Chapitre 23 - ASTRID

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Si l'intervention de Sacha m'a d'abord distraite, elle me donne maintenant la force d'avancer.

Aujourd'hui, j'oublie toute ma culpabilité pour me concentrer sur l'unique fait qu'il est à mes côtés, qu'il va m'aider à libérer ma mère. C'est tout ce dont j'ai besoin : une épaule où m'appuyer, une main qui se tend vers moi. Alors, sachant qu'il m'écoute et observe le moindre de mes faits et gestes, qu'il me protégera de tout danger, je commence à faire minutieusement le tour du couloir. Sur chaque corps, je récupère les meilleures armes et le plus de munitions possibles, autant que je peux en supporter sans me ralentir du moins. Au final, je termine mon inspection avec deux pistolets modernisés chargés à bloc, au moins une trentaine de munitions, mes deux couteaux que j'avais déjà au départ, trois grenades explosives et deux grenades à gaz. J'ai dédaigné la mitraillette, malgré l'avantage qu'elle pourrait représenter pour nous : même si Astrid a repris le contrôle le temps de cette mission, je crois que même elle n'oserait pas toucher une arme de mort telle que celle-ci.

Je ne cherche pas à répandre un bain de sang derrière moi.

Au contraire, je veux juste récupérer tout ce que le Gouvernement m'a volé, avec le moins de violence possibles, même si dans certains cas, il est juste impossible de ne pas tuer.

Quelques minutes ont déjà passé. Mehdi a suivi mon mouvement et il se dirige à présent vers moi tout en vérifiant une dernière fois que ses armes sont bien chargées.

- Prête ? me demande-t-il.

- Et toi ? rétorqué-je.

Mais contrairement à toutes mes attentes, il se contente de m'adresser un sourire triste avant de répondre :

- On n'est jamais prêt pour ce genre de choses.

Sa réponse est sûrement une des plus sincères qu'on m'a jamais faites. Avec ces quelques mots, il me signifie qu'il a confiance en moi, assez pour me livrer sa peur et son angoisse de la situation. Il n'a pas seulement lancé quelques mots vides de sens dans l'air, par politesse : il m'a dévoilé le fond de sa pensée, ce qui le hante vraiment, et je ne sais pas comment le remercier pour ça. Alors je me contente de le fixer dans les yeux, sans me cacher, sans mentir. Pour transporter moi aussi la vérité.

Ce moment unique est cependant vite brisé par l'équipe informatique, qui déclare dans nos oreillettes :

- Nous ne pouvons rien faire. La porte est trop bien protégée pour être débloquée à distance, même avec l'aide de Willer. Les deux autres équipes sont déjà près de la sortie, et elles attendent plus ou moins. Il ne reste qu'une seule solution, c'est prendre le risque de déclencher l'alarme. À ce moment, même si le badge ne marche pas, nou serons en mesure de pirater la porte, puisque des canaux se seront ouv... Bref, nous allons cependant évacuer le reste du groupe avant, puisque des contrôles risqueraient d'être rajoutés à la sortie.

Je me mords les lèvres jusqu'au sang pour ne pas répondre du tac au tac : << Et nous ? >>. Parce que c'est vrai, et nous, comment allons-nous faire ? Les communications pourraient être brutalement interrompues avec l'alarme intrusion, et nous nous retrouverions complètement seuls. Juste Mehdi et moi contre le monde entier, et avec un désavantage conséquent : une femme sans aucun entraînement, qui sera sûrement en si mauvais état que nous devrons la porter. Ce qui ne laissera qu'une seule personne pour défendre les deux autres, et ce sera probablement moi. Pire, et si l'équipe informatique ne réussissait pas à ouvrir la porte, même après que l'alarme se soit déclenchée ? Nous serions pris au piège comme des rats.

Mais notre team de soutien sait sûrement parfaitement tout ceci, sauf que personne n'ose le dire à haute voix. La réalité est trop cruelle, trop horrible. Nous sommes arrivés jusque là, et notre corps comme notre âme nous interdisent d'arrêter la mission pour battre en retraite. Rentrer au QG sans Diane serait inacceptable, même si certains d'entre nous doivent y laisser la vie. Mon seul réconfort dans tout ça, c'est de savoir qu'Allen sera déjà en sécurité à ce moment-là. Et effectivement, un nouveau grésillement confirme mes attentes :

- Dès que les équipes 2 et 3 seront évacuées, nous vous donnerons le feu vert. Bonne chance.

Ce << Bonne chance >> résonne dans ma tête et mes oreilles un long moment. Je sais que lors des missions de terrain, ce sont toujours les derniers mots du discours d'un meneur à son équipe. Dans ces quelques instants qui se répètent trop souvent, on sait qu'on a de fortes chances de ne pas revenir vivant, de ne pas revoir tel ou tel camarade. Alors on choisit ses paroles avec précision, pour ne rien regretter, et bien qu'il paraisse banal, ce minuscule encouragement est devenu pour nous le signe du courage. Même si je n'ai aucun souvenir d'un tel rituel, Allen me l'a raconté en détails un jour, alors que je le laissais encore s'approcher, alors que je ne l'avais pas encore complètement repoussé : << Tu sais, même si c'est très important, je souhaite ne jamais avoir à te dire ça encore une fois. >>. Et sans qu'il ait besoin de me l'expliquer, j'ai compris que, la dernière fois qu'il a prononcé ces mots à mon égard, je partais pour les Résidences, vers une nouvelle vie sortie de mon imagination et des drogues qu'on m'avait injectées.

Et soudain, tout éclate.

- Equipe 1, feu.

Grésillement.

Le temps s'arrête.

Une fraction de seconde plus tard, j'ai repris le contrôle, je glisse mon badge dans la fente avec toute la fermeté dont je suis capable.

De nouveau, c'est comme si l'espace avait été déchiré, comme si j'avais été arrachée de ma dimension pour ensuite y être reprojetée de nouveau avec une force incroyable.

Comme prévu, un hurlement assourdissant nous déchire alors les tympans et un voyant rouge s'allume juste à côté de la fente. Cependant, je n'ai même pas le temps de paniquer que déjà un déclic m'annonce l'ouverture de la porte. Je me laisse quelques instants de jubilation, savourant la dernière victoire de l'équipe informatique et remerciant Sacha en silence pour son génie. Sans lui, nous aurions probablement foncé droit dans le mur, et la porte n'aurait pas pu être piratée. Puis je réintègre le présent, la réalité, le combat qu'il nous reste encore à mener... Mehdi s'avance déjà dans la pénombre, le battant claquant contre le mur.

La celllule, petite et austère, contient pourtant un lit, un lavabo et des toilettes, ce qui me surprend au plus haut point ; je n'ai jamais eu droit à autant d'égards, même pas au Sanctuaire, où le lit était entouré d'une caisse en verre blindé pour m'empêcher d'y monter. De toute manière après ce qui s'y passait, aucune femme n'avait plus envie d'approcher sa couchette. La pièce semble presque décente, si on oublie les signes évidents d'emprisonnement : aucune puanteur nauséabonde, pas de tâches de sang sur les murs, pas de cris déments qui se répercutent à l'infini à l'intérieur. Et enfin, tout au fond, sur le lit, recroquevillée sur elle-même, sans doute parce qu'elle a entendu les coups de feu...

La cible.

Diane.

Ma mère.

*

Je prends une grande inspiration tout en me précipitant vers elle, manquant de m'étrangler au passage. Je doute qu'elle me reconnaisse immédiatement, mais peut-être que ma féminité attirera son attention et lui fera comprendre la réalité. Cependant, alors que je m'attendais à la trouver dans un état pitoyable, je ne trouve quasiment aucune trace de blessure sur son corps, vêtu d'une fine chemise presque transparente. Elle est certes amaigri, mais pas au point de voir ses côtes saillir, et ses yeux ne présentent pas l'éclat mort, vitré, que tout prisonnier finit par arborer un jour ou l'autre. Le désespoir peut clairement s'y lire, de même que le remords et une puissante culpabilité, mais pas l'abattement. Elle n'a toujours pas abandonné. Mais je n'ai pas le temps de me questionner sur ces étranges faits.

Mehdi, qui me talonnait, empoigne l'un de ses bras et le hisse autour de ses épaules, me faisant signe de l'imiter. Je m'exécute tout en me maudissant de perdre autant de temps. Ce n'est pas le moment de la contempler ou de lui parler : aujourd'hui, je la sauve. Demain, nous discuterons.

Puisant dans toute la force que j'ai, je soulève son corps affaibli pour aider mon allié, mais à notre grande surprise à tous les deux, dès que ses pieds touchent terre, elle se débat et nous regarde avec une étincelle nouvelle dans les yeux.

- Je peux marcher seule. Nous vous ralentissez pas pour moi.

Sa voix est rauque, cassée, comme si elle n'avait pas parlé depuis trop longtemps, et je ne doute pas que ce soit le cas.

- Je peux y arriver, poursuit-elle avec détermination en me regardant alors droit dans les yeux.

Je la crois.

Et surtout, je sais qu'elle m'a reconnue, parce que le regard d'une mère pour son enfant est unique ; sans que je puisse me l'expliquer, je saurais le reconnaître en mille, même si c'est la première fois qu'on me l'accorde. Même si c'est la première fois que je le capte.

J'hésite à lui donner une arme, puis me ravise en réalisant une nouvelle fois qu'elle ne sait pas s'en servir. J'en aurai bien plus l'utilité qu'elle, même si elle pourrait en avoir besoin. Si un soldat s'approche suffisament d'elle pour qu'elle puisse le viser sans le rater, je serai morte et Mehdi aussi. Alors, elle n'aura plus aucune chance.

Je jette un coup d'oeil à Mehdi et décide soudain :

- Passe devant, je surveille nos arrières. De toute manière, avec l'alarme, nous ne pouvons plus passer inaperçu.

- Oui, mais nous ne connaissons pas la procédure. Si ça se trouve, tout le monde va être évacué en masse, et si elle se déguise, elle sera presque invisible, me détrompe-t-il.

Je hoche la tête devant son raisonnement parfaitement censé. Il serait stupide de ne pas tenter cette solution.

Je fouille le couloir du regard, me jette sur ma veste jetée à terre au début du combat et la balance vers ma mère, qui la saisit en plein vol. Elle l'enfile sans poser de questions, ayant tout entendu de notre courte discussion. Puis, grâce à Mehdi qui soulève le corps, je retire en quelques secondes le pantalon ainsi que les bottes d'un soldat. Je me rends alors compte que, dans la confusion, habillée comme ça, personne ne prêtera sans doute attention à Diane. J'adresse un sourire reconnaissant à Mehdi :

- Ton idée était très bonne, merci.

- Ne me remercie pas tout de suite. Allez, il faut sortir.

Ma main se referme autour du poignet de ma mère avec tout le naturel du monde et je prends le temps de lui souffler :

- Tout ira bien si tu restes à côté de nous. Ne nous perds jamais de vue, moi ou lui... finis-je en désignant mon camarade.

Puis je la pousse en avant, et Mehdi prend le relais, la guidant entre les corps vers la porte. À mon grand soulagement, elle est toujours entrebaillée lorsque nous y arrivons. Un brouhaha assourdissant nous parvient alors de l'extérieur et je comprends que, une fois de plus, Mehdi avait raison : l'évacuation a été lancée. Du moins, c'est ce que je crois jusqu'à ce que nous nous extirpions définitivement du couloir, mais ce n'est qu'en partie vrai. Effectivement, dehors, seul le personnel en civil fuit vers les sorties : les soldats eux, et ils représentent la grande majorité de la population de la prison, restent sur place pour surveiller, ou encore fouillent chaque pièce l'une après l'autre. Ils ouvrent les portes à la volée, leurs armes pointées droit devant eux, hurlant des ordres indistincts. Avec nos uniformes, nous risquons en fait plus de nous faire repérer qu'autre chose. Mais heureusement, ma combinaison intelligente s'adapte immédiatement à la situation et me crée un costume, de même que celle de Mehdi. Il ne reste plus que Diane, en somme, celle qui risque le plus de nous faire repérer : sans masque, ses traits féminins restent clairement visibles malgré la foule, et étant donné que nous sommes dans une prison, les soldats chercheront en priorité des prisonniers hors de leur cellule, puisqu'une alerte intrusion est quelque part la même chose, pour eux, qu'une alerte évasion.

Je secoue la tête pour chasser ces sombres pensées et rattrape rapidement mes deux compagnons, qui se sont déjà éloignés en suivant le mouvement. J'ai l'impression d'être au milieu d'un torrent bouillonnant qui m'entraîne inexorablement. Je ne suis plus une seule personne, qu'elle soit Alexy, Astrid ou Alid. Je fais simplement partie d'un tout, je suis une des nombreuses particules qui composent la rivière et qui aujourd'hui, s'assemblent pour ne former qu'une seule. Cette sensation de perdre mon identité propre est à la fois très dérangeante et très agréable : enfin, après presque une année entière passée à chercher qui je suis vraiment, je n'ai plus à me poser de questions. Je me sens apaisée, libérée de toutes mes craintes, ce qui ne m'empêche cependant pas de poursuivre ma mission ; même si mes sens sont un peu émoussés, je reste assez éveillée pour suivre l'uniforme de ma mère.

Pendant de longues minutes, nous nous frayons ainsi un chemin à travers la masse grouillante de corps. Je ne suis plus que chaleur, battements de coeur, respirations hâchées et paniquées, mains égarées qui frappent tout ce qu'elles touchent pour essayer de propulser un corps ou un autre un peu plus loin que ses semblables. Petit à petit, je suis complètement envahie par ces sentiments étrangers et ma peur de la foule se fait plus intense : plus de gens m'entourent, moins j'arrive à distinguer mes sentiments des leurs. Je me souviens d'avoir ressenti cette sensation pour la première fois lorsque l'alarme incendie du Sanctuaire a retentit, déclenchant une évacuation désordonnée où j'ai bien failli me perdre définitivement. Aujourd'hui, le bonheur de ne plus être quiconque a légèrement atténué mon malaise au début, mais à présent, il revient en force.

Je puise dans mes dernières forces pour lever la tête et m'aperçois que Mehdi et Diane sont maintenant loin devant ; nous sommes séparés de plusieurs rangées de personnes. Je contiens un hurlement de terreur avant de me reprendre brièvement pour me rappeler que, quoi qu'il se passe, l'important est la survie de ma mère. Je m'étais juré de la libérer, et je sais qu'avec Mehdi, elle est entre de bonnes mains. Il n'y a pas longtemps, j'ai songé que nous étions tous prêts à mourir pour ne pas abandonner, pour aller jusqu'au bout : voilà mon occasion de prouver que cette réalité s'applique aussi à moi. J'essaye de reprendre le contrôle de mon esprit sans dessus-desssous, ordonnant une à une mes pensées pour élaborer un plan logique.

Premièrement, arrêter de contenir ma violence à l'intérieur. Ces hommes sont peut-être dirigés par une puce, mais ça ne justifie pas non plus les protéger de la moindre agression. Après tout, je fais ça pour eux aussi, alors, ils peuvent bien supporter quelques coups. Cette réflexion faite, je me raidis et me mets à m'imposer avec force, alors qu'avant je me contentais de me laisser balloter par la foule. Distribuant coup sur coup, je trace mon chemin, et alors que je n'y croyais plus, ma main touche soudain le tissu rêche de la veste de ma mère. Celle-ci s'aggripe à présent à Mehdi avec l'énergie du désespoir, et, venant moi-même de me perdre, je la comprends parfaitement. Cependant, il me reste encore assez d'amour-propre pour ne pas faire de même. Je me contente de ne plus me perdre dans mes pensées.

Toute mon attention concentrée sur mes compagnons, je me force à suivre mon propre conseil : ne jamais les quitter des yeux. Enfin, encore une dizaine de minutes plus tard, nous émergeons et je sens à nouveau l'air affluer dans mes poumons. Je prends une grande inspiration, papillonnant des yeux pour essayer de me reprendre le plus rapidement possible. Quand enfin ma vision se précise, je sens une main puissante me tirer en arrière. D'abord, je résiste, avant de me retourner pour rencontrer les yeux écarquillés par la peur de Mehdi. Jamais encore je ne l'avais vu dans un tel état d'angoisse.

Et je ne mets pas longtemps à comprendre pourquoi.

L'air.

Cette bouffée d'air frais, pur, libéré de toute pression, indique également autre chose : je suis à présent seule devant une rangée de soldats, et sans l'abri de la foule pour me dissimuler. Les paroles de Mehdi me reviennent en mémoire : << Oui, mais nous ne connaissons pas la procédure >>.

À quelques centimètres de mon visage, le garde le plus proche pointe déjà son arme juste sous mon nez et grogne :

- Je ne sais pas qui vous êtes, mais ne faites plus un geste, où je vous abats sur le champ.

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