles, pouvoir manger convenablement, être soigné, à l’abri des intempéries, avoir chaud l’hiver et froid l’été n’était pas si courant. De plus, pouvoir voyager, non seulement localement, mais au travers du monde, vous faisait entrer dans le petit cénacle des survivants heureux. Chacune avait pu gouter ainsi un moment de plénitude en échange de ses grâces. Suzon était différente.

Fille de derniers intellectuels, elle avait l’esprit critique aiguisé. Elle n’était venue au spectacle que dans le cadre de sa crise d’adolescence, pour faire chier ses parents, car, fondamentalement, la religion ne l’intéressait pas. Elle avait obtenu un billet de faveur et voulait faire croire à ses parents sa prochaine conversion.

D’emblée, elle jaugea l’Ange pour ce qu’il était : un monstre débile. En revanche, elle tomba sous le charme du blondinet qui assurait le rôle du Servant. Non seulement son costume laissait abondamment voir un physique plaisant, un visage attrayant, mais elle avait adoré sa façon de dire les répliques, avec un air entendu pour ceux qui voulaient bien l’entendre. Surtout, ses boucles, ses yeux et son sourire l’avaient fait tomber en pâmoison. Heureusement qu’aucune de ses amies n’était présente pour le lui révéler avec l’ironie mordante des jeunes filles. Elle ignorait l’origine de ce transport vers ce garçon, mais elle fit si bien qu’elle se retrouva dans sa loge. Une dizaine de gamines de son âge, trépignant et roulant des yeux, l’accompagnaient.

Hector avait l’habitude de ces groupies et, à vrai dire, il les méprisait un peu, se contentant de choisir celle le plus à son goût pour se divertir le temps d’une nuit. C’était tellement proposé avec grâce et gentillesse !

Quand Suzon lança timidement : « J’ai beaucoup apprécié votre présence sur scène. », le Servant fut surpris. Le regard doux lui fit entrevoir un monde inconnu, mais rempli de promesses. Il se défit des trublionnes, curieux de cette fille unique. Suzon, intimidée par cette faveur, le cœur battant, lui posa alors de délicates questions sur sa personne. Elle voulait juste comprendre pourquoi ce joli garçon lui remuait la tête, se refusant à admettre qu’un ouragan l’emportait.

Jamais personne ne s’était intéressé à Hector. Jamais personne ne lui avait montré un intérêt affectif. Uriel était un admirateur inconditionnel, ce qu’il appréciait, mais justement, cette inconditionnalité manquait grandement de finesse. Suzon était du même bois que lui, avec la même sensibilité et la même finesse d’esprit. La découverte d’une telle richesse emporta le jeune homme. De plus, avec ses longs cheveux noirs, sa peau sombre et sa figure tout en longueur, elle ne pouvait que le charmer. Ils passèrent la nuit à parler, heureux et comblés par cet échange. Pour la première fois de sa vie, Hector avait en face de lui une personne qui avait une âme et qui s’intéressait à lui. Il confondit tous ses sentiments pour n’en éprouver qu’un, une passion infinie pour cette fille. Devant cette ouverture, Suzon fondit également pour ce beau jeune homme. Des flots de tendresses furent échangés, chacun charmé d’avoir trouvé son âme sœur pour la vie. Le nouvel amant délaissa son rôle, son ami, comme si plus rien d’autre ne comptait que sa nouvelle amie.

Uriel avait horreur d’une seule chose : perdre ses routines. Or, Hector participait à sa routine principale. Comme ce dernier était tombé en pâmoison perpétuel, comme tous les imbéciles à qui ça arrive, il avait délaissé celui qui l’avait tiré de sa solitude. D’autant que Tancrède œuvrait maintenant à sa promotion personnelle, pris soudain d’une folie des grandeurs. En un mot, la neurasthénie gagnait Uriel, même s’il était incapable de prononcer ce mot. Le plus marquant était ses vols, qui tenaient plus du cormoran que du colibri, avec des mouvements de lassitude désespérants. Hector, qui n’avait que Suzon en tête, ne le remarqua même pas. Il fallut des sifflets, vite réprimés, pour, qu’enfin, les organisateurs se préoccupent du pauvre Ange.

Hector revenait de loin et mit un certain temps à comprendre l’anéantissement de son ami. Suzon fut également touchée par les pleurs de celui qu’elle considérait toujours comme un monstre taré. Les tourtereaux descendirent donc de leur quinzième ciel, celui des Lumières, pour revenir sur terre, ce qui dénotait, avouez-le, un bel esprit désintéressé.

Hector gardait une profonde affection pour celui qui était venu vers lui dans son adolescence esseulée. Il y avait trouvé du réconfort. L’admiration totale que lui portait Uriel avait achevé de sceller cette amitié. De plus, il fondait quand il le voyait, retrouvant des traits de son doudou-lapin, perdu quand il avait quatre ans, déchirement dont il ne s’était jamais remis. Tout ça, nous le savons.

Suzon, incapable de quitter son amoureux, découvrit ainsi la face cachée de l’Ange. Si Uriel était réellement stupide, en revanche il ignorait toutes les émotions négatives. La jalousie, l’envie, la frustration et la déception ne lui appartenaient pas. La honte, le dégout, la culpabilité étaient loin de lui, ce qui lui avait permis de se montrer dans sa nature. Il n’avait jamais eu peur ni senti la colère monter ni exprimer le moindre grief. À ses dépens, il venait de découvrir la tristesse et l’angoisse de l’abandon. Il en résultait un esprit toujours heureux, sauf présentement, toujours disposé à faire plaisir et ne monnayant pas ses marques de tendresses.

Découvrant la tendresse d’Hector pour Suzon, Uriel la fit sienne et l’exprima si gentiment que Suzon tomba sous le charme de son « lapinou », comme elle avait décidé de l’appeler.

Ayant découvert l’amour absolu, Suzon abandonna sa crise d’adolescence et présenta son amant à ses parents. L’accueil fut chaleureux. Hector eut du mal à parler de ses parents et de leurs occupations, puisqu’ils l’avaient abandonné depuis des années. La scène tourna mal quand il déroula ses occupations. Pour ces individus arqués sur leur rationalité, la seule évocation de la mascarade de l’Ange les faisait hurler de rage. Apprendre que leur fille en fréquentait un des acteurs déclencha une crise majeure. Suzon se leva et indiqua à Hector, médusé devant ce drame, de la suivre. Qu’elle le choisisse en reniant ses parents, qui paraissaient lui porter un peu d’intérêt, fut une révélation sur la force de caractère de son amour.

C’est alors que Tancrède se manifesta, mais le chapitre étant presque terminé, il fit juste un petit coucou de la main.

La dream team venait de se créer indépendante, jeune et décidée ! « En route pour de nouvelles aventures ! », s’exclama Suzon, qui avait de la culture de lettres.

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