Résolution
- Bordel, il est ligoté ! Vite, va libérer la fille !
- Le train approche !
- Je sais ! C’est bon, je te tiens mon gars, ça n’arrivera pas pendant mon service.
Alors que je suis arraché du sol par un solide gaillard de la police ferroviaire, je ne comprends absolument rien de ce qu’il se passe.
Je perds connaissance…
On me conduit dans une salle d’interrogatoire, là, des hommes vocifèrent. M’accusent de folies. Je les entends de façon étouffée, leurs cris raisonnent entre mes deux oreilles, mais l'écho se perd dans mon incompréhension.
- On a retrouvé votre ADN ! Vous avez attaché ces gens sur les rails et les avez regardés mourir ! Meurtrier ! Tu vas prendre 30 ans !
- Je ne pouvais pas tous les sauver ! Seulement l’un des deux…
- Vous avez provoqué une catastrophe ferroviaire en trafiquant les postes d’aiguillage !
- Non ! Impossible, c'était une voie désaffectée, un lieu d’exécution... C’est le gouvernement en place qui organisait ça ! Je n’ai fait que mon devoir !
- Laisse tomber, il est taré…
Ma conscience se délite…
***
J'assiste, hagard, à mon jugement. Bien différent de ceux que j’ai eu l'habitude de présider jusqu’ici, moins sommaire, moins brutal, mais bien plus épuisant psychologiquement. Les questions se sont bousculées, sous les yeux réprobateurs des jurés, les injures des familles de victimes. Je ne me suis jamais senti aussi mal de ma vie que dans ce tribunal, où l’on m’accuse de crimes que je n’ai pas commis. Si je n’étais pas moi, j’aurais été persuadé de ma culpabilité, tellement l’argumentaire des avocats était convaincant et les preuves accablantes.
Le temps s’évapore…
***
- Jean, pouvez-vous revenir sur ce qui s’est passé le jour de votre arrestation ?
- Lyse et moi, étions attachés sur les rails, j’avais pour ultime mission de choisir qui sera tué entre elle et moi. Je me suis sacrifié évidemment.
- Jean… Votre femme est morte depuis deux ans.
- Non, c’est impossible, elle s’en est sortie indemne, j’ai été blessé. Mais je me souviens, nous avons quittés l’hôpital et avons continué notre vie.
- Vous avez subi de multiples fractures, un traumatisme crânien et des lésions neurologiques gravissimes. Après des mois de coma, vous vous êtes miraculeusement réveillé, seul. Votre femme est décédée peu après votre hospitalisation, ses blessures étaient trop importantes.
- Vous mentez pour me torturer, je n’entends plus les voix, maintenant c’est vous que le gouvernement a envoyé pour me nuire!
- Je vais augmenter les doses de votre traitement.
- Je veux sortir d’ici ! Détachez-moi !
- Vous êtes encore trop agité pour quitter la chambre d’isolement. Tant que vous ne serez pas guéri, vous resterez interné. Vous avez échappé à la prison, ne gâchez pas cette chance. Tout ce qu'il vous reste à faire, c'est d'aller mieux.
Les protestations se perdent dans le sommeil neuroleptique…
***
Ma tête tourne alors que je suis sanglé au lit, les événements se répètent derrière mes yeux. Je n’arrive pas à discerner le vrai du fabulé. Ai-je réellement commis toutes ces horreurs lors d’une période de folie hallucinée ? Je refuse d’y croire… Et Lyse… Je ne l’ai pas sauvée ? Elle est morte par ma faute ? La culpabilité m’aurait-elle rendu fou au point de rejouer encore et encore sur les rails, les circonstances tragiques que j’aurais aimé changer ? Tout semble plausible, tout parait dingue…
Mes interrogations s’évanouissent dans l’oubli…
***
- Vous vous rappelez maintenant Jean ? Vous partiez en vacances avec votre femme, vous arriviez à un passage à niveau un peu vite. En face, un scooter fuyant la police a débordé sur votre voie. Vous avez choisi de l’éviter de justesse, votre véhicule s’est encastré dans les barrières. Votre voiture, coincée sur les rails, a été percutée par un train, entraînant la mort de Lyse ainsi que celle d’un passager.
- Oui… Et le conducteur du deux roues était un sale délinquant, un voleur, il a même été soupçonné de meurtre, mais acquitté faute de preuves.
- Vos blessures étaient terribles, mais vous avez récupéré. Seulement, vos lésions neurologiques vous ont donné toutes sortes d’hallucinations et de délires. Vous avez été interné dans les mois qui suivirent votre rétablissement. Après une nette amélioration, j’ai décidé de vous faire sortir, mais de vous suivre en ville. Étant donné que vous travaillez en tant que conducteur de train, je ne m’étais douté de rien.
- J’ai vraiment tué tous ces gens ?
- Vous êtes victime d’un syndrome neuropsychiatrique inédit dont nous n’avons pas élucidé toutes les composantes. Un mélange de démence fronto-temporale, de schizophrénie et de syndrome post-traumatique. Ces choses que vous avez faites étaient sous l’emprise de délires et d’hallucinations qui vous dépassent, vous avez été jugé coupable non-responsable…
- Je n’arrive pas à démêler le vrai du faux dans mes souvenirs. Je me sens terriblement coupable, mais je refuse de l’accepter, une partie de moi croit encore que c’est un complot du gouvernement. Bon sang, j’ai envie que ce soit de leur faute et pas de la mienne… Je me sens tellement mal.
- Il est fréquent, lorsque les neuroleptiques tirent un malade de son délire qui est parfois plus facile à affronter que la réalité, qu’il souffre d’un syndrome dépressif. Je vais vous ajouter des antidépresseurs
- Merci docteur…
Les médicaments font leur effet…
***
- Comment allez-vous aujourd’hui ? Vous semblez sourire, mais vos yeux sont en larmes.
- C'est la première fois depuis le début que j'ai des projets d’avenir. Je vais réparer le mal que j’ai fait : travailler dans la prévention routière, dans des associations… Rendre les vies que j’ai prises. Je n’ai plus envie de mourir, ça serait trop facile. Je dois servir.
- C’est merveilleux Jean.
- Et puis, j’ai pensé à quelque chose l’autre jour…
- Dites-moi
- Je n’ai jamais eu le temps de dire au revoir à Lyse, mais lorsque j’ai cru la voir sur les rails… Maintenant que j’y pense… J’aurais juré que c’était vraiment elle. Qu’elle est revenue pour me sortir de cette folie, m’empêcher de faire du mal à plus de gens, pour me dire qu’elle me pardonne, que je dois vivre, être heureux malgré sa perte et ma culpabilité... Vous comprenez ?
- Oui.
- C’est difficile à expliquer, mais au fond de mon cœur, je sens que cette fois-ci, ça n’était pas une hallucination, elle était réellement là… Elle m’a dit au revoir, et j’ai pu lui parler une dernière fois. Lui dire à quel point j’étais désolé, à quel point je l’aimais. Elle était paisible, avait l’air heureuse de me revoir, ça m’a rassuré. Je sais que vous n’y croyez pas, que vous allez mettre ça sur le compte d’un énième délire…
La psychiatre regarda, émue, la photo d’un enfant sur son bureau avant de répondre :
- Non, Jean… Pour une fois, j’ai envie d’y croire.
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