Je sors de la chambre de ma mère, le sourire aux lèvres. Saisissant mon Communicateur, je lui demande de contacter Sacha tout en m'éloignant vers le réfectoire. Depuis que je lui ai avoué me souvenir, les choses se sont stabilisées entre nous. Je n'essaye plus de l'éviter, au contraire, je passe presque toutes mes journées et mes nuits avec lui. À ses côtés, tout s'apaise, rien n'existe plus que lui. Je m'en veux un peu de chasser son ancien mentor, Jesse, un jeune homme très sympatique, surtout que Sacha et lui ont l'air très proches, mais à chaque fois mon attirance prend le dessus. D'ailleurs, il n'a même pas l'air de m'en tenir rigueur ; au contraire, il sort toujours de la chambre avec un sourire taquin sur les lèvres, le regard à la fois rêveur et nostalgique.

Je n'ai toujours pas reparlé de mes aveux à Sacha, mais nous n'en ressentons ni l'un ni l'autre le besoin. À quoi bon remuer les blessures du passé, quand tout a déjà été dit ?

- Astrid ? me répond-t-il immédiatement en décrochant.

Je sens son souffle saccadé dans mon oreille et je souris en l'imaginant courir le long des couloirs.

- T'es prêt ? le questionné-je. Jesse vient manger avec nous, finalement ?

- Oui. On se retrouve devant l'entrée nord ?

- Ça marche.

Nous restons ainsi connectés, sans pouvoir nous résoudre à raccrocher. Je finis par éclater de rire, et demande à regret à mon Communicateur de couper. Je ralentis mon pas et prend le temps de passer une main dans mes cheveux pour les ordonner. Après deux semaines passées presque tout le temps ensemble, je cherche toujours à lui plaire dès que je l'aperçois... et surtout, mon coeur bat toujours aussi fort en pensant à lui. Je n'aurais jamais cru qu'il aurait une influence si positive pour moi, mais depuis que j'ai accepté mes sentiments pour lui, je me sens véritablement libérée. Plus de contraintes, plus de barrières, cette opération miraculeusement réussie est un don du ciel. Ces changements dans mon comportement se font d'ailleurs ressentir partout : petit à petit, je me sociabilise avec les autres, et cesse de jeter des regards noirs à tous ceux que je croise. Même si ma réputation semble solidement ancrée dans l'esprit de l'Organisation, elle commence à disparaître pour laisser place à une autre image de moi, celle d'une fille presque joyeuse, sinon agréable et affable. Ce lent processus a commencé avec Jesse, qui semble avoir le don de mettre tout le temps à l'aise, mais je sais qu'il n'aurait de toute manière jamais été possible sans Sacha.

Mais il y a également d'autres différences notables : je me présente tous les jours ponctuellement à ma formation d'informatique, j'accomplis presque - presque - toutes les tâches qu'on m'attribue... je vis normalement. Mais ce qui me réjouis le plus, ce sont mes relations avec mon frère, qui se sont sensiblement améliorées. Je fais de gros efforts pour moins le repousser, et ça semble payer. Malgré tout, il commence à soupçonner que je fais plus que tolérer Sacha. Evidemment, à force de nous afficher partout en public, de manger ensemble et de rigoler dans les couloirs, tout le monde est en fait au courant, mais je crois que pour eux, nous restons bons amis. Comment réagiront-ils quand ils découvriront la vérité ? Je doute que tous soient aussi compréhensifs que Jesse...

Petit à petit, une sorte de routine s'installe pour moi. Il y a une semaine maintenant, Allen a pris son courage à deux mains pour m'annoncer que Willer s'est suicidé. Il m'a également appris à la même occasion qu'il était le frère de Christian, et à travers la douleur de ses yeux, j'ai compris le fond de sa pensée : jusqu'à ce qu'on apprenne qui était notre vrai père, Willer était donc notre oncle... mon oncle. Avant, je me serais sûrement offusquée qu'il ait cherché à me protéger en me cachant cette information si longtemps, mais sur les conseils assidus de Sacha, auquel j'ai bien sûr confié ce qu'il venait de se passer, j'ai décidé de passer au-dessus. Il avait d'ailleurs bien raison, puisque depuis, j'accepte petit à petit les horreurs que m'a fait subir Willer. Le savoir mort et enterré aide sûrement, et même si je fais toujours des cauchemars, même si mes souvenirs sont toujours là, j'ai à présent plusieurs personnes pour m'épauler dans mon parcours.

Quand à l'agent infiltré de la DFAO, il ne m'a pas recontactée depuis son dernier appel, conformément à sa promesse. Savoir que, plus les jours passent, plus nous nous rapprochons de l'échéance, est plus douloureux chaque jour. À mesure que la situation semble s'améliorer, à mesure que mes démons se taisent, je regrette de plus en plus ma décision. Malgré tout, il reste encore en moi assez de folie pour ne pas trahir mon pacte. Tout serait perdu si je le faisais. À quoi bon vivre en paix dans ma tête, si, à côté, nous sommes destinés à nous battre toute notre vie pour ne plus jamais voir une telle occasion se présenter à nouveau ? Mon contact m'a juré que les membres de l'Organisation seraient épargnés. Ne plus jamais revoir Sacha, ne même plus me souvenir de lui, sera sûrement le plus douloureux, mais je me sens capable de le supporter. Pour l'instant, je me contente donc de profiter de lui un maximum, même si ma culpabilité vient remplacer tout ce qui s'efface petit à petit. Au final, je crois bien que mon coeur est aussi lourd qu'avant, à la différence près qu'aujourd'hui, j'ai un exultoire, un moyen de partir à la dérive.

Je manque soudain de percuter Sacha au détour d'un couloir, et je me rends compte que je suis arrivée à destination. Je vérifie d'un coup d'oeil que personne ne nous regarde, puis m'avance vers lui d'un air séducteur avant d'éclater de rire. Son propre rire rejoint le mien, puis il plaque un baiser furtif sur mes lèvres encore souriantes.

- Jesse ?

- Ne t'inquiètes pas, il va venir. En attendant, on a encore quelques minutes à nous deux...

Il laisse sa phrase en suspens, mais je secoue la tête, tous mes soucis envolés.

- Pas question de laisser ces pensées impures aboutir, Sacha. On aura toute la nuit pour ça...

À nouveau, ses lèvres s'étirent d'un sourire, et je prends le temps de le contempler tout mon soûl avant de l'embrasser. Puis nous nous séparons, et nous nous mettons à discuter de nos matinées respectives : quand de mon côté, j'ai suivi ma scéance d'informatique avant de filer voir ma mère, lui avait le champ libre. Il s'est donc rendu au centre d'entraînement pour se perfectionner. Un certain trouble passe dans ses yeux quand il déclare ça, et je fronce les sourcils, intriguée, mais cette émotion est si fugace et passagère que je me convainc vite d'avoir rêvé. Nous épuisons ce sujet quand Jesse apparaît enfin. Je lui adresse un grand sourire et me redresse pour plaquer une bise sur sa joue, geste familier que je n'ose encore me permettre qu'avec lui. À côté de moi, Sacha se raidit, et je me retiens de justesse de pouffer. Oui, Jesse est séduisant de par son caractère et son physique, mais quand comprendra-t-il que je n'ai d'yeux que pour lui ? Quoi qu'il en soit, je ne compte pas m'attarder sur le sujet en public... peut-être ce soir, pour le rassurer une énième fois.

Une pensée en amenant une autre tandis que nous marchons lentement vers la cafétaria, je songe à un monde où les femmes ne seraient pas une espèce en voie d'extinction. Si les situations étaient inversées, si Sacha s'approchait tant d'une femme, montrait tant de familiarité et d'aise avec elle, je ne pense pas que je contiendrais ma jalousie aussi bien. Je me montre un peu exigeante avec lui... il est normal qu'il soit effrayé. Après tout, nous n'avons pas non plus un passé sans heurts : notre chemin est semé d'embûches, et nous nous trouvons dans un endroit où je suis la seule femme. Comment ne pourrait-il pas s'imaginer que je m'enfuie vers un autre plus attirant, en repensant à toutes les horreurs qui nous ont amenés jusque là ? Non, décidément, il serait stupide de l'accuser.

À côté de moi, Sacha et Jesse semblent plongés dans une discussion passionnée, mais je ne prends pas la peine de m'y intéresser. Sans savoir pourquoi, je sens que les choses s'apprêtent à changer, et cette intuition me crispe. Rapidement, nous prenons nos plateaux avant d'aller nous installer sur une petite table, dans un coin. Ni Sacha ni moi n'aimons l'agitation, ou même le simple fait de nous retrouver au centre d'une salle bourdonnante d'activité, même je pense que Jesse préfèrerait. Mais il nous suit sans protester, comme d'habitude, tout en lançant quelques paroles enjouées à des gens que lui seul connaît au passage. Je constate cependant avec soulagement qu'on ne le dévisage plus parce qu'il traîne avec nous, comme si nous étions devenus de simples personnes parmi toutes les autres.

Tandis que nous mangeons en vitesse en parlant de choses et d'autres, chacun de nous ayant un programme bien rempli pour le reste de la journée, la main de Sacha se glisse dans la mienne, et cette fois, je ne le repousse pas. Sous la table, personne ne remarquera ce petit geste qui nous lie. Je tire de son contact autant de courage que je peux pour affronter la suite, et, le moment venu, je me sépare de lui à contre-coeur.

***

Nous ne sommes de nouveau dans le réfectoire, mais cette fois, Jesse n'est pas avec nous : généralement, le soir, il mange avec d'autres amis. Le repas s'est fini depuis longtemps pour la plupart d'entre nous, mais nous attendons tous patiemment avant de partir, ce qui est particulièrement rare. Cependant, cette fois, nous avons une bonne raison qui nous retient sur nos chaises : Marshall s'apprête à nous annoncer quelque chose, quelque chose de crucial. Finalement, mon pressentiment se révèle être véritable. Je frissonne tout en me collant plus encore à Sacha, plus aucunement soucieuse, à présent, des potentiels regards que l'on pourrait porter sur nous. Comme ce midi, je sens dans mes tripes que tout s'apprête à changer, et c'est donc sûrement l'une des dernières fois que nous nous retrouvons ici.

Quand Marshall émerge enfin dans la salle, toutes les conversations se taisent brusquement. Une fois de plus, je constate avec approbation qu'il ne s'élève pas pour parler à l'Organisation. Exactement au même niveau que nous tous, il annonce ses nouvelles comme s'il était l'un des nôtres, et non notre leader. Voilà qui le différencie en grande partie de Christian, ou de tous les autres, eux qui ressentent au contraire le besoin de s'adresser aux foules à partir d'un balcon ou de quelque sommet. La domination ne fait pas partie de son caractère.

- Il y a de nombreuses années, débute-t-il d'une voix forte, nous nous sommes tous rassemblés pour lutter contre un fléau que nous avons, malheureusement, été les seuls à prévoir. Ou peut-être pas, mais nous sommes les seuls, en tous cas, à être encore là aujourd'hui. Depuis ces jours funestes, nous nous battons pour cette cause que nous estimons juste. Beaucoup ont donné leur vie, et nous les pleurons tous, mais ceux qui sont encore là maintenant ont à présent une chance unique de renverser le cours des choses. Il y a plusieurs semaines maintenant, je vous ai annoncé que la première étape de notre plan avait fonctionné : Astrid a rapporté avec elle toutes les informations nécessaires. Mais je vous ai également dit que la seconde étape était en marche, que nous réunissions les bases d'un plan solide. Depuis, je ne vous ai plus jamais reparlé de ce sujet. Cependant, il s'agissait de la situation, comme je l'ai dit, d'il y a plusieurs semaines.

Marshall marque une petite pause, mais tout le monde a déjà compris. Il continue pourtant, imperturbable, comme si son annonce était encore un secret bien gardé. Je me sens un peu frustrée d'avoir été mise à l'écart, de l'apprendre en même temps que les autres, mais je me reprends vite lorsqu'il poursuit :

- Aujourd'hui, j'ai l'honneur de vous annoncer que nous sommes fins prêts. Les équipes soigneusement sélectionnées partiront dans trois jours, à l'aube. Et même si ce n'est pas vraiment le moment, nous sommes tous concernés, alors j'aimerais profiter de ce moment pour vous dire, à tous, même à ceux qui ne partent pas : bonne chance!

Les larmes me montent aux yeux, mais je semble bien être la seule à avoir une réaction. Après son dernier encouragement, Marshall se retire, mais le calme reste le même dans le réfectoire. Le brouhaha habituel des conversations qui suivent une telle annonce ne se déclenche pas. Je suis cependant trop concentrée sur moi-même, pour m'éviter de fondre en larmes devant tout le monde.

Je sens vaguement que Sacha me guide vers la sortie d'une main dans mon dos.

Je sens vaguement les corps pressés autour de moi, qui se dirigent pour la plupart vers le dortoir.

Je sais seulement que je suis comme plongée dans un brouillard épais, où je n'arrive à penser qu'à une seule chose : trois jours, voilà tout le temps qu'il me reste. Les trois derniers jours, pendant lesquels je devrai faire des adieux silencieux qui ne devront pas vraiment y ressembler, pour que personne ne devine rien de ma trahison. Trois jours.