Chapitre 2
Rani
— Assieds-toi !
— Oui, maître, déclara Rani en s’inclinant profondément.
Le jeune garçon s’installa en tailleur face à son professeur. Akriu ne paraissait pas commode avec ses sourcils froncés, sa ride qui lui barrait le front et ses yeux qui lançaient des éclairs. Rani avait appris à le connaître. Avec le temps, il le trouvait moins effrayant.
Son premier jour à la Cité avait été une épreuve. Le plus timide et le plus peureux de sa famille, il avait sursauté devant la voix grave du maître et avait manqué de se liquéfier quand ce dernier s’était approché. Loin de s’estimer favorisé, Rani maudissait la Vie de l’avoir mené au sein de la Cité Ambrumée. Comme tous les premiers-nés, il bénéficiait du privilège de vivre auprès des divinités. Pourtant, il aurait préféré rester en famille à labourer les champs tout le jour durant, comme sa sœur.
— As-tu retenu ta leçon d’hier ? questionna Akriu avec gravité, comme si la réponse à cette question allait changer le cours de l’Histoire.
— Oui, maître, répondit Rani en baissant la tête.
Le jeune garçon se racla la gorge avant de commencer. Il plaça les mains sur les genoux et inspira lentement. Puis, il expira et reprit depuis le début, jusqu’à ce que son cœur battît si faiblement qu’il ne l’entendît plus. De nature angoissée, Rani se sentait incapable de valider cet exercice difficile, qui demandait une grande maîtrise de soi. La Voie de la magie requérait du travail, de la volonté et un caractère dur, préparé aux pires des épreuves. Rani ferma les paupières et se concentra sur la suite de la pratique. Il essaya de visualiser un cercle doré, le même que les dieux de la Vie portaient sur leur tête. L’anneau imaginaire prit forme dans son esprit. Rani le modela et le transforma en un halo lumineux incandescent, empli d’une force magique colossale. De la sueur coula de son front et le fit cligner des yeux. La partie la plus ardue débutait.
La forme grossissait à vue d’œil sans que Rani pût l’en empêcher. Comme le lui avait enseigné Akriu, il s’efforça de canaliser la magie chaude pour la contraindre à se mouvoir selon sa volonté. La fatigue commençait à poindre, son esprit s’épuisait à devoir maîtriser une telle puissance. Sa magie s’amusait à se jouer de lui. Rani devait apprendre à l’asservir, à la dominer, pour qu’enfin elle devînt une partie intégrante de lui-même, le véritable prolongement de son âme. Le jeune garçon détestait détecter cette présence instable en lui ; il la rejetait. L’anneau grandit et s’épaissit, jusqu’à tout envahir et se retourner contre lui. Briser les enceintes mentales et physiques de son hôte s’avéra aisé… Rani poussa un cri de douleur quand des étincelles orangées vinrent mourir sur sa peau. Il avait lamentablement échoué. Encore.
— Pathétique, souffla Akriu. Tu ne t’es pas entraîné après notre leçon d’hier, n’est-ce-pas ?
Le silence de Rani en disait long. Son maître gronda des paroles indescriptibles et tapota l’une de ses mains avec impatience. Akriu rajeunissait de plusieurs cycles quand il s’énervait. Son visage reprenait des couleurs et ses traits se tiraient. Rani en cauchemardait souvent la nuit, un petit être poilu se riait de lui et lui montrait ses fossettes rebondies. Cette vision déformée d’un Akriu en rage lui donna des frissons.
— Je… Je suis désolé, maître, parvint à articuler le jeune garçon d’une voix craintive.
Akriu continuait de tapoter sa main droite. Rani ne bougeait pas, la paralysie l’avait gagné. Il se détestait de délaisser autant ses entraînements, mais se haïssait bien davantage de porter une telle magie en lui.
— Tu ne seras jamais prêt pour ton Ascension, Rani. Jamais. Surtout si tu continues à ne pas m’écouter ! Les épreuves sont délicates et demandent de la dextérité, de la maîtrise, une magie soumise à ton contrôle ! Tu as été Appelé, alors tu réussiras chaque test, tu m’entends ? Tu réussiras l’Ascension !
Akriu se leva et commença à faire les cent pas. Rani l’entendit marmonner des insultes à son égard ; il sentit les larmes monter, des tremblements le secouèrent. Son maître le remarqua et vint s’accroupir à ses côtés. Akriu posa les mains sur ses épaules.
Les dieux attendaient qu’il éduquât et formât les Gréniens, les magiciens les plus puissants du royaume, les seuls capables de nourrir le Bouclier qui protégeait la population. Sans eux, leur monde s’écroulerait. Tous les étudiants ne poursuivaient pas sur cette voie, seuls les plus doués accomplissaient cette destinée. D’abord Appelés, les Gréniens sélectionnés devaient ensuite réussir les épreuves divines de l’Ascension.
Rani avait été Appelé. Akriu ne savait ni comment ni pourquoi. Si le dieu Grén avait su lire en cet étudiant le potentiel suffisant, alors Rani ne pouvait échouer. La réputation d’Akriu en pâtirait. Tous ses autres disciples Appelés avaient réussi les épreuves. Rani les imiterait, il s’en faisait la promesse, quitte à y laisser ses nuits ou à se faire détester par le jeune garçon.
— Arrête de te lamenter, Rani. Cela n’est pas digne d’un Grénien Appelé.
— Mais je n’ai jamais voulu devenir Grénien, pleurnicha l’étudiant en proie à une profonde panique.
Akriu se sentit démuni face à sa détresse. Aucun de ses élèves ne lui avait donné autant de fil à retordre. Le maître se retira en lui, loin du monde extérieur. Il en appela à sa propre magie et s’apaisa à son contact chaleureux. La température qu’elle dégageait lui apporta toute la sérénité qui lui manquait en cet instant. Akriu ne s’exprimait presque jamais avec douceur, cet état n’aurait fait qu’attester de sa sensibilité accrue et de son attachement pour ses protégés.
— Rani, je t’en prie, calme-toi. Tu as été choisi par les dieux. Cela signifie que nourrir le Bouclier est ton destin et que tu en as les capacités. Douterais-tu de leur sagacité ?
— Non… Non… Bien sûr, marmonna-t-il, inquiet des insinuations de son maître.
Rani, croyant fidèle, adorait le Cercle. Il les visitait chaque jour et s’abreuvait de leurs conseils, ébloui par leur charisme surprenant. Parmi eux, le dieu Grén l’effrayait, au contraire de la douce Janil, qui administrait la Cité Ambrumée.
Rani trouvait toujours une excuse pour s’entretenir avec elle lors des séances de doléances publiques ; les deux minutes autorisées à chaque étudiant lui paraissaient des heures merveilleuses. Janil le rassurait et le gratifiait d’un sourire affectueux. Depuis qu’il avait quitté les siens, Rani profitait de ces doux contacts éphémères.
Akriu lui lança un regard énigmatique avant d’apposer les mains sur son front. Une chaleur diffuse s’échappa du maître pour embraser l’étudiant : elle lui procura une sensation de bien-être instantanée. Rani put se reprendre en main et se tranquilliser, alors qu’Akriu se battait contre lui-même pour empêcher sa force de s’évader en trop grande quantité. La magie nécessitait une maîtrise de soi irréprochable, qui frôlait la perfection ; à tout instant, si l’on n’y prenait garde, elle se libérait et causait des dégâts irréversibles.
Akriu se repositionna en tailleur, suivi de Rani qui séchait ses larmes.
— Je vais te montrer une nouvelle fois ce que je t’avais expliqué hier. Écoute-bien, Rani. Je ne me répèterai plus !
— Oui, maître.
Le professeur et l’élève reprirent la leçon. Rani suivait les gestes précis d’Akriu et répétait tout ce qu’il disait. Comme son maître le lui avait enseigné, il refit le vide en lui et souffla régulièrement. Quand ses gestes devinrent automatiques et fluides, Akriu lui intima de visualiser l’anneau magique. Rani dut retenir un haut-le-cœur ; concentré, il ne lâcha rien. Malgré ses efforts, il ne parvint pas à contenir la force bouillonnante qui sommeillait en lui. Akriu se retint d’exprimer sa contrariété et lui demanda de partir.
— Entraîne-toi encore et encore. Nous reprendrons demain. Bonne fin de journée, Rani.
— Bonne fin de journée, maître.
— Arrête de me décevoir et travaille ! conclut Akriu avant de fermer la porte dans un claquement sec.
Après plus d’une heure d’exercices délicats, Rani affichait des traits tendus. Se concentrer aussi intensément l’avait épuisé. Ses doigts et jambes fourmillaient d’avoir dû rester dans une position statique inconfortable. Bien que la salle d’Akriu fût recouverte de coussins moelleux, Rani ne supportait pas longtemps la position du tailleur ; elle le faisait souffrir. Ses muscles manquaient cruellement de souplesse et, malgré le temps passé avec son maître et les entraînements, cela n’évoluait pas.
Comme à son habitude, Rani avait oublié sa sacoche et transportait ses documents dans les bras. Habillé de la longue toge blanche réglementaire, il arpenta les couloirs la tête basse et les yeux rivés sur ses pieds nus. Contrairement à ceux qui travaillaient la terre, les habitants de la Cité Ambrumée adoraient montrer leurs pieds et mains impeccables, à la peau douce et sans défaut. Rani s’amusait de marcher les pieds à l’air, la fraîcheur du carrelage blanc de la Cité s’insinuait en lui et le revigorait.
Quand il approcha des grandes marches qui menaient aux quartiers des étudiants, il leva la tête. Le plafond argenté brillait de mille feux sous la lumière déclinante du jour. Néina allait disparaître pour laisser place à l’astre nacré Kaina.
L’architecture de la Cité Ambrumée enchantait Rani. Chaque semaine, il se plaisait à se laisser porter et à visiter de nouveaux endroits. Les voûtes blanches célestes, surmontées de fleurs bleutées, faisaient naître des sourires enfantins sur ses lèvres ; les haut-plafonds lui faisaient tordre le cou ; les fresques gigantesques le laissaient bouche bée ; et la salle de réception des dieux l’émerveillait dès qu’il y mettait les pieds. La Cité Ambrumée tirait son nom de la pierre qui la constituait. D’un rare blanc immaculé, l’ambrume éblouissait ceux qui la fixaient des heures durant. Capable d’absorber la magie, elle permettait aux étudiants de s’essayer à leurs pouvoirs sans craindre que tout finît par exploser.
Dans les grands escaliers, des élèves le bousculèrent alors qu’il ralentissait le pas pour admirer la pureté de l’ambrume et les portraits des dieux qui ornaient les murs jusqu’aux dernières marches. Il s’arrêta devant le portrait de la déesse Janil, dont les yeux noirs et le sourire bienveillant l’attiraient. Ses cheveux et sa peau foncés accentuaient la clarté de son armure dorée ; une armure qu’elle ne quittait jamais, en souvenir des temps difficiles que son peuple avait traversés.
— Toujours à admirer Janil, le débile ? Pour ton information, aux dernières nouvelles, elle n’a pas de pénis. Dommage, hein ?
Rani se retourna. Frik le toisait, entouré de sa bande. Son sourire narquois ne laissait aucun doute quant à son envie : ennuyer Rani, son passe-temps favori. Ses deux comparses se mirent à rire bêtement face au tremblement des mains du jeune garçon. Frik s’empressa de les imiter et à émettre les sons les plus forts.
Sa toge blanche, retroussée en partie à la taille et pendant nonchalamment sur sa jambe droite, se voulait à la mode. Frik proclamait que ces tenues de dégénérés déshonoraient leur statut de premier-né ; leur virilité ne transparaissait guère à travers ces robes.
Par le passé, Rani avait fait les frais d’un tel vaurien. Frik l’avait piégé à maintes reprises. Il l’avait faussement séduit pour montrer à quel point il s’avérait sensible et inutile, aussi faible que leurs ancêtres qui n’avaient pas été capables de les protéger face aux hordes de Sansordres assoiffés de sang. Rani n’avait rien d’un véritable homme, encore moins d’un Grénien Appelé émérite.
Le jeune garçon prit sur lui et continua la descente des marches en silence. S’il s’obstinait à affronter son ennemi, il pleurerait de colère contenue. Ses larmes n’attiseraient que davantage les moqueries. Il parvint en bas des escaliers sans heurt. Avec soulagement, il pensa que Frik avait abandonné, mais il se trompait. Les deux acolytes de celui-ci posèrent une main sur ses épaules pour le contraindre à s’arrêter et à se retourner.
— Alors Rani, comme ça on ne veut pas discuter avec ses amis ? reprit Frik d’une voix hargneuse.
L’insolent souffla pour replacer ses mèches rebelles. Son sourire cynique et son expression malsaine rendirent Rani nerveux. La peur le paralysa de nouveau. Il n’avait qu’une hâte, celle de retrouver sa chambre pour profiter d’un instant paisible.
Frik s’avança et tira violemment sur la ceinture qui cintrait sa toge. Rani ne put se défendre, les comparses de Frik lui enserraient les poignets avec force. Tous ses documents tombèrent sur le sol. Ses tortionnaires rirent à gorge déployée et le libérèrent. Le jeune garçon se baissa pour regrouper ses cours et éviter qu’ils ne s’abîment. Il progressa à quatre pattes, sous les regards hilares des passants insensibles.
— Un véritable Grénien Appelé n’a pas besoin de ceinture ridicule pour montrer sa puissance ! s’exclama Frik, qui jouait avec celle de Rani.
Ce dernier, à l’aide de formules de politesse maintes fois répétées, achevait de rassembler ses notes. Alors qu’il se relevait, l’un des associés de Frik le bouscula. Rani atterrit sur le carrelage, la tête la première. Ses lunettes rondes s’enfuirent, son front lui arracha un cri de douleur et ses doigts se tordirent sous le choc.
— Un véritable Grénien Appelé n’a pas besoin de lunettes stupides pour y voir clair ! poursuivit Frik.
— Arrête… s’il te plaît… le supplia Rani.
— Mon pauvre Rani, tu n’as rien d’un homme viril et solide, ricana Frik. Mais pas de panique, nous sommes là pour t’éduquer ! Hein, les gars ?
Un craquement terrible indiqua que les lunettes de Rani venaient d’être brisées. Des larmes s’accumulèrent au bord de ses yeux. Il tremblait de colère et de tristesse mêlées. Le jeune garçon tapota le sol à la recherche des restes de ses lunettes. Il se coupa un doigt sur l’un des morceaux de verre fendu. Frik en profita pour se moquer davantage de lui et rameuter tous les autres étudiants. Nombreux s’agglutinèrent pour observer la scène. Ils se réjouissaient de l’animation que cela procurait au milieu de leur quotidien difficile d’apprentis.
— Reconnaissez-vous là un Grénien Appelé, mes amis ? s’écria Frik en montrant Rani du doigt. Un futur combattant, l’élite de la nation, celui qui nourrira le Bouclier de son pouvoir ? Celui qui nous défendra du mal qui nous entoure ?
Rani sanglotait, immobile, le front baissé et les paupières closes. Certains étudiants le contemplaient, attristés, quand d’autres approuvèrent avec fougue, répondant ainsi aux interrogations du jeune impertinent.
Celui-ci n’eut pas le temps de poursuivre, une force invisible le projeta brutalement contre un mur. La foule se dispersa avec empressement. Elle connaissait la personne à l’origine de l’attaque : un individu qui n’hésiterait pas à faire de même avec chaque spectateur qui s’attarderait sur les lieux du crime. Les deux comparses de Frik l’abandonnèrent à son sort.
— Que… parvint à prononcer le fanfaron alors qu’une magie extérieure lui coupait le souffle.
Malgré sa puissance magique, Frik ne parvenait pas à se libérer de l’emprise invisible. Un jeune professeur récemment promu fit irruption au bas des escaliers. Il jeta un regard dédaigneux aux étudiants qui n’avaient pas encore fui.
— Déguerpissez, bandes de lâches ! hurla-t-il.
Ses yeux furieux auraient pu tuer Frik s’ils en avaient eu la capacité. Il s’approcha de son adversaire, la main toujours en avant pour l’étouffer. Son supérieur le punirait pour cette intervention, mais le précepteur n’en avait cure. Fili avait d’autres soucis en tête : aider Rani et massacrer ceux qui lui voulaient du mal. L’Inquisitorialis ou les soldats Péraliens se montraient toujours absents quand il avait besoin d’eux. Il agirait à leur place.
Le jeune homme s’avança jusqu’à ce que sa bouche touchât l’une des oreilles de Frik. Avant de desserrer les lèvres, il profita du son enchanteur des râles de douleurs de sa proie. Une musique délectable et des tonalités ô combien satisfaisantes.
— Le dieu Grén a beau t’avoir à la bonne depuis ton Appel, je finirai par te tuer Frik, que tu réussisses l’Ascension ou pas. Tu ne m’échapperas pas, compte sur moi. Surtout si tu continues à tourner autour de Rani.
La voix grave de Fili résonna dans le couloir vide. Ses muscles saillants se soulevaient rapidement, au même rythme que les battements effrénés de son cœur. Après un effort pour se calmer, il relâcha son emprise. Frik tomba soudain au sol, la magie de son ennemi ne le maintenait plus. Il se releva et envoya un regard acide au professeur.
— Essaie… toujours… réussit-il à prononcer entre deux quintes de toux.
L’insolent décampa. Il ne restait plus que Rani, toujours en larmes, qui n’avait rien suivi de la scène. Fili s’accroupit auprès du jeune garçon. Il prit son visage entre les mains, après avoir évité les feuilles éparses et les morceaux de verre.
— Je suis là. C’est fini, mon amour.
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