Chapitre 5 - ALID
Le moment tant attendu arrive enfin.
Je n'ai pas l'esprit léger, je suis d'être libérée de tous les démons qui me hantent, et je sais que je ne le serai probablement jamais, mais j'ai l'impression d'avoir le temps, pour la première fois.
Peut-être est-ce le sentiment de rendre enfin la pareille à Allen qui m'apaise, moi qui le réconforte enfin après toutes ces heures que j'ai passées à pleurer dans ses bras, trempant sa chemise pour le dégager de ma chambre quelques minutes plus tard en hurlant. Quoi qu'il en soit, je pousse la porte avec l'espoir dans mes yeux et la joie sur mes lèvres.
Et elle est là, assise sur le lit, le dos droit, comme si elle nous attendait depuis tout ce temps, depuis que je me suis enfuie hier... À cette pensée, je repense au mensonge que j'ai dû servir à Allen, et mon coeur se serre à nouveau, mais je repousse bien vite mes remords pour simplement profiter de son visage, devant lequel de longs cheveux blonds lustrés tombent en larges boucles. Je m'étonne qu'ils soient encore en si bon état après son emprisonnement. Encore une fois, je m'interroge sur les raisons de ce manifeste traitement de faveur. Son mentin fin, en avant, et son visage allongé contrastent fortement avec la rondeur de nos traits, à Allen et à moi. Contrairement à nous, ses pommettes sont hautes et marquées, ses sourcils, aussi blonds et diaphanes que ses cheveux de lune. Et puis, à force de regarder, je finis par apercevoir quelques ressemblances : une petite fossette presque invisible, mais pourtant bien là, le discret froncement d'un sourcil, signe qu'elle réfléchit intensément, puis ses lèvres qui s'étirent quand elle comprend.
C'est à ce moment là que je réussis enfin à remonter jusqu'à ses yeux, que de nombreuses nuits de bon sommeil ont sûrement débarassé de tous leurs cernes. Ses prunelles, bleues d'un bleu de nuit, ces nuits orageuses où l'électricité des éclairs crépite en permanence dans l'air, me transpercent de toute leur force.
- Allen, murmure-t-elle d'un souffle inaudible, mais je devine aisément le prénom de mon frère sur ses lèvres.
Puis elle se tourne vers moi, et des frissons parcourent mon corps entier quand elle ajoute :
- Astrid.
À ce moment précis, je ressens tout son amour de mère pour moi, et à nouveau, je suis au bord des larmes. Ce ne sont cependant pas les mêmes larmes qu'hier soir. Cette fois, elles coulent parce que ma joie est bien trop intense pour que je réussisse à la contenir.
- Maman.
Allen et moi avons parlé à l'unisson, et c'est également d'un même mouvement que nous nous avançons vers elle.
Pendant les longues minutes, peut-être même les heures, qui suivent, aucun autre mot n'est prononcé. Tous nos sentiments passent amplement par nos yeux, le mouvement de nos lèvres, qui ne produisent pourtant aucun son. Nous nous découvrons sans une parole, comme si, tous les trois, nous étions mentalement connectés.
Tous les trois.
Une famille.
Voilà ce que nous sommes, une famille. Quelque chose d'unique, des liens uniques, qu'encore une fois, nous sommes les seuls à détenir, puisque je n'appelle pas la reproduction du Sanctuaire de l'amour. Je suis peut-être la dernière femme libre sur Terre, mais ensemble, nous en sommes la dernière famille. Soudain, je me sens fière de ce constat, alors que mon statut féminin ne m'a jamais inspiré que de la honte. Des complications, voilà ce que mon corps représentait pour moi. Alors qu'aujourd'hui, sentir la présence de mon frère et de ma mère à mes côtés est un des plus beaux cadeaux que j'aie jamais reçus.
*
Longtemps après cet appel de reconnaissance, lancé à travers les trois membres de notre famille, nous sommes toujours, assis les uns à côtés des autres, sur le lit de ma mère, qui a entrelacé chacune de ses mains à une des nôtres. Ses doigts sont chauds et doux à mon contact, comme si je touchais un oreiller de velours, un océan de nuages moelleux. Ils glissent lentement sur ma propre peau, créant de petits cercles apaisants sur le dos de ma main, un geste infime mais qui me conforte pourtant une nouvelle fois dans l'idée que j'ai là une chance unique. Comment puis-je me plaindre, alors que je possède bien plus que beaucoup d'entre nous ? Oui, j'ai traversé des épreuves, oui, je suis hantée par bien des choses, mais qui ne l'est pas, aujourd'hui ? Je connais la réponse à cette question, et elle rend ma culpabilité d'avoir accepté le pacte du traître encore plus cuisante.
- Astrid ?
La question de ma mère me sort de mes pensées. Il est primordial que elle, en premier lieu, n'apprenne jamais ce que j'ai fait. Plus que quiconque, elle en serait brisée, et surtout, elle ne pourrait même plus supporter de se trouver dans la même pièce que moi. Même si elle n'a manifestement pas été violentée dans cette prison dont nous sommes allés la tirer, je sens en elle des souffrances bien rélles, qui remontent à plus longtemps. Plus anciennes, mais toujours aussi vives dans son esprit, qui ne la quitteront jamais. Comme toutes les autres femmes des Sanctuaires, ses cicatrices sont inguérissables. Mais elle cache également autre chose. Elle ne peut me dissimuler ses sentiments, uniquement leur cause, même si je brûle d'envie de la questionner à ce propos. Je me retiens cependant, sachant qu'il serait cruel de parler de ça aujourd'hui. Nous avons tout le temps dont nous pouvons rêver devant nous... Puis je me rappelle brutalement que non, pas du tout, au contraire, le temps presse. Mais malgré ça, je sens ma détermination toujours intacte : pas question de ne serait-ce qu'effleurer le sujet cette fois. Je suis bien placée pour savoir combien ce serait douloureux. Alors, au lieu de ça, m'éloignant de ces somnbres réflexions, j'esquisse mon plus beau sourire pour la convaincre que tout va bien, et répond :
- Ça va.
Je saisis alors la première excuse qui me vient à l'esprit, qui n'est d'ailleurs pas totalement fausse :
- Je suis juste.... j'ai l'impression d'être dans un rêve. Il me semble bien impossible que tout ceci soit réel!
Je rigole doucement, tout en constatant avec une agréable surprise que je ne me force pas complètement. Qu'il est bon de se sentir comme chez soi...
- À moi aussi, soupire ma mère, et je vois au regard appuyé d'Allen qu'il pense exactement la même chose.
Mais à ma grande surprise, elle ne s'arrête pas là. Elle baisse les yeux, contrite, avant de continuer :
- Mais je dois vous dire quelque chose. Je... laissez-moi aller jusqu'au bout, d'accord ? Même si c'est dur...
Je ferme les yeux, pressentant ce qui va suivre.
- Je...
Elle s'emmêle, hésite, et j'ai tellement envie de l'aider, mais je dois respecter sa volonté.
- Je suis désolée de vous avoir abandonnés. Enfin, non, se rectifie-t-elle, je ne vous ai pas abandonnés. Je pensais qu'à l'Organisation, vous auriez une vie meilleure, bien meilleure que tout ce que vous auriez connu dans le cas contraire, et à présent, je suis toujours persuadée d'avoir fait le bon choix. En vous voyant, forts et indépendants, je me dis que c'était la chose à faire. Comment aurais-je pu supporter de voir ma propre fille se faire enlever par des hommes brutaux et sans pitié, sans même lever le petit doigt pour la protéger ? Avoir à son tour des enfants nés de la violence ? Connaître une existence uniquement constituée de peine, de pleurs, de résignation, d'humilitation ? Comment aurais-je pu supporter de voir mon fils être formaté, conditionné pour me haïr, moi, sa mère, juste parce que je suis une femme ? Comment aurais-je pu les laisser le transformer en un Leader dénué de toute pitié, qui aurait peut-être infligé à sa soeur la même chose que tous les autres, malgré l'amour qui aurait dû les lier ? Non, malgré toutes les souffrances que je devine dans vos yeux, la lutte que vous menez est juste. Elle mérite des sacrifices, même les plus grands. Je n'aurais pu imaginer de plus beau destin pour vous deux que celui-ci. Et à votre tour, vous m'avez sauvée...
Elle ne parle plus que d'un filet de voix, mais je l'entends parfaitement, comme si sa bouche était collée à mon oreille. Pourquoi ressent-elle le besoin de s'excuser ? Même si je désire devenir un homme, même si je suis prête à tout sacrifier pour ça, je préfère encore vivre en tant qu'Astrid que comme un numéro bon à donner des descendants au Gouvernement. Oui, maman, tu as fait le bon choix. J'aimerais le lui dire à haute voix, mais je sens que quelque chose lui brûle encore les lèvres.
- Et puis, c'est ce que votre père aurait voulu.
En entendant ça, pourtant, je manque de m'étouffer. Je me relève comme si elle m'avait giflée et m'éloigne d'elle à toute allure en reconnaissant dans ses yeux la même flamme qui brûle dans les miens quand je pense à Sacha. Non... c'est impossible! Elle ne peut pas être... elle ne peut pas être amoureuse de Christian Carren!
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