- Je pense que Sacha pourrait nous être très utile, annoncé-je de but en blanc.

Marshall me regarde fixement, mais il n'y a nulle trace de surprise ou de stupéfaction dans ses yeux bleus. Il attend simplement que je continue à exposer mon idée, sans me juger, sans essayer dès la première seconde de me contredire. Voilà une des nombreuses choses que j'aime chez lui.

Mais je recommence à peine à parler que je bégaye déjà.

- Je...

Que dire, maintenant ? Je n'avais pas prévu si peu de résistance de sa part! Je pensais devoir argumenter, et que, sous le coup de la colère et de la passion, je n'aurais pas à chercher mes mots. Je pensais qu'ils viendraient d'eux-mêmes. Cependant, pour que ma requête soit prise au sérieuse, je dois moi-même l'exposer avec force et conviction. Si je ne suis pas la première convaincue, mon entreprise ne marchera jamais. Je prends une grande inspiration et concentre toutes mes pensées sur Sacha. C'est pour lui que je fais tout ça. Il doit être mon seul objectif.

Et mon stratagème semble marcher, parce qu'en quelques secondes, je recouvre tout mon calme.

- Marshall, je sais que ça ne saute peut-être pas aux yeux, mais Sacha semble sincèrement repenti. Il nous a donné les plans de Chicago sans discuter, et il ne nous a posé aucun problème depuis son arrivée. Il ne cherche même pas à s'échapper de sa cellule. De toutes les fois où je suis allée le voir, il n'a jamais rien tenté contre moi. Je suis persuadée qu'il est plein de ressources qui pourraient nous être très utiles. Et puis... j'ai trouvé un moyen sûr de nous assurer de sa loyauté... Nous devons lui retirer sa puce.

Le silence retombe, et cette fois, contrairement à tout à l'heure, Marshall semble intrigué. Il fronce les sourcils et pince les lèvres.

- Comment peux-tu être si sûre qu'il sera loyal après une potentielle opération ?

Potentielle ? Cette discussion démarre très mal...

- Eh bien...

Je réfléchis à toute allure. C'est vrai, cette affirmation me semble parfaitement logique à moi, mais personne d'autre n'y verra une preuve concrète.

- Je ne vois même pas pourquoi on ne lui a pas retiré son dispositif avant, d'ailleurs. Il y a toujours un risque que les ondes passent tout de même, non ? Nous aurions dû procéder à une opération il y a longtemps déjà!

Je sais que je ne réponds pas vraiment à sa question, mais en attendant de trouver un argument digne de ce nom, je dois retourner ses propres questions contre lui et détourner l'attention de moi. Je dois cependant avouer que sa réponse m'intéresse, puisque je me pose réellement cette question. Pourquoi avoir tant attendu ?

- Astrid...

Marshall contourne son bureau en faisant courir ses doigts sur sa surface métallique d'un air peiné. Il garde la tête baissée, comme ne pas me laisser voir son visage. Pourquoi ressent-il une telle compassion à mon égard ? Que s'apprête-t-il à m'annoncer, et surtout, comment a-t-il deviné que je tiens tant à Sacha ? Je lève les yeux au ciel au moment même où cette question m'effleure l'esprit : comment a-t-il deviné ? Je suis si peu discrète que ce doit être une évidence pour chacun des membres de ce complexe sans exception! Entre mon insistance pour le garder en vie et pour lui accorder de meilleures conditions dans sa cellule, ma volonté de devenir son infirmière, et maintenant ce que je propose à Marshall, mes sentiments particuliers pour Sacha ne sont sûrement plus un secret pour personne. Du moins, pas pour lui. Je pousse un énorme soupir alors qu'il reprend la parole :

- Tu dois savoir que nous ne pouvons pas retirer sa puce.

Ils ne veulent pas, oui! C'est totalement absurde, pourquoi s'entête-t-il à ne pas voir tous les avantages que Sacha pourrait nous procurer ? Et soudain, un doute me saisit. Si cette opération à laquelle je pense était aussi simple que ça, pourquoi ne pas l'effectuer sur d'autres hommes, du moins autant que possible, et monter une rebellion de plus grande importance ? L'Organisation serait ainsi beaucoup plus puissante, et s'ils ont été capables de m'introduire dans les Résidences, ils peuvent très bien enlever des citoyens dans les différentes villes. Je ne dois pas être la première à penser à ce stratagème... alors pourquoi ne jamais l'avoir appliqué ?

Mon sang se glace dans mes veines quand la réponse à ma question m'est donnée :

- Nous avons déjà tenté cette opération, et à de nombreuses reprises. Tous les sujets sans exception sont morts. Cette puce a été conçue comme une sorte de parasite mortel : si on l'arrache du corps de son porteur, elle se débrouille pour... griller son cerveau avec des ondes électriques avant l'extraction. Malgré tous nos efforts, nous n'avons jamais réussi à être assez rapides. Astrid, je suis désolé, mais ce que tu me demandes est tout simplement impossible. Seul le Gouvernement possède ce savoir.

Parasite mortel ? Griller ? Ondes électriques ? Extraction ? Pas assez rapides ? Impossible ?

Jamais je n'aurais pu concevoir ce cas de figure en me précipitant vers le bureau de Marshall. Tous mes espoirs sont, une nouvelle fois, réduits à néant. Qu'est-il vraiment en train de se passer ? Pourquoi suis-je toujours destinée à perdre tout ce qui compte pour moi ? Est-ce donc cet avenir qui m'attend ? Me battre jusqu'à ma mort sans jamais obtenir le moindre résultat ? J'ai besoin d'espoir! J'ai besoin de briser la routine de ma vie...

Pour la première fois, j'envisage réellement les conséquences d'un échec pour la résistance. Si nous perdons cette bataille, nous ne pourrons probablement jamais plus nous relever. Au moins la moitié de nos combattants seront impliqués dans cette opération de grande ampleur, et tous prennent le risque de se faire capturer, torturer, tuer, Allen et moi y compris. Jusque là, j'avais tenu notre victoire pour acquise, du moins avais-je toujours refusé de penser à l'autre possibilité. Qu'est-ce qui m'attend, au moindre faux pas ? L'emprisonnement, encore une fois ? Serai-je rapatriée en France, dans la même cellule que la dernière fois, dans le même complexe sombre, froid, austère ? Willer sera-t-il là pour m'accueillir, avec ses lèvres luisantes de satisfaction et son regard sadique ? Non, de cela au moins je suis sûre, il est mort. Sacha l'a avoué dans l'un de ses interrogatoires : son corps a été retrouvé et il l'a même vu de ses propres yeux à la morgue. Ce qui n'empêche pas son fantôme de venir me hanter chaque nuit, ou même simplement quand j'ose fermer les yeux, mais ceci est un autre problème.

Mes yeux tournoient, paniqués, à la recherche d'un objet, d'une pensée à laquelle me raccrocher. Je dois me focaliser sur des choses insignifiantes pour maîtriser mes crises, voilà au moins une chose que j'ai apprise au cours des derniers mois. Et aujourd'hui, c'est dans les yeux de Marshall qui me fixent avec tendresse que je puise la force de continuer mon chemin. Je m'efforce de chasser Willer de mon esprit, mais par quoi le remplacer ? Maintenant que je sais que je ne pourrai jamais le sauver, même l'image de Sacha m'est insupportable. Comment le lui annoncer ? Heureusement, il n'a jamais eu connaissance de mes folles théories. Voilà qui lui évitera la déception et le désespoir qui m'envahissent à présent. Mais moi, comment pourrai-je le regarder à nouveau dans les yeux après ça ? Même si je sais que je ne suis pas directement responsable, ça ne m'empêche pas de me sentir horriblement coupable. Après ce que l'Organisation lui a fait subir, je me sens redevable envers lui, et je me suis fait la promesse de le sortir de cette situation impossible. Je me suis fait la promesse de tout faire pour permettre à notre histoire d'exister.

Pour nous permettre d'avoir une histoire.

Mes yeux me brûlent et je sens les larmes sur le point de jaillir, mais je me reprends de justesse en songeant que Marshall a déjà suffisament de soupçons. Je n'ai pas atteint mon objectif en venant ici, mais je reste persuadée qu'il y a encore une porte de sortie. Il me suffit juste de réfléchir encore... mais malheureusement, aucune idée lumineuse ne me vient... Plus le temps passe et plus je me sens angoissée. Je ne remarque même plus les regards légèrement paniqués de Marshall, qui me tourne autour en tentant sans doute de me sortir de ma transe. Mais, comme si souvent, je me suis isolée dans un autre monde pour me protéger de la trop dure réalité, et rien ni personne ne pourra m'aider à m'échapper, puisque je ne le veux pas. Le doux cocon sécuritaire dans lequel je me suis enveloppée est bien trop attirant pour que je pense à le quitter. Une ombre devant mes yeux m'indique que le leader agite sans doute quelque chose devant mon visage pour tenter de m'arracher une réaction. Mais aucun de ses stratagèmes ne fonctionne, et je ne retourne à la réalité que lorsqu'une image de Sacha s'impose de nouveau à moi.

Sacha.

Sacha.

Son nom me tire vers le haut, vers la surface, pour que je prenne enfin l'inspiration qui me rendra à la vie.

Mon heure n'est manifestement pas encore venue.

La panique qui m'enveloppait, qui me constituait, se dissipe peu à peu, et mon corps tétanisé se remet à bouger.

- ... te dire... Astrid ? Astrid, enfin, qu'est-ce qui se passe ? J'appelle un médecin!

Mais ces paroles achèvent définitivement de me réveiller et j'agrippe le bras de Marshall avec force avant qu'il puisse faire quoi que ce soit.

- Non! grogné-je d'une voix qui n'est pas vraiment la mienne, plus dure, plus animale. Ne fais rien, reprends-je plus doucement. Je vais bien...

Je ne suis pas convaincue de mes propres mots, mais je sais qu'aucun infirmier au monde ne réussira jamais à régler mes "problèmes". Il n'appartient qu'à moi de me guérir des cicatrices que Willer a laissées en moi, me changeant en proie alors que j'étais un prédateur.

- Marshall, tu voulais me dire autre chose ? bafouillé-je le plus rapidement possible pour distraire son attention.

Je ne sais pas d'où je tiens cette impression, sans doute des propres sentiments de mon interlocuteur, et à son air hésitant, il me considère sûrement comme trop fragile pour me dire ce qu'il s'apprêtait à me révéler. Je pressens immédiatement que les nouvelles ne vont pas me plaire, mais je dois tout savoir. Je ne peux plus supporter de ne pas être au courant des moindres détails de ma vie. Après la perte de ma mémoire, la connaissance est pour moi l'une de mes plus puissantes armes, même si, ironiquement, je ne veux toujours pas retrouver mes souvenirs. Pourquoi m'infliger encore un autre fardeau, quand je peux simplement demander les informations dont j'ai besoin et ignorer le reste ? Ignorer toutes les horreurs que j'ai commises pour devenir la tueuse qui s'est révélée lors de ma première évasion ? Ou encore lorsque la DFAO nous a retrouvés, avant que l'on ne m'emmène au Sanctuaire ? J'essaye peut-être de refouler ces souvenirs aussi, mais ils restent bien présents dans mon esprit. Ils m'accompagnent tout le temps, au même titre que Willer, Christian, mon propre père, ou bien d'autres choses.

- Marshall, dis-moi! J'ai besoin de savoir!

Mes doigts se crispent sur son bras, qu'ils n'ont toujours pas lâché, mais je n'en ai cure. Tout ce qui compte en ce moment, ce sont les réponses que je veux obtenir de sa part. Son regard se fait cette fois nettement plus compatissant, et je sais que ce n'est plus juste une impression. Il a réellement pitié de moi, de ce que je vais ressentir en l'entendant, et je le hais pour ça. Je ne veux pas de ses bons sentiments à mon égard. Je ne les supporte pas, moi qui pensais qu'il ne me trahirait jamais de cette manière. Mais manifestement, Allen n'est plus le seul à vouloir me protéger à tout prix. Mes faiblesses sont-elles si évidentes pour provoquer une telle réaction chez Marshall, le leader insensible qui m'a éduquée, entraînée à accomplir même les missions les plus bouleversantes sans fléchir ? Son enseignement ne me sert plus beaucoup, aujourd'hui, et ma rage ne s'en fait que plus brûlante.

- PARLE! hurlé-je, sur les nerfs, parce que la violence est la seule porte de sortie que j'aie jamais connue.

Il se dégage de mon emprise d'un geste brusque et ses traits se durcissent à nouveau. Mon soulagement est palpable dans l'air quand il redevient l'homme que j'apprécie, l'homme avec qui je me sens à l'aise. Mais quand il me révèle enfin la vérité d'une voix indifférente, je me surprends à regretter qu'il ait cédé :

- L'un de nos informaticiens a retrouvé Willer dans un immeuble abandonné des quartiers nord de Paris. Une équipe vient de partir, il y a quelques heures à peine, pour aller le récupérer. Soit il a simulé sa propre mort, soit Sacha nous a menti. Mais dans tous les cas je l'ai vu de mes propres yeux. Il est vivant.