Destinées
Souvent ma mère me répétait qu’à maintes reprises elle avait songé à me jeter avec l’eau du bain. Je me plaisais alors à imaginer ce que le destin m’aurait réservé si elle avait mis son projet à exécution.
Une fois le siphon passé, Dieu sait où le courant marin aurait mené le bébé que j’étais en ces temps hostiles. De rigoles en ruisseaux j’aurais vogué jusqu’à un fleuve, lequel sans état d’âme m’aurait probablement rejetée dans le premier océan rencontré.
Au large, un bateau de pêche m’aurait emprisonnée dans ses filets alors que je dérivais entre deux eaux profondes et agitées. Captive de cette nasse au sein d’un banc de nourrissons innocents, le sort de ces derniers et le mien auraient été scellés dans la conserverie du port le plus proche, où l’on nous aurait rangés tête-bêche dans une vulgaire boîte en métal.
Toutefois, si j’avais réussi à échapper au dessein de cet impitoyable chalutier, peut-être aurais-je poursuivi mon errance avant d’atteindre, à grands coups de vagues écumeuses, la côte d’un pays lointain et stopper définitivement ma course contre une jetée rocheuse et meurtrière.
À moins que bardée d’algues brunes et poisseuses, j’eusse échoué sur la plage de sable brûlant d’une île hostile qu’aucun Vendredi à ce jour n’a encore foulée.
Que de destinées tragiques j’ai évitées !
En définitive, ma mère devait m’adorer puisqu’elle m’a préférée à l’eau du bain ; à moins qu’elle ait renoncé parce que chez nous, les sardines, nous n’avons pas de baignoire.
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