- Qui t'a aidé à simuler ta mort ? lance l'homme pour la troisième fois.

Depuis que les deux gardes ont installé Willer sur sa chaise, c'est lui qui mène l'interrogatoire, et je suppose donc qu'il est un expert. Cependant, pour le moment, je ne vois pas trop où il veut en venir. Il a posé toute une série de questions, et Willer n'a répondu à aucune d'entre elles, mais il ne semble pas se décourager d'un pouce. Le regard furieux, les deux agents ont plus de mal à garder leur calme : ils bouent sous leur uniforme sans parvenir à contenir suffisament leur fureur. Heureusement, ils se tiennent derrière Willer, et ce-dernier ne peut donc pas les voir. Sinon, je suis prête à parier qu'il aurait profité de cette faille pour se défendre, de quelque manière que ce soit.

- Je répète une dernière fois, qui t'a aidé à simuler ta mort ?

À côté de l'interrogateur, Mehdi s'agite un instant avant de se figer une nouvelle fois. De l'autre côté, Marshall reste indéchiffrable, comme à son habitude, mais je perçois tout de même un certain agacement en lui. Quant à Aaron, le dernier de la rangée, je ne le connais pas suffisament pour deviner quoi que ce soit, étant donné qu'il s'efforce de rester neutre comme les autres ; c'est le première règle de base d'un interrogatoire. Rester stoïque. Si le sujet retourne la situation à son avantage, ne pas montrer qu'on est déstabilisé. En plus simple, ne jamais offrir la moindre prise exploitable à l'ennemi.

Mais cette fois, à surprise de tout le monde, Willer ouvre la bouche pour parler. Je sens l'espoir grandir en moi, avant d'entendre sa réponse.

- Personne.

Je lève les yeux au ciel, exaspérée par son refus de coopérer, même si au fond de moi, je suis plutôt satisfaite. Plus il résiste plus ça durera longtemps, et puisque c'est la seule chose qui me maintient en alerte, je veux en profiter un maximum. Depuis que j'ai enfin compris de quoi il retournait, je ne quitte plus mon ennemi et ancien tortionnaire des yeux. Comme toujours, une tempête de sentiments se bousculent en moi, mais cette fois, je n'arrive pas à trouver d'explication à la moitié d'entre eux. Et surtout, le désir de vengeance n'en fait pas partie, même si pour le coup, je connais la raison : Willer est toujours une punition, mais plus dans le même sens. C'est n'est plus une malédiction. C'est un juste retournement des choses.

- Impossible, gronde l'homme.

Mais Willer soutient son regard, et après l'avoir cotoyé pendant si longtemps, je sais instinctivement qu'il dit la vérité.

- Je ne suis pas capitaine de la Division Française Anti-O pour rien, sale traître, répond-t-il avec une pointe de haine dans la voix.

Puis il souffle et regarde le plafond d'un air dédaigneux avant de continuer :

- J'avais prévu cette solution de repli depuis bien longtemps. Je n'ai évidemment pas préparé tout ça au dernier moment. Et j'ai soudoyé le médecin de la morgue pour qu'il confirme ma mort, alors que ce n'était en fait qu'un mannequin particulièrement convaincant. Les autres n'y ont vu que du feu.

Aaron lance un regard dubitatif à Willer mais ne conteste pas. Je n'ai même pas besoin d'intervenir pour qu'ils le croient, ce qui, pour le coup, me soulage : mon vieil ennemi n'a toujours pas remarqué ma présence, et je préfère rester dans l'ombre pour le moment. Je me demande même si je suis visible : peut-être cette vitre est-elle sans teint, ce qui expliquerait que notre présence, à Allen et à moi, soit autorisée. À cette pensée, je tourne brusquement la tête vers lui. Je l'avais complètement oublié.

Mais contrairement à ce que j'attendais, il ne semble prêter aucune attention à la scène qui se déroule sous nos yeux : le regard perdu dans le vague, il est manifestement perdu dans des pensées bien sombres, et je décide de ne pas le déranger, sachant pertinnement que j'en suis sans doute le sujet. Comment puis-je être assez cruelle pour lui infliger ça à lui aussi ? Faire souffrir Sacha ne me suffit donc pas, il faut également que je torture Allen. Il s'inquiète pour moi, ça crève les yeux, et il est désespéré à l'idée de ne pas réussir à me sauver, mais comment le rassurer ? Je ne peux pas lui mentir, pas à lui, il le saurait tout de suite. Et sourire comme si rien ne s'était passé m'est juste impossible. Alors quoi ? Couper brutalement les ponts avec lui ne servira à rien, je le sais d'expérience. Il continuera tout de même de m'aimer, de chercher à me protéger, et rien ne pourra le convaincre d'abandonner la lutte malgré toute la méchanceté du monde. D'ailleurs, les derniers mois l'ont bien prouvé : je l'ai repoussé et évité sans aucune délicatesse à mon arrivée au QG, et ses efforts pour me récupérer n'ont pas faibli d'un pouce. C'en serait presque désespérant si la situation n'était pas aussi triste.

Allen reste donc pour le moment un autre de mes problèmes insolubles, pour lesquels je ne fais rien. Vais-je aussi abandonner ce combat ? Vais-je déserter ce champ de bataille également ? À cette idée, une douleur aiguë me traverse de part en part, et je sais que je n'en ai pas le droit.

J'ai trahi l'Organisation.

Je travaille à présent pour le compte du Gouvernement, malgré toute la souffrance que cela me cause, malgré toutes les larmes que j'ai envie de verser sur cette décision. Mais pour le moment, je n'ai pas encore assez les idées claires pour regretter, et je me surprends à prier pour que ça reste ainsi : si je me réveille vraiment, les conséquences de mes actes seront assurément bien trop lourdes pour que je puisse les supporter.

J'ai une brève vision d'un Marshall torturé, traîné par deux gardes qui le jettent dans une sombre cellule, ses pieds laissant une large traînée de sang derrière lui, mais heureusement, Willer interrompt mes pensées, me sauvant de justesse :

- Mais aucune des réponses que vous attendez ne vous sera utile par la suite, donc je n'en dirai pas plus. Vous semblez n'avoir toujours pas compris combien votre cause est perdue. Vous êtes un véritable gruyère, grouillant de traîtres et de vermines. Comment gagner une guerre quand on ne dirige aucun soldat fidèle ?

Je me raidis à cette évocation et je sais avec certitude, en cet instant, qu'il est au courant pour moi. Va-t-il me dénoncer ? Ma vision s'obscurcit, mais je suis pieds et poings liés. Rien qu'à imaginer Allen l'apprendre de la bouche de Willer, ma haine se retrouve décuplée et je retrouve pendant quelques secondes mes anciennes facultés. J'ai l'impression que je suis toujours Alid, qu'elle n'a pas tout simplement disparu sous une masse écrasante de culpabilité et de trahison.

La phrase suivante de Willer me fait craindre le pire :

- Cependant, j'ai bel et bien une information à vous communiquer, qui risque de ne pas vous plaire.

Il marque une pause pour accentuer son coup de tonnerre, sachant pertinnement qu'il s'apprête à détruire définitivement ma vie. Je me prépare alors courir, courir, courir de toutes mes forces, les muscles tendus, mes quelques jours de léthargie loins derrière moi.

- Diane est vivante, susurre-t-il alors, contre toutes mes attentes.

Je ne cherche même pas à savoir qui est cette Diane tant le soulagement est grand. Mes épaules retombent je passe une main épuisée sur mes yeux tandis qu'il continue, les yeux fixés sur un Marshall stupéfait. Plus que sa révélation, c'est cette réaction de notre meneur qui me terrifie, et l'angoisse reprend le dessus. Cette fois, je m'interroge vraiment sur l'identité de Diane, et quelque chose me frappe alors que j'aurais dû remarquer au moment même où Willer a prononcé ces mots. Diane. C'est un prénom féminin, à coup sûr, même si je ne l'ai jamais entendu de ma vie. Mais mon intuition me confirme que j'ai visé juste. Et à en voir l'expression de Marshall, ce prénom a une signification particulière pour lui.

Une signification qui entraîne beaucoup, beaucoup de conséquences.