Chapitre 6 - ALLEN
Le poing en suspension à quelques centimètres du métal, j'hésite encore à taper.
Depuis des semaines maintenant, je rumine ma résolution, et ce qui me semblait vague et imprécis m'apparaît maintenant d'une importance capitale. Seul dans ma chambre, chaque soir, alors que mon esprit n'est plus occupé à quelque tâche, c'est toujours le même sujet, la même décision qui hante mes pensées. Et cette question, lancinante : pourquoi est-ce qu'elle n'arrive pas à me pardonner ?
Je connais pourtant parfaitement les raisons de son emportement, même si elle tente de les cacher. Elle est bouleversée, elle ne sait plus quoi faire, et pour une raison que j'ignore, cette fois, ma présence lui fait du mal. Ma présence, ou plutôt ce que je fais quand je suis avec elle. Je ne demande qu'une seule chose, c'est l'aider, mais comment faire quand elle me repousse ainsi ? Je n'ai jamais eu aussi mal que ces derniers mois, en la voyant petit à petit s'enfoncer dans le néant sans aucune main amie tendue vers elle. Les discriminations qu'elle a vécues pendant son enfance n'ont pas tardé à refaire surface, même si elle n'a plus rien de l'ancienne Astrid : certes, elle garde un certain caractère farouche qui la pousse à désobéir à tout bout de champ, mais qui pourrait s'en rendre compte quand elle s'isole toute la journée ? Elle est comme le fantôme de la rebellion, l'arme secrète qui n'en est plus vraiment une. Du moins, c'est la rumeur qui courrait ici avant l'annonce de Marshall. Depuis que tout le monde est assuré de la réussite de sa mission, et surtout depuis qu'un plan de grande envergure est mis en route, les "on-dit" se sont presque - presque - évaporés. Mais je sais que nous deux, et elle en particulier, resterons à jamais des intrus ici.
Cela fait maintenant plusieurs jours que nous avons été convoqués en salle de réunion 4, pour qu'on nous explique le plan dont nous avons décidé ensuite de faire partie. C'est à ce moment là que j'ai osé faire le premier pas, en mettant pour la première fois des mots sur ce que je ressentais. C'est à ce moment là que j'ai enfin avoué à quel point elle compte pour moi, et tout ce que je pourrai jamais faire pour elle. Mais depuis, malgré l'étincelle d'émotion qui s'est allumée dans ses yeux dans l'instant, son comportement n'a toujours pas changé : nos séances d'informatique, auxquelles elle est tenue d'assister si elle veut maintenir son rôle dans le plan, se déroulent dans le silence le plus total, du moins entre nous deux. Parfois, je la vois, du coin de l'oeil, me jeter des regards troublés, mais dès que je tourne la tête pour la surprendre, elle est à nouveau entièrement concentrée sur sa tâche. Comme si je n'avais jamais existé. Comme si elle n'était pas ma soeur.
Ces marques d'indifférence me font encore plus mal maintenant que je me suis moi-même mis à nu, devant Marshall qui plus est. Moi qui avait espéré susciter une réaction de sa part, on dirait que c'est peine perdue. Voilà pourquoi je n'arrive pas à penser à autre chose depuis la réunion, pourquoi je me pose toutes ces questions et pourquoi j'ai peur de me détourner de ma mission. Tant que je n'arriverai pas à briser la glace entre nous, tant que la situation ne sera pas redevenue normale, je ne pourrai jamais me consacrer à l'Organisation. Pas complètement.
Alors maintenant, je me demande : quand je toquerai enfin à cette porte, me laissera-t-elle entrer dans sa chambre pour la première fois depuis des semaines ? Me laisserai-t-elle lui parler ? Répondra-t-elle à mes questions ? Sera-t-elle enfin sincère avec moi, comme je l'ai été avec elle ? Qu'a-t-elle encore à me reprocher ?
*
Mon poing s'abat sur le battant glacé et j'ai l'impression de plonger dans de l'eau froide. Quelques secondes passent, puis j'entends enfin des pas de l'autre côté, et je la sens hésiter. Je sais qu'elle est là, à quelques centimètres à peine, et pourtant elle n'a jamais été aussi loin. Je ferme les yeux en attendant le raclement de la porte.
Au bout de longues minutes, je les rouvre en soupirant, pour découvrir avec sutpéfaction qu'Astrid m'observe depuis tout ce temps. Elle n'a pas produit le moindre son, je ne m'en suis donc pas rendu compte. Ses yeux nuages me scrutent pour la première fois sans détours. Elle ne détourne pas le regard et je distingue une étincelle nouvelle en elle. Une nuance de quelque chose que je n'avais jamais perçu chez personne d'autre avant.
Une chaleur inconnue.
Une chaleur qui me dit que tout ira bien.
Ma soeur est comme transformée. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé depuis la dernière fois, mais on dirait presque qu'elle s'est apaisée.
- Entre, finit-elle par déclarer au bout d'un moment.
Je sais que je devrais être heureux de ce changement, mais je n'arrive étrangement pas à m'en réjouir. Tout simplement parce que je me demande, à présent, qu'est-ce qui a pu le causer. Comment la fille détruite et repliée sur elle-même qui me fuit depuis des mois a-t-elle bien pu devenir ce soleil rayonnant ? La comparaison est peut-être exagérée, mais j'ai bel et bien l'impression qu'il émane d'elle une lumière éclatante. Elle doit cependant voir mon air surpris et renfrogné, car sa joie se tarit pour laisser l'ancienne Astrid revenir en force. Ses sourcils se froncent, même s'il n'y a toujours aucune trace de peur ou de fureur en elle. Où est passée sa haine ? Sa rage ?
Elle baisse soudain les yeux sur ses mains, comme gênée. Elle, gênée ? Ce serait bien la première fois! Petit à petit, je me sens cependant me détendre. Un silence s'installe, mais il n'est pas chargé de reproches. Cela faisait si longtemps que je n'avais pas ressenti une telle paix en sa présence!
- Allen..., commence-t-elle, toujours aussi hésitante.
Elle finit enfin par relever la tête vers moi et mes yeux s'emplissent de larmes. Vais-je enfin retrouver ma soeur ? Ce fossé infranchissable entre nous va-t-il enfin se combler ? Mes efforts vont-ils enfin porter leurs fruits ? Tout d'un coup, j'aimerais apaiser la souffrance qui la submerge, sûrement à la pensée de tout ce que nous nous sommes infligé mutuellement. La connaissant, elle va sans aucun doute prendre toute la responsabilité de notre dispute, pourtant, je sais bien que j'ai moi aussi des torts. Je ne veux pas qu'elle se reproche ce qui est arrivé. Je voudrais la soulager, mais je sens également qu'elle a besoin de parler. Besoin de s'excuser. Elle ne pourra plus me regarder en face tant qu'elle ne l'aura pas fait.
Je hoche la tête, lui prend la main et l'entraîne vers son lit. Puis je m'assois et je la regarde en essayant de mettre dans mes yeux autant de compréhension et d'acceptation que je contiens en moi. Je veux lui dire que, quelles qu'aient été ses raisons, je la pardonnerai. Je l'ai déjà pardonnée.
- Ce que tu as dit la dernière fois à Marshall... tu le pensais vraiment ? me demande-t-elle.
Elle a déjà la réponse à cette question, bien sûr. Mais je sens qu'elle veut me l'entendre confirmer. Elle n'a pas confiance, et je la comprends. Un traître, une personne qu'elle connaissait peut-être avant, a compromis sa mission pour tout faire échouer. À cause de lui, elle a subi la torture, le doute, la trahison de Sacha, et surtout, les horreurs infligées dans le Sanctuaire. Elle a dû s'échapper deux fois de l'enfer, et lorsqu'elle est enfin revenue ici, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même... au point que maintenant, alors qu'elle semble renaître mystérieusement, je ne la reconnais plus. Je suis prêt à lui répéter ce que j'ai déjà dit autant de fois qu'il le faudra si c'est ce qu'il lui faut.
- Astrid, jamais plus je ne pourrai t'abandonner. Je... je me suis éloigné parce que j'avais l'impression que ma présence te faisait du mal. Ces regards que tu me lançais...
Non! Je ne suis pas ici pour lui faire des reproches!
- Je veux dire... tu me regardais comme si ma simple vue t'étais insupportable, alors je me suis dit que c'était peut-être mieux si on prenait de la distance. Mais ce que j'ai dit à Marshall, devant toi, je l'ai toujours pensé. Et je le pense toujours.
Son regard s'adoucit complètement et elle s'approche, tremblante, pour me prendre dans ses bras. Je suis ramené dans le temps, il y a cinq mois, quand elle s'est jetée à mon coup à son arrivée. Je voyais bien son regard paniqué à travers la foule, sa peur. À l'époque, j'étais encore sa bouée de sauvetage, et je ne savais pas comment le prendre, comment assumer cette responsabilité de la maintenir en vie.
- Je... ce n'était pas contre toi! me murmure-t-elle à l'oreille, tout en continuant de s'accrocher à moi.
Sa voix vacille. Elle m'a tant manqué!
- Je sais...
- Non! Tu ne sais pas, Allen. Tu ne sais pas à quel point je regrettais à chaque fois tout ce que je te faisais.
Je voudrais lui dire que si, que j'en étais conscient, que je la comprends, qu'elle est tout pour moi. Mais je me suis promis de la laisser exprimer ce qu'elle tient à me dire. Les dernières barrières doivent tomber entre nous.
- Ce...
Et soudain, son hésitation change. Ce ne sont plus les sanglots qu'elle essaye de cacher qui l'empêchent de parler, mais une véritable raison. Elle ne sait manifestement pas si elle peut me faire confiance. J'imagine qu'en cinq mois, bien des choses ont dû changer. Je ne sais plus rien d'elle, à l'évidence, et il nous reste beaucoup de temps perdu à rattraper. Cependant, je ne peux m'empêcher de me sentir blessé par ce constat. Je comprends que, quoi que je fasse, la fusion qui nous unissait avant ne reviendra jamais.
Choqué, déstabilisé, je l'éloigne de moi dans un geste de défense instinctif. Ses yeux écarquillés me fixent avec cette peur bien connue qu'elle avait abandonnée l'espace d'un instant, mais je n'arrive pas à m'en vouloir. Je la vois soudain sous un autre jour. Il n'y a plus seulement l'ampleur de sa dévastation qui me saute aux yeux, mais aussi ces secrets qui tourbillonnent à la surface de sa peau.
- Quoi ? questionné-je en tremblant. Quoi, Astrid ? Qu'est-ce que je ne sais pas ?
Ma voix se fait, bien malgré moi, accusatrice. Comment pourrais-je faire comme si je n'avais pas compris ? Mon coeur saigne en la voyant chercher ses mots, embarassée. Son élan de sincérité est étouffé sous le poids du passé, sa résignation se lit dans ses yeux, qui cotoie la souffrance, mais ce n'est pas assez. Je me sens égoïste de la repousser ainsi, alors que tout ce dont elle a besoin, c'est de mon soutien. Je sais qu'elle ne se sent plus assez sûre d'elle pour faire confiance à quiconque, mais après tout ce que j'ai fait pour elle, je m'attendais à ne pas faire partie de ce "quiconque". Suis-je donc un étranger pour elle ? Sa mémoire effacée est-elle un si gros obstacle, pour qu'elle en oublie même notre affection mutuelle ?
- Tu peux me faire confiance, me forcé-je à dire, malgré l'envie pressante de fuir qui court dans mes veines.
Je n'avais jamais vraiment ressenti avant toutes ces sensations qui m'envahissent. Je ne me reconnais plus, moi non plus, et il m'apparaît à présent clairement que le problème ne vient pas seulement d'elle.
Moi aussi, j'ai changé.
Elle secoue la tête de droite à gauche dans un geste désespéré. Mais quoi ? Tu veux me retenir, comme un chien en laisse, sans rien me dire ? Je ne peux pas t'aider si tu ne me dis pas tout! Je ne peux pas être ton frère seulement quand tu le veux bien! pensé-je avec colère en moi-même, sans parvenir à contrôler ces réactions insensées qui m'horrifient.
- Je suis désolée, Allen. Peux-tu me pardonner ?
J'ai presque envie de rire, mais j'arrive à me retenir tandis que l'autre partie de moi se demande depuis quand je suis devenu celui qui humilie les autres.
Ses mains s'aggripent à ma veste et je vois ses lèvres remuer, mais je me suis déjà isolé dans un autre monde. Je n'ai même pas envie de savoir ce qu'elle me dit. Je me lève en titubant, le corps si lourd que je peux à peine le porter. Je gagne la porte et tout ce que j'arrive à comprendre, c'est qu'elle ne me suit pas. Elle n'a pas vraiment envie que je reste, elle ne veut pas vraiment mon pardon, sinon elle quitterait son lit pour me retenir.
Comme un déclencheur, je lui tourne le dos pour me mettre à courir dès que je passe le pas de la porte.
Mais malgré la bulle dans laquelle je me suis enfermée, ses mots continuent de résonner en moi :
Je suis désolée, Allen. Peux-tu me pardonner ?
Je suis désolée, Allen. Peux-tu me pardonner ?
Je suis désolée, Allen. Peux-tu me pardonner ?
Au final, je n'ai obtenu aucune des réponses que je souhaitais si ardemment en venant frapper à sa porte.
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