Chapitre 14 - Quelques jours plus tard - PERSONNE
Sacha est vivant, mais ça n'a plus aucune importance.
Miraculeusement, alors que, selon les calculs des médecins, ils ne sont pas allés plus vite que lors de leur dernière tentative, la puce a bien été extraite, et d'après ce qu'on en sait pour le moment, Sacha ne souffre d'aucun effet secondaire. Le mécanisme a pu être retiré sans endommager son cerveau, ce qui représente un tout nouveau mystère pour la science. L'espoir renaît, depuis que la nouvelle s'est répandue, et apaise les quelques tensions qu'elle a également soulevées. Cependant, de ça également, je n'en ai rien à faire.
Je ne pense plus qu'à moi depuis... depuis que je me souviens.
Je n'ai pas récupéré tous mes souvenirs, mais aujourd'hui plus que jamais, je ne le veux pas. Je ferai même tout pour l'empêcher.
Je suis un monstre, et il n'y a présent plus rien pour le démentir.
Je suis le monstre qui a dirigé une mission meurtrière le coeur en joie.
Je suis le monstre qui a détruit la vie de Sacha, malgré ce qu'il serait devenu sans cette "intervention". Etrangement, je préfèrerais le savoir Leader de Paris, loin de moi.
Je suis le monstre qui l'a privé de son oeil droit, le condamnant à être un infirme aux yeux de son père, du Gouvernement, de la DFAO, et de tous ceux qu'il connaissait à l'époque. Je n'ose même pas imaginer l'enfer qu'il a dû subir à cause de mes actes irréfléchis et bornés, la douleur qu'il a dû ressentir en se voyant renié de tous.
Tout ce qu'il a pu faire pour m'anéantir a soudain pris sens, en un éclair. Toute sa haine, son désir de vengeance... vengeance... parce que ce que j'ai fait est innommable. Certes, ce n'est pas mon équipe qui a provoqué l'explosion directement, mais c'est tout comme, bien que je ne connaisse toujours pas la cause exacte. Je ne veux pas la connaître, à vrai dire. Je ne veux rien savoir de plus sur mon passé, sur la fille que j'étais, celle qui me fait vomir aujourd'hui.
Comment ?
Comment ai-je pu faire ça ?
Comment ?
Et le pire, c'est que Sacha m'a pardonnée.
Il m'a pardonné tout ce que j'ai fait, il était prêt à passer au-dessus de ma culpabilité et à ne jamais me révéler la vérité. Combien de fois a-t-il dû brûler de me dire ce que je suis ? Quels efforts a-t-il dû fournir pour oublier, pour voir autre chose en moi que celle qui a mené une attaque contre son avion ? À l'époque, il était encore innocent.
Voilà ce qui me hante vraiment dans tout ça.
La certitude que c'est moi, le véritable monstre, qui suis la seule responsable de la folie qui l'a habité jusqu'ici. Aujourd'hui, il semble s'en être extraordinairement débarassé, comme si rien de tout ça n'avait eu lieu, comme s'il n'avait jamais été un agent assoiffé de pouvoir et de sang au service du Gouvernement. Mais ça n'efface pas que c'est moi qui l'ai rendu comme ça, en premier lieu. S'il n'avait pas perdu son oeil, il serait peut-être devenu Leader de Paris, mais je refuse d'envisager qu'il aurait été aussi cruel que Christian.
Je suis un monstre, et j'en étais fière il y a quelques mois à peine. Au final, je mérite amplement tout ce qui m'est arrivé. Jamais plus je ne pourrai lui reprocher ses manipulations, ses multiples trahisons... Comment le blâmer ? Comment a-t-il pu ne serait-ce que supporter ma rancoeur quand j'étais - suis peut-être encore - l'objet de ses pires cauchemars. Il m'a poursuivie toute sa vie pour me faire payer, et à présent, je voudrais qu'il aie réussi.
Je voudrais qu'il m'aie tuée.
Je voudrais ne pas exister.
Je voudrais être morte sans savoir ce que je lui ai infligé.
Plus jamais je ne pourrai le regarder dans les yeux sans penser au monstre qui vit en moi.
Willer en vie, ma mémoire retrouvée au sujet de Sacha, qu'étais-je censée faire ?
Cette décision que j'ai prise, était la seule qui me garantissait un avenir. Cependant, je suis consciente qu'il va me falloir poser d'autres conditions au pacte que j'ai passé avec le diable, des conditions auxquelles je n'avais pas pensé sur le moment. Depuis que je suis de nouveau capable de formuler une pensée cohérente, je pense sans arrêt à ce que je dirai, et je suis prête à présent. Si ce traître refuse, j'annulerai le contrat. Mais est-ce encore possible ? Si je fais ça, il n'hésitera pas à révéler à l'Organisation toute entière la vérité, c'est-à-dire mes sentiments pour Sacha, mais plus que tout, que j'ai accepté sa proposition. M'être rétractée ne suffira pas aux rebelles pour me faire à nouveau confiance, déjà que même maintenant ils ne me portent pas dans leur coeur.
Je suis coincée de toutes parts depuis que j'ai cédé, mais je n'arrive pas à regretter ma décision.
Le moment venu, trahir tout ce pour quoi nous travaillons depuis des mois sera difficile. L'Organisation tenait enfin sa chance de remporter la victoire, une véritable chance, cette fois. J'aurais pu contribuer à sauver les femmes des Sanctuaires, tenir ma promesse... mais je n'ai pas su être assez forte, et ça ne me touche plus tant que ça à présent. Seul Sacha occupe mes pensées, ou plutôt le flashback que j'ai eu à son sujet.
Aujourd'hui, je paye les conséquences de mes actes, et par égoïsme, je fais également payer la rebellion dans son ensemble.
***
L'équipe envoyée chercher Willer n'est toujours pas revenue, et nous restons sans aucune nouvelle d'eux pour éviter tout risque : lorsque je suis passée voir Marshall, il m'a assuré que la procédure ne voulait aucun contact lors de missions en ville.
Aujourd'hui encore, je ne sais pas où je suis allée puiser la force de marcher jusqu'à son bureau, de me renseigner, mais il faut croire que certaines motivations sont plus fortes que d'autres : à présent, j'en viens presque à remercier Willer pour tout ce qu'il m'a fait subir, puisque c'est la seule chose qui semble pouvoir me réveiller. Mais la véritable raison, c'est que mes démons, qui étaient avant mes pires ennemis, sont en fait devenus mes anges gardiens, ceux qui me permettent de survivre : je me dis que toute cette souffrance est mon prix à payer, que sans elle, je ne pourrais même pas supporter de vivre. Je me dis que c'est ma punition, et le savoir apaise juste assez ma culpabilité. Jamais je n'aurais cru penser du bien de Willer, mais il faut croire que tout peut arriver.
Amorphe, je repose à présent dans mon lit, que je n'ai en fait pas quitté depuis deux jours, sauf pour rendre cette fameuse visite éclair à Marshall. Je ne m'alimente plus, et bien que ma bouche soit sèche, je ne bois pas non plus. Quelque part, j'espère que je me dessècherai un jour assez pour partir en fumée, pour me réduire à un petit tas de poussière comme dans les films. Je n'ai plus aucune envie de me battre. Jamais je n'avais ressenti une telle lassitude avant, même dans mes pires moments d'abandon.
Un bruit sec et régulier me tire de mon demi-sommeil hanté. La personne qui, je le devine, vient de toquer à ma porte, n'attend cependant pas la réponse avant de débouler dans ma chambre, et quelques secondes plus tard, poussée par la curiosité, je me force à lever les yeux vers un Allen où la stupéfaction se le dispute à l'excitation. L'ancienne Astrid aurait grogné et tourné la tête sur le côté pour montrer sa contrariété d'être dérangée. L'ancienne Astrid aurait levé les yeux au ciel avant de demander : << Qu'est-ce que tu fiches ici ? Qu'est-ce qui se passe ? >>. Au lieu de ça, je reste parfaitement stoïque et attend ses explications sans rien ressentir de plus que de l'ennui, c'est-à-dire la même chose que ces deux derniers jours. Je considère à présent que, puisqu'il vient me parler, c'est à lui d'aborder le sujet sans que j'aie à lui courir après.
À mesure que les minutes passent, et que je reste toujours aussi muette, l'éclat brillant dans les yeux de mon frère se ternit quelque peu et il semble enfin remarquer que quelque chose cloche chez moi. Bien, je pense en moi. Maintenant, toi aussi tu as remarqué que je ne suis pas normale, que je suis un monstre digne de mon, non, de notre père. Et cette pensée, alors qu'elle lui était premièrement destinée, me frappe alors de plein fouet.
Mon père.
Christian Carren.
Je suis exactement comme lui, tout aussi sadique et avide de pouvoir. Pendant tout ce temps, ce n'était pas lui, et encore moins Sacha, le danger. C'était moi. Comment ai-je pu passer à côté de cette ressemblance entre lui et moi pendant si longtemps ? On dirait que ma cruauté est inscrite dans mes veines, finalement. Inscrite dans mon ADN. Encore une des choses qu'il m'a transmises sans que j'en veuille un seul moment. Encore un de ses stratagèmes pour me détruire, même si je ne comprends pas encore bien pourquoi. Pourquoi une telle haine à mon égard ? Pourquoi une telle persistance à me pourchasser, et à détruire tout ce à quoi je tiens ? Toutes les personnes qui me sont chères ? Parce que j'ose lui résister, moi, sa propre... fille ? Je n'y crois pas. Il y a quelque chose de plus que tout ça. Je passe à côté d'un détail crucial, et je ne me suis jamais sentie aussi frustrée qu'en ce moment, ce qui me fait réaliser que je viens de quitter mon état de léthargie totale.
Je pense à nouveau.
Je résonne à nouveau.
Je sens à nouveau.
Je laisse un soupir de soulagement m'échapper, tandis que la culpabilité revient elle aussi en force, mais est-ce que ça n'en vaut pas la peine, pour bénéficier également de la joie, de la curiosité, de l'envie de vivre ? Ce n'en sont que trois parmi d'autres, mais aujourd'hui, je veux croire que même eux sont accessibles.
- Astrid, tu me suis ? Nous devons nous rendre au bloc de détention immédiatement! Ils l'ont retrouvé!
Retrouvé ? Mais de qui parle-t-il ? Et soudain, les mots "bloc de détention" dont leur chemin dans mon esprit, et je comprends. Sacha! Que lui est-il arrivé ? Après tout ce que je lui ai fait, je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le protéger, même si ça signifie le revoir. Mais d'ailleurs, pourquoi au bloc de détention ? N'est-on pas censé l'avoir opéré ? Aux dernières nouvelles, il allait plutôt bien, et je pensais qu'après les derniers jours, il aurait plus ou moins gagné la confiance de l'Organisation. Il faut croire que non...
Je me lève sur des jambes faibles et flageolantes, mettant tout ce qu'il me reste de détermination dans le simple fait d'avancer. Comment pourrais-je lui être utile à quoi que ce soit dans cet état ? Je ne suis même plus capable de me battre pour moi-même, alors pour lui ? Mais c'est pourtant ce que je me suis promis! Je dois le protéger et lui offrir un avenir digne de ce nom au sein de l'Organisation, en usant de toute mon influence pour atteindre cet ultime but. Ensuite, je pourrai disparaître dans la nature, et survivre ou mourir n'aura plus beaucoup d'importance. La seule chose qui comptera, c'est qu'il sera en sécurité.
Je me fais ces réflexions tandis que nous traversons les couloirs, Allen devant, qui s'arrête tous les mètres pour m'attendre, et moi derrière, qui m'efforce de le suivre le plus vite possible. Petit à petit, je reprends de l'assurance et mes anciens réflexes me reviennent. En une dizaine de minutes, nous atteignons enfin le bloc de détention, et Allen pousse la porte entrouverte sans plus de cérémonie. Cette porte, non vérouillée ? Elle est normalement toujours fermée, quelles que soient les circonstances. Mais qu'est-ce que ça peut bien signifier ? Et mon frère n'a pas l'air surpris le moins du monde, ce qui veut dire qu'il est déjà venu ici avant d'aller me chercher.
Nous longeons le court couloir et ses quelques cellules avant d'arriver devant celle de Sacha.
Mais à ma grande surprise, elle est vide, et ce n'est d'ailleurs pas de côté qu'Allen m'entraîne. Contrairement à moi, il regarde dans la direction opposée, la cellule qui fait face à celle de mon protégé. Ses prunelles sont dilatées par la haine et ses poings serrés.
Dans la petite chambre en béton que je peux observer à travers la vitre blindée, deux agents de l'Organisation rouent un troisième homme de coups sous les yeux attentifs de Marshall, Mehdi, Aaron, et encore une autre personne que je ne connais pas.
Mon sang se glace dans mes veines quand je comprends enfin l'ampleur de la situation.
Tous mes souvenirs me reviennent en un boomerang violent mais inarrêtable.
Parce que bien qu'il soit au coeur de la mêlée, je reconnais leur cible au premier coup d'oeil, et elle n'est autre que Willer.
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