Chapitre 1 - ALID - DEBUT DE LA PARTIE II
DEBUT DE LA PARTIE II
J'enfouis ma tête sous les oreillers en essayant d'échapper à la lumière éclatante qui vient de s'allumer au-dessus de ma tête, réverbérée par les pans de draps blancs qui pendant autour de mon lit. Ils sont là pour protéger quelque peu mon intimité ; étant la seule femme, je suis également la seule à en bénéficier, mais ça n'apaise pas mon inconfort d'être au milieu de tant d'hommes. Je n'arrive presque pas à dormir la nuit, Willer hantant mes rêves pour les transformer en cauchemars dès que je plonge dans le sommeil. Et quand, enfin, j'arrive à me reposer, je suis réveillée presque aussitôt par le lever du jour artificiel du complexe, comme en cet instant précis.
Je sais que dans quelques secondes, un infirmier viendra me voir pour me poser toute une série de questions, vérifiant mon état, sans savoir que la seule chose qui ne va pas est dans ma tête. Comment pourraient-ils soigner mon véritable problème ? Je ne les laisserai même pas le connaître, jamais! Alors, pour les dissuader de chercher ailleurs, je les laisse penser que ma commotion cérébrale est ce qui me rend ainsi.
Je suis sortie du caisson de guérison accélérée hier soir, et je dois avouer que retrouver ma liberté, bien que ténue, est un véritable soulagement. Cependant, malgré tous les efforts des médecins, je n'ai toujours pas récupéré une ouïe aussi fine qu'avant. Je comprends d'ailleurs à présent que ça n'arrivera jamais. Mon oreille droite restera endommagée à jamais, et j'espère simplement que ce changement ne me déséquilibrera pas trop, puisque d'après eux il reste minime. Je n'ose même pas songer aux conséquences qu'il pourrait avoir : je ne serais plus capable de me battre normalement avant de longs mois, je devrais adapter chacune de mes techniques à cette nouvelle condition, et je serais dans l'incapacité totale de participer à la mission. Cette conséquence, plus que tout, m'horrifie. Voilà pourquoi j'attends avec un mélange d'impatience et d'horreur le seul test qui m'importe vraiment : quand serai-je enfin autorisée à me lever ? Quand pourrai-je enfin marcher ?
Routine bien rôdée, le rideau s'écarte soudain en un grincement désagréable, dévoilant mon lit aux yeux de tous les autres patients. J'essaye de contenir ma paranoïa et de ne pas penser à cette simple chemise, qu'on dirait faite de papier, qui me couvre. J'ai l'impression de la déchirer à chaque mouvement, me retrouvant plus vulnérable que jamais. J'essaye de ne voir aucune lueur de convoitise dans leurs yeux, et effectivement, il n'y en a aucune, c'est juste un effet de mon imagination. Voilà le slogan que je me répète pour tenir le coup, mon impuissance me torturant plus cruellement que jamais.
L'infirmier qui s'occupe de moi s'approche à petit pas, son Communicateur dans la paume.
- Bonjour, Astrid. Alors, comment te sens-tu aujourd'hui ?
Je déteste ces questions qu'il me pose à chaque fois, comme si j'étais une grande blessée. Quoi, vous n'avez pas d'autres cas bien plus graves que moi à soigner ? Mais je me retiens bien de le lui dire, sachant que ça ne fera que retarder ma sortie.
- Très bien, je mens avec aplomb, tout en reffoulant avec force mes cauchemars dans un coin de mon esprit.
- Bien, bien, fait-il pensivement, avant de relever ses grands yeux écarquillés vers moi. Eh bien, nous n'avons alors plus aucune raison de te garder ici.
Je sens l'espoir gonfler dans mon coeur.
- Nous allons t'emmener dans la salle de rééducation faire quelques exercices, pour te dégourdir les jambes après ces deux jours dans le caisson de guérison.
Voyant ma grimace, il s'empêche de préciser, tout en tendant une main vers moi, comme pour me retenir :
- Mais comme tu sembles bien supporter l'épreuve, tu devrais pouvoir sortir d'ici la fin de la journée. Tu devras cependant pointer chaque soir à l'infirmerie, pour un contrôle de routine, pendant une semaine. Ensuite, tu seras vraiment libre. En attendant, quelqu'un va t'apporter ton petit déjeuner. Ah oui, ton frère a désiré te rendre visite, ce que nous ne pouvons lui refuser. C'est lui qui t'escortera dans la salle de rééducation. Prends ton temps, surtout.
Puis il tourne les talons, sans même prendre ma tension ou quoi que soit d'autre. On dirait qu'il est tout aussi soulagé que moi de mon départ, songé-je avec amertume, mais déjà, Allen occupe tout mon esprit et efface le souvenir désagréable de l'infirmier. Dois-je le fuir ? Bien sûr, je connais déjà la réponse à cette question. Pour la première fois, je suis contente d'avoir frôlé la mort lors de cette mission, ce qui m'a fait réaliser une bonne fois pour toutes à quel point je tiens à lui. Hors de question que je le laisse tomber encore une fois. Et même si exprimer mes sentiments sera dur, je suis bien décidée à le faire... pour lui.
Cependant, malgré cette bonne résolution, quelque chose me chiffonne encore, que je ne mets pas longtemps à identifier : et s'il mourrait, au cours de cette mission ? Je ne peux pas le laisser venir avec moi.
Surtout avec ce pacte que j'ai passé avec le Gouvernement.
***
Je lance un regard gêné à mon frère en cherchant désespérément quoi dire. Mais m'ouvrir aux autres n'a jamais été mon point fort, évidemment, et aujourd'hui ne fait pas exception à la règle. Alors j'en suis réduite à espérer qu'il ressente à quel point je tiens à lui. J'ai envie de lui crier que tout ce qu'il a dit la dernière fois, à Marshall et moi, c'est réciproque. Et puis soudain, je me souviens de notre dernière discussion, ou plutôt, notre dernière dispute. Encore une fois, j'avais été bien trop violente avec lui dans mes paroles, lui cachant volontairement ma relation avec Sacha. Mais je dois me rendre à l'évidence à présent ; malgré toute ma bonne volonté, c'est une chose que je ne peux pas changer, même en sachant combien ça le blesse. Notre propre relation est-elle donc destinée à stagner ? Pourtant, j'ai tellement besoin de lui, de son soutien, de sa proximité! Je ne supporte plus cette distance qui se creuse entre nous, je voudrais la combler par tous les moyens possibles... ce qui, en y réfléchissant bien, est peut-être possible à présent que j'ai pris la résolution d'éviter Sacha. Pour son propre bien, et le mien aussi, je ne peux plus le voir, ce qui m'ouvre peut-être de nouvelles possibilités avec mon frère. Peut-être arriverai-je à prétendre que je n'ai jamais aimé Sacha...
- Mehdi est mort.
J'écarquille soudain les yeux quand ces paroles me sortent de mes pensées, mais je ne suis pas capable de faire autre chose que fixer Allen. Je ne me relève même pas, je ne pleure pas, je ne ressens rien... du moins dans un premier temps. Puis, quelques secondes plus tard, c'est l'avalanche, et je n'arrive plus à respirer, toujours aussi immobile sur mon lit. Mehdi était le référent, et en quelque sorte, le mentor de mon frère. Il aurait des milliers de raisons de le pleurer, et pourtant, il reste fort, et c'est moi qui craque. Quelle injustice! Comment puis-je m'octroyer le droit de paraître choquée devant lui ? Mais c'est plus fort que moi. Même si je n'ai aucun souvenir de lui, il m'a toujours témoigné de la gentillesse et de la compréhension. Et plus que tout, dans cette prison, il a sauvé la vie de ma mère au détriment de la sienne.
Après avoir lancé ma grenade, j'étais moi-même trop sonnée pour me rendre compte qu'il avait été touché, du moins je suppose que c'est ce qui s'est passé, et Allen confirme mes cruels doutes comme s'il lisait dans mes pensées :
- Il a reçu de gros débris, notamment au niveau du ventre et du coeur. Porter Diane a dû aggraver ses blessures, je suppose, mais je n'ai pas demandé les détails aux médecins. L'hémorragie était déjà trop grave quand on vous a récupérés dans l'avion, et son sang était déjà infecté. Il n'aurait eu aucune chance de survie, Astrid, même si tu t'en étais aperçu plus tôt...
Même si elles n'y ressemblent pas, ses paroles me disculpent de toute culpabilité dans la mort de Mehdi, et je le remercie silencieusement pour ça.
J'essaye de ne pas songer que cette victime-là de mon ambition était censée être dans mon camp, mais c'est malheureusement la seule pensée cohérente que j'arrive à formuler.
Mehdi.
La mission...
C'est penser à ma mère qui me sort finalement de ma léthargie.
Je me redresse péniblement et questionne Allen avec toute la force qu'il me reste :
- Et Diane ? Elle est blessée ?
Il hausse les épaules d'un air blasé.
- Tu pourras la voir une fois sortie d'ici, mais pour répondre à ta question, elle souffre juste de quelques coupures. Mais tu ne veux pas plutôt sortir de ce lit, qu'on aille au centre de rééducation le plus vite possible ? Il ne s'agirait pas qu'ils te gardent une nuit de plus ici!
Je vois bien qu'il essaye de reprendre son habituel ton taquin en blaguant gentiment sur mon état, mais c'est peine perdue. Ses yeux se sont ternis irrémédiablement.
À cause de moi.
Combien de temps arrivera-t-il à supporter ce que je suis ? Combien de mal faudra-t-il que je lui fasse avant qu'il ne s'éloigne de moi définitivement ?
Evidemment, je serais bien incapable de le lui dire en face, parce que je suis trop égoïste pour refuser sa présence à mes côtés. Alors, je me contente d'acquiescer tout en repérant un tas de vêtements posés sur une chaise, près de mon lit. Je lui adresse mon plus beau sourire, sachant qu'il n'a ni besoin de pitié ni de compassion en ce moment, mais bien d'un distraction.
- Tu me laisses m'habiller tranquillement ?
Il sort sans même prendre la peine de me répondre, ses épaules voûtées comme s'il portait le poids du monde entier dessus.
***
Toute la journée, j'ai enchaîné exercice sur exercice sous le regard attentif de mon frère et d'un homme spécialisé, si bien qu'à présent, épuisée et trempée de sueur, je ne songe qu'à deux choses : manger et dormir. De préférence, d'abord dormir, et ensuite manger. Mais on ne me laissera pas faire, bien sûr.
Une fois mon atelier de motricité terminé, je tourne la tête vers le médecin et le questionne avec impatience :
- Et celui-là ? C'est le dernier, ou il en faut encore un ? Je ne tiens plus sur mes jambes..., gémis-je.
Peut-être la carte de la faiblesse et de l'apitoiement marchera-t-elle mieux que toutes celles essayées jusque là. Ma réaction ne semble pas fonctionner sur l'intéressé, mais au moins a-t-elle le mérite d'arracher un sourire à mon frère, qui voit lui aussi clair dans mon jeu. Je me félicite intérieurement de cette petite victoire, alors que la réponse de mon interlocuteur tarde à venir. Il finit cependant par déclarer avec un regard pensif :
- Je pense que c'est bon. N'oublie pas de te rendre tous les soirs à l'infirmerie, et si tu as le moindre vertige, la moindre sensation de faiblesse, n'hésite pas à venir en avance.
Je résiste à l'envie de lever les yeux au ciel ; ça doit être au moins la dixième fois qu'on me le précise, comme si je n'avais pas la moindre mémoire ou la moindre reponsabilité. Certes, je ne me rendrai pas à mes rendez-vous la joie au coeur, mais je ne les manquerai pas juste parce qu'ils sont désagréables. Je sais qu'ils sont importants si je veux obtenir l'accord du médecin, pour ma participation à la mission. Marshall ne m'enverra pas là-bas sans s'être assuré auparavant auprès de tous les spécialistes que mon état est satisfaisant. Pour une fois, je suis résolue à respecter les étapes sans en brûler aucune, ce qui, de ma part, semble tous les laisser dubitatifs. Voilà peut-être pourquoi ils se montrent si insistants...
Tandis que je suis perdue dans mes pensées, j'entends vaguement Allen répondre à ma place, et ne me réveille que lorsqu'il me prend par le bras pour m'entraîner vers la sortie. Je le suis sans même y penser, stupéfaite du changement qui s'est opéré entre le début de la journée et maintenant : avant, j'arrivais à peine à tenir sur mes jambes rendues flageolantes par le choc et la semaine entière passée allongée dans mon lit, dont deux jours en caisson de guérison. Les exercices me laissaient pantelante, exténuée, et c'est à peine si j'envisageais de pouvoir faire le suivant sans m'écrouler. Et puis, petit à petit, à force de persévérance et d'encouragements, qui venaient aussi bien d'Allen que du médecin, j'ai fini par me réhabituer à la terre ferme sous mes pieds. Courir d'un bout à l'autre de la salle ne me paraissait plus un exploit, tout comme me hisser en haut de la barre pendue au plafond.
- Tu veux aller voir Diane ? me demande-t-il soudain, alors que le silence plane depuis longtemps déjà.
Nous sommes à présent dans la salle où je passais mes journées hier encore. Mon lit a été débarassé des draps qui l'isolaient aux yeux des autres, mais aucun nouveau patient n'y est installé. De toute manière, le dortoir de l'hôpital n'est pas très rempli en cette période.
Je prends le temps de réfléchir à sa question. Il commence à se faire tard, et je préfèrerais avoir le temps de lui parler tout mon soûl sans être interrompue par le couvre-feu, mais en même temps mon impatience de pouvoir enfin me tenir face à elle me brûle de toutes parts. Je ne me sens pas la force de lui résister. Cette nuit, je veux m'endormir avec son visage dans la tête, et pas seulement quelques traits flous éparpillés par-ci par-là dans mon esprit ; pendant la mission, le danger constant m'a empêchée de lui prêter une réelle attention. Une seule pensée m'obsédait : la sortir d'ici vivante. Cette réflexion me ramène une nouvelle fois à Mehdi et je jette un coup d'oeil discret à Allen, qui attend toujours ma réponse, tandis qu'une boule de culpabilité remonte dans ma gorge, me coupant momentanément la respiration.
- Je...
J'hésite encore quand son expression me fait basculer. Rien qu'à voir sa mine impatiente et éclairée, je devine qu'il m'a attendue pour la rencontrer, mais que cet effort a dû beaucoup lui en coûter. À présent, il n'a plus qu'une seule envie, tout comme moi d'ailleurs : aller voir notre mère. À sa place, je pense d'ailleurs que j'aurais fait la même chose, parce que malgré tous nos différends, nous nous sommes battus ensemble pour voir ce jour arriver. Il est logique de vivre ce rêve éveillé ensemble, non, pire, il serait une trahison de ne pas le faire. Je me rends alors compte que, pour la première fois de la journée, ses pensées n'ont pas l'air assombries par le souvenir de son mentor. Mehdi semble l'avoir enfin laissé en paix. Je n'ai pas le droit de lui retirer ce bonheur, surtout après tout ce que je lui ai déjà infligé.
- Oui, allons-y maintenant. Je ne pourrais pas attendre une seconde de plus.
J'énonce ma réponse avec fermeté et espoir tout en accrochant mon regard au sien, et il me prend par le bras pour nous faire bifurquer vers une petite porte, que je n'avais jamais remarquée avant, tandis qu'un sourire sincère étire enfin ses lèvres.
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