Premier (et dernier)

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Remontée de tripes brutale, envie de gerber, syndromes typiques d’une sortie de l’hyper-espace réussie. Il est vrai que lorsqu'elle est ratée, on ne ressent rien… définitivement rien.

Pour le comité de réception, par contre, une rareté : depuis trois minutes les doigts nerveux d’un nuage de météorites martèlent avec entrain le champ de protection du vaisseau. Le grondement continu couvre presque le son crachouillard de la radio subspatiale.

… le Fond Monétaire Intragalactique, a exclu jeudi - shcrissh - toute discussion sur un nouvel allégement - shcrissh - de la dette de la Terre et a précisé que shcrissh le remboursement de la nouvelle tranche serait ...

- Font chier avec leur dette !

Clic !

Tandis que Gabriel se penche pour couper la radio, un flash-pub profite de sa distraction pour apparaître brièvement sur l’écran holo. L’annonce d’une aire de stationnement Space-Route. Un passage si rapide, qu’il n’a pas eu le temps de lire la position de l’astéroïde. Pas grave, il demande à l’IA de bord de préparer une descente. Passer une nuit en gravité, même artificielle, lui fera le plus grand bien.

Obéissante, comme seules savent l’être les intelligences artificielles, l’IA de bord dirige délicatement le vaisseau vers la bretelle de décélération. Sur l’holo apparait un astéroïde entouré de sa bulle irisée d’atmosphère artificielle. La pluie de cailloux s’arrête brusquement, comme bloquée par un invisible champ de force. Bon présage, en quelques instants le ciel étoilé s’éclaircit et le moral de Gabriel remonte.

Il se penche pour mieux observer l’image du rocher patatoïde en rotation au milieu du grand rien. À chaque tour, un bâtiment cubique de deux étages fait une brève apparition, l’air aussi pitoyable que peut l’être un Space-hôtel de seconde zone. Il est flanqué d'un parking clients sur lequel on ne distingue que quelques vaisseaux miteux. L'aspect de l'ensemble n'est guère engageant.

Son vaisseau traverse le champ de confinement avec un léger plop ! et va se poser sur une place de parking restée libre. À l’ouverture du sas, Gabriel a une surprise. Sous l’auvent d’accueil, invisible depuis l’espace, il découvre un décor des plus insolites. Un sol pavé, des portes et fenêtres colorées, des guirlandes de vêtements en train de sécher entre deux étages et mille autres détails imitant à la perfection une rue de l’ancienne Terre. Agréablement surpris par le décalage d'ambiance, il avance dans cette rue irréelle et arrive sur une place minuscule. À droite, la terrasse d’un petit restaurant déborde sur la chaussée. Un couple de Jupitériens à la mâchoire carrée est attablé sous l’auvent malgré la fraîcheur de ce début de soirée factice. De l’autre côté de la place, par-delà une antique fontaine d’où coule une eau bien imitée, clignote une enseigne lumineuse « PENSION OUVERTE ». Se sentant soudain très las, Gabriel donne une impulsion à son sac de voyage anti-G, longe la terrasse et se dirige vers l’entrée du petit hôtel.

* * *

Berçant tout le hall de son lourd tic-tac, l’énorme horloge étale le temps à grands coups de balancier. Tassé derrière le minuscule comptoir du Space-Hôtel, Pierre rêvasse depuis un bon moment. Il se demande pour la énième fois comment il a pu atterrir dans cette pension crasseuse après avoir été la star du hula-hoop dans tous les bars gays de Saturne et alentours. Pourquoi, par piété filiale, a-t-il accepté de s’occuper de cet infâme hôtel de l’espace, fierté de ses parents décédés ? Soudain, le dling guilleret du sas d’entrée le fait sursauter. Signe que le commerce n’est pas florissant. Un gars au visage d’ange et à la mine renfrognée se glisse dans l’entrée. Trainant derrière lui un sac au long vécu, il écarte d’un coup d’épaule la porte au groom mécanique récalcitrant. Pierre, soudain intéressé, se redresse. Pour une fois qu’un client franchement bien foutu débarque dans son antre, il n’en perd pas une miette. Quand le nouveau venu se dirige vers son comptoir, il ne peut s’empêcher de penser « Celui-là, s’il commande un Perrier-rondelle à onze heures du soir, je vais le lui monter en grimpant les escaliers quatre à quatre… Mais bon… faut pas trop rêver. » Arrêtant d’un coup sec ses fantasmes, Pierre se fend d’un très professionnel.

- Bien le bonsoir, cher monsieur.

- Bonsoir, bonsoir, vous avez une piaule pour la nuit ?

- Il me reste notre meilleure chambre, vous serez tranquille, elle donne sur… l’espace.

Comme sa blague éculée tombe à plat, Pierre hésite une seconde avant de poursuivre.

- … et c’est cent plaques, payable d’avance.

- Ben dites donc, c’est pas la crise pour tout le monde, on dirait… OK, tenez et en liquide en plus. Je laisse mon sac dans le hall, je le monterai tout à l’heure, je vais d’abord m’en griller une dehors.

- Pas de souci, à tout à l’heure, répond Pierre tout en escamotant prestement le billet infroissable, les yeux langoureusement rivés sur le bas du dos de Gabriel.

* * *

Wouf !

La bouffée de chaleur monte d’un coup, rougissant un peu plus sa face rubiconde. Déjà un crissement joyeux s’élève en grésillant vers la hotte, tandis qu’agités d’une main rapide et sûre les ingrédients s’étalent dans la poêle. En un instant, un délicieux parfum monte de la fricassée. Tout un bouquet de petits bonheurs subtils s’échappe du piano pour venir ensorceler la cuisine au grand plaisir de Luc. Souriant, il anticipe le plaisir de partager une nouvelle recette avec des convives de qualité. Voir les yeux pétiller, les figures passer de l’interrogation à la surprise, de la surprise au ravissement. Attendre ensuite un hochement de tête dans sa direction, signe qu’à l’autre bout de la terrasse de cette station perdue dans l’espace, un gourmet éclairé s’incline devant son savoir-faire. Mais les clients avertis se font rares et pour l’heure, seul un couple de Jupitériens occupe l'une des tables de la terrasse. Il va les servir avec bonne humeur et revient s’installer devant ses fourneaux.

- La soirée est bonne ?

Luc sursaute, avant de se tourner vers la porte donnant directement sur le hall de l’hôtel. Pierre est en train de se faux-filet dans l’ouverture.

- Ouais, si on veut. Juste une table avec deux jupitériens à qui j’ai servi, en mise en bouche, une purée de pois aromatisée au saumon de Venus. Le tout servi dans des coupelles en faïence héritées de ma grand-mère.

- Ils ont aimé ?

- Pour sûr ! Ils ont gobé le tout d’une seule bouchée et ils ont ajouté que, si la garniture manquait un peu de punch, la pâte de la tartelette, elle, était cuite à point… T’imagines les morfales, ils ont baffré la céramique !?

Se retenant de pouffer, Pierre lui répond.

- Courage, mon grand, tu es un artiste incompris. Tes clients ne te méritent pas. Au fait, je suis venu payer les repas que je te devais, ajoute-t-il en tendant le billet de cent plaques.

- C’était pas à la minute, mais j’avoue que ces ronds tombent à pic.

À ce moment-là, la radio posée sur la hotte du piano grésille les informations du soir.

…présente un déficit public estimé à 12,7% du produit intérieur brut, et une dette publique représentant 113% du PIB, l'inquiétude grandit …

- Tu comprends quelque chose à ce charabia ? demande Pierre en fronçant un sourcil.

- Bah, c’est simple. Tout ça, c’est la faute à l’invention du sac-à-dos.

- Pardon ?

- Ben oui, le sac-à-dos c’est l’début de l’accumulation, tu savais pas ?

- J’avoue ne pas te suivre… répond Pierre, attendant, sourire aux lèvres, que le cuistot rondouillard dévoile une de ses théories fumeuses.

- Ben… vois-tu... physiquement, nous n’avons pas évolué depuis ce temps fort lointain où nos ancêtres se déplaçaient en groupe, grignotant à droite à gauche ce qu’ils pouvaient se mettre sous la dent. Un mode de vie aussi simple que celui des grands singes : aussitôt cueilli, aussitôt avalé, pas de calculs savants. Puis un jour, où son ventre était déjà plein et la nature généreuse, l'un de nos ancêtres a eu l’idée de stocker le prochain repas dans un repli de la vieille peau de bique qu’il avait autour des reins. D'un seul coup, il a inventé le sac-à-dos et la notion de propriété. Un peu plus tard, un jour de flemme, un autre de nos ancêtres a pris un caillou pour en mettre un grand coup sur la caboche du premier et lui piquer son stock. Celui-là a inventé, simultanément, le vol à la tire et une nouvelle forme de relations sociales.

- Marrant ta théorie du jour.

- Content qu’elle t’ait plu. Euh… si tu as une minute, tu peux me garder la boutique juste le temps d’aller faire une course ?

- Pas de problème, mais fais vite.

Luc jette un dernier œil sur le couple de Jupitériens en train d’attaquer le fromage et se dirige, aussi vite que le lui permet sa corpulence, vers l’escalier de la pension.

* * *

À moitié allongée sur le lit, la nuque calée par un oreiller plié en deux, elle regarde une série holo d’un œil distrait. Un déshabillé, qui autrefois avait dû être sexy, recouvre avec peine le haut de ses cuisses un peu grasses. Agitant les mains en éventail au niveau de son visage, les doigts de pieds écartés par de petits morceaux de mousse hydrophile, Marie-Made attend que sèche le vernis clignotant de ses ongles.

Son esprit butine, de souvenirs enjolivés en rêves inachevés, à la recherche d’un hypothétique bon moment. N’importe quoi, pourvu qu’elle puisse fuir la triste réalité de sa chambre de pension. Mais le présentateur du journal holo en décide autrement. Sous prétexte de lui remonter le moral en décrivant les malheurs du monde, il se met à expliquer, à grands renforts de détails scabreux, la situation dans laquelle baigne une pauvre fille à l’autre bout du système solaire. Agacée, Marie-Made tend la main vers la télécommande en train de se noyer entre deux plis de drap. Au moment où elle va annihiler l’importun présentateur, deux coups discrets se font entendre contre la porte. Surprise, elle pense d’abord à Pierre venant réclamer son retard de loyer, mais la discrétion n’est pas vraiment le style de cette grande folle. Une seconde d’hésitation, et elle se décide.

- Entrez !

La porte couine sur ses gonds et la tête de Luc apparait dans l’ouverture. Sa bonne bouille avinée fait plaisir à voir. Une tête d’enfant pris en flagrant délit de gourmandise.

- Salut Luc ! Entre, je ne suis pas trop présentable, mais… entre nous... Viens donc t’asseoir près de moi.

- Bonsoir Marie-Made, je ne peux pas rester, j’ai des clients en bas. Je viens juste te régler ma dernière séance de… massage.

- Oh, c’est gentil mon choux, répond, tout sourire, Marie-Made. Elle attrape le billet de cent plaques du bout des doigts.

Luc reste un instant les bras ballants, cherchant, mine de rien, à grappiller un brin du spectacle offert par les cuisses cellulitées de la plus très jeune fille. Puis, prenant soudain conscience du regard amusé qu’elle braque sur lui, il rougit un grand coup et bafouille.

- Bon… ben, j’y vais. À plus Marie-Made.

- Bise mon chou. Et merci ! répond-elle avec une moue mutine.

* * *

Un bruit de talons frappant en rythme les marches de l’escalier, résonne dans le hall et couvre un instant le pesant tic-tac de l’horloge. Revenu se caler derrière son comptoir, Pierre arrête de tripoter la space-radio et lève le nez.

- En voilà une belle descente, Marie-Made ! Même Marylin en plein show ne ferait pas mieux. Te faudrait juste un truc en plumes autour du cou et, bien sûr, quelques kilos en moins.

- Je vois que tu es toujours aussi délicat, mon cher Pierre, tiens voilà de quoi te redonner le sourire, rétorque Marie-Made, en déposant le billet de cent plaques sur le comptoir.

- Effectivement, pour le coup c’est une surprise. C’est même carrément un jour miraculeux. Alléluia, ma sœur, te voilà à jour de ton minuscule loyer !

Sans un mot de plus, Marie-Made hausse les épaules, fait demi-tour et remonte lentement l’escalier, accentuant en guise d’aurevoir le vertigineux va-et-vient de ses fesses. Pierre, tout en enfournant prestement le billet dans son tiroir-caisse, ne peut s’empêcher de commenter le balancier callipyge.

- Gaffe à la rampe, elle est d’époque… elle aussi.

Un majeur tendu bien haut lui signale tout le bien que Marie-Made pense de sa réflexion.

* * *

Installé sur un banc de la placette, dégustant l’ambiance hors du temps du faux petit village, Gabriel fume avec gourmandise une virtu-cigarette. Autour de lui, le soir descend en souplesse sur la seule table occupée du restaurant où le repas est bien entamé. Déjà le moment du fromage où se mêlent discussions hachées et Brie de Maux. Au moment du dessert, la nuit tombe délicatement dans les assiettes, ne faisant pas plus de bruit que le roulement d’une mure mûre glissant d’une tartelette. Une paix douce et parfumée enrobe le bruissement des conversations. Son regard erre autour de lui et accroche soudain, à l’extrémité de la place, un panneau publicitaire indiquant la position du spatioport le plus proche. Il se lève précipitamment, jette son virtu-mégot dans le quasi-caniveau et se dirige à grands pas vers la pension de famille.

Ce coup-ci, Pierre ne se laisse pas surprendre par le bruit de la sonnette. Voyant débouler Gabriel dans son hall, il ne peut s’empêcher d’apprécier à nouveau la belle allure de son client.

- Déjà mangé ?

- Heu, non. En fait, je viens de m’apercevoir que je suis tout près de chez moi et qu’en à peine un saut je serai rendu à la maison. Hmm, pour tout dire… il n’est pas très intéressant pour moi de dormir ici et je me demandais, hmm… si vous me rembourseriez la chambre ?

Un Perrier-rondelle s’évapore dans la nuit, poursuivi par un chapelet de bulles.

- Ben, vous n’avez même pas monté vos bagages, je vois difficilement comment vous refuser un remboursement. Masquant sa déception d’un sourire, Pierre pose le billet de cent plaques sur le comptoir et le pousse vers Gabriel. Je n’ai plus qu’à vous souhaiter bonne route…

Un silence gêné s’étire sur quelques secondes. Sous le comptoir, la radio profite de la pause pour s'immiscer dans la conversation.

… niveau cumulé de la dette shcrissh planétaire a atteint un tel seuil, qu’il sera difficile shcrissh aux générations futures de rembourser, si shcrissh une solution n’est pas trouvée. De plus, …

Gabriel saute sur l'occasion pour détourner la conversation tout en empochant le billet.

- Encore cette histoire de dette, quel ennui ! J’ai bien l’impression qu’il n’y a pas de solution au problème… bon, ben… Bonne soirée et merci de votre compréhension.

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