Quelques années plus tard, nous étions officiellement mari et femme, et une petite Heidi vint bientôt couronner notre union.

- Papa, pourquoi tu as un petit bol alors que tu es grand, et moi j'ai un grand bol alors que je suis petite ?

Je suis extrait de mes pensées de bureau par cette sortie imprévue de ma petite Heidi, 7 ans presque révolus. Je la regarde avec stupéfaction : quel aplomb, quel sens de la logique, une véritable graine de raisonneuse, un futur Prix Nobel, la digne fille de son père. Mais je ne peux longtemps m'extasier sur les rares et précoces qualités intellectuelles de ma progéniture si éveillée, sinon je risque de passer pour un imbécile qui ne sait pas répondre à une question aussi élémentaire.

- C'est parce que moi je ne grandis plus. Donc je ne dois pas beaucoup manger, donc j'ai un petit bol. Tandis que toi, tu grandis encore, donc tu as besoin de beaucoup manger, donc tu as un grand bol.

- Oh, c'est pour ça ?

- Oui, c'est pour ça. Je pourrais presque croire à son air qu'elle se moque de moi. Mais non, à son âge, elle n'en serait quand même pas capable.

- Et je peux en avoir, de ce qu'il y a, dans ton petit bol ?

- Non, tu ne peux pas avoir du café. Si tu en bois, tu deviendras comme un monstre qui sautera partout. Tu vois le cousin Marcel, celui qui coure partout quand il vient à la maison, et que tu dis qu'il te fatigue ? Et bien, si tu bois du café, tu deviendras comme lui. Tu ne veux pas devenir comme le vilain cousin Marcel, n'est ce pas ?

Heidi ne me répond pas, elle paraît plongée dans ses pensées. Ou bien c'est son air quand elle ne pense à rien : je préférerais la seconde solution, histoire de pouvoir terminer mon petit-déjeuner tranquille. Mais :

- Et pourquoi toi tu deviens pas comme le cousin Marcel quand tu bois du café ?

Sacrée raisonneuse, décidément, un peu trop à mon goût, désormais. Mais bon, je suppose que je ne dois pas contrarier son penchant pour la logique, afin de ne pas risquer de la traumatiser. Alors je m'efforce de garder un ton calme en répondant :

- C'est parce que … Tu vois, le café, c'est comme plein de petites bêbêtes qui bougent dans tous les sens. Quand le cousin Marcel mange les bêbêtes, elles bougent à l'intérieur et le font bouger lui, c'est pour ça qu'il coure partout. Mais ça c'est parce qu'il est petit. Mais moi je suis grand, et les bêbêtes n'arrivent pas à me faire bouger, tu vois ?

Je sens que je m'enfonce. A trop vouloir ne pas la traumatiser, c'est moi que je vais finir par traumatiser gravement. Elle reste silencieuse : je sens qu'elle n'a pas tout compris ce que j'ai dit, et qu'à l'instant elle s'efforce de saisir mon raisonnement. Espèrons qu'elle n'y parvienne pas, et que ça la décourage de reposer une question.

- Papa, je peux regarder le film à la télé ce soir ?

- C'est quoi ?

- Heidi, c'est l'histoire d'une petite fille à la montagne.

- Ah ! Tu veux le voir parce qu'elle a le même prénom que toi ?

- Noon.

- Je vais en parler à Maman.

- Elle est d'accord.

- Bon, bah c'est d'accord pour moi aussi. Je ne peux pas refuser ça à ma petite boute-en-train.

- Je suis un bout de train ?

- Non, c'est une expression, ça veut dire que tu me fais rire … enfin je veux dire que tu es drôle, quoi.

- Ah bon ? Mais tu n'as pas ri.

- J'ai ri intérieurement, ma chérie, ça ne s'entend pas.

Sacrée bout de chou, elle arrive à m'agacer, parfois, mais sa petite frimousse et sa vivacité d'esprit emportent mon adhésion. Globalement, je l'aime, ma petite raisonneuse. Un jour, comme c'est parti, j'imagine qu'elle me clouera le bec. Ah ! L'amour pour les enfants, c'est ce qui reste quand tout fout le camp. Je n'imagine pas pouvoir ne plus aimer ce petit bout si prometteur, et ses petits neurones déjà si exercés.