L'heure
Il est 1h du matin quand Anna se couche ce soir-là. Étendue sur son lit, les yeux grands ouverts, elle regarde le mur opposé. Elle ne dort pas, lutte plutôt contre le sommeil qui s’insinue sournoisement dans son cerveau. Elle attend l’heure, celle qui est différente, qui lui parle, celle qu’elle traquera jusqu’à connaître son secret.
La première fois qu’Anna avait entendu l’heure qui tique et taque différemment, elle n’était qu’une enfant. C’était la fin de l’été, en aout ou en septembre, quand les nuits s’allongeaient et qu’Anna respirait d’enfin moins voir de jour. La nuit l’attirait bien davantage, avec ses heures lentes et les silences du quartier de banlieue qu’elle habitait, rompus seulement par le hurlement des chiens et quelques sirènes de police au loin. Elle se penchait à la fenêtre et regardait les lumières de la tour d’en face s’éteindre les unes après les autres, les jeunes partager une cigarette dans le hall, les hommes et les femmes revenir de leur travail de nuit, blanchis.
Au-dessus de chez elle, ses voisins font l’amour. L’homme se croit obliger de grogner à intervalle régulier. Une fois toutes les trente secondes, il lance un râle de bête. Anna a déjà compté : trente secondes. Pas une de plus, pas une de moins. Peut-être compte-t-il, lui aussi ? Si c’est le cas, est-ce que leurs esprits, occupés à la même tâche, se rencontrent ?
Ce soir-là, Anna était sortie de sa chambre pour se glisser dans la cuisine et y écouter le ronronnement accusateur des appareils domestiques. Ce grondement qui vous murmure que vous êtes un intrus et que ces heure-là ne sont pas pour vous. Elle avait fendu les ombres jusqu’au salon. L’horloge de sa grand-mère était là, accrochée sur le mur, à tictaquer.
Ah ! Voilà qu’il a terminé, se dit Anna lorsque, au bout de trente et une seconde, le grognement ne se fait pas entendre. Pas d’apothéose chez cet homme, il semble ne s’être acquitté que d’une tâche.
Anna s’était assise sur le canapé et l’horloge lui avait parlé. Elle s’était longuement entretenue avec l’enfant, médusée, incapable de bouger, inapte à comprendre ce que lui disait l’heure. Jusqu’à ce que le jour pâle s’insinue entre les interstices des volets.
Et puis tout se tait et on entre dans les heures sombres, celles qu’on oublie, entre le dernier fêtard et le premier travailleur. Anna se détend dans son lit. Sa poitrine se soulève à peine. Son souffle a toujours été très faible : quand elle était petite sa mère s’en inquiétait, surgissait dans sa chambre pour vérifier qu’elle était en vie.
Après cela, Anna s’était levée chaque nuit pour aller voir l’horloge. Elle chantait une comptine dans son salon, à voix basse pour ne pas être entendue : « Les pendules font tic... tac... tic... tac... tic... tac... Les petites pendulettes font : tic-tac, tic-tac, tic-tac…Mais les montres font : tique-taque, tique-taque. »
Les heures se succèdent, chacune presque identique à la précédente. Seul un esprit éveillé peut les distinguer. Mais Anna les connaît toutes par cœur, elle qui les guette chaque nuit.
Un matin, elle s’était réveillée sur le lit de sa mère, en retard pour aller à l’école. Elle ne se souvenait pas d’être montée au deuxième. Il lui était d’ailleurs interdit de le faire la nuit, sous peine d’être punis. Sa mère dormait profondément dans son lit, un rictus figé sur son visage. Anna avait eu beau la secouer, rien n’avait pu la réveiller.
Il arrive que, pendant ces longues veilles, Anna cède à la panique. Son souffle entre et sort difficilement de sa poitrine, ses pensées se déclarent la guerre les unes les autres, se torturent et se tuent. La fureur de cette bataille acharnée résonne dans l’espace vide de sa chambre. Colères homériques, rumeurs au loin du jour qui vient. Anna a peur. Peut-être craint-elle que tout cela ne serve à rien, que cette attente raide dans la pénombre soit inutile ?
L’heure tique et taque dans l’horloge. C’est la cinquième de cette jeune journée. La grande aiguille saute de trait en trait. Anna la distingue à peine mais l’entend. Tic. Tac. La même histoire tous les soirs.
Anna s’en était allée vivre chez son père, loin de Paris. L’horloge, dont elle avait hérité, avait été mise dans un garde-meuble en attente de sa majorité. Elle y pensait souvent, il lui semblait même parfois entendre son tic-tac obsédant. Surtout la nuit, quand le silence pesait de tout son poids sur son lit d’enfant.
Éclats de voix dans la rue. Des rires éméchés grimpent le long de la façade, se propagent dans les canalisations, dans les pores du mur, font comme une moquerie, comme s’ils la narguaient. Elle se fait toute petite dans son lit, sa couverture comme une protection dérisoire contre les quolibets. Elle a peur que la force de ces rires soulèvent les draps, dévoilent à tous sa nudité.
Les cris passent en résonnant, rebondissent et s’attardent entre les quatre murs de sa chambre.
Le tic-tac reprend. Cette fois, son conte est réconfortant. Le cœur d’Anna en épouse les battements.
Elle s’éveillait souvent dans d’autres endroits, par terre ou dans le canapé du salon, entourée d’objets détruits.
« Ils sont partis, Anna. Les rires. Ils se sont fracassés à force de percuter les parois de ta chambre. »
Anna se redresse en sursaut, fouille la pièce de regard.
- Qui a parlé ? crie-t-elle.
Mais il n’y a rien. Rien que l’horloge. Tic. La grande aiguille est presque au sommet. Tac. La petite quasiment en bas. Tic. La trotteuse s’échine à les gagner l’une et l’autre alternativement. Tac.
- Qui a parlé ? Demande-t-elle de nouveau.
Elle jurerait qu’à l’instant les aiguilles de l’horloge ont esquissé un sourire. Elle se précipite vers sa lampe de chevet, l’allume en tremblant. La lumière crue lui brûle les yeux mais elle n’attend pas de s’y accoutumer pour explorer la pièce du regard. Celle-ci est vide. L’horloge ne lui sourit plus, ou alors de biais.
6 heures moins cinq.
Ses rêves étaient hantés par un être biscornu. Comme l’une de ses jambes était plus courte que l’autre, il devait sautiller pour compenser son infirmité. Il l’invitait à la suivre, lui murmurait qu’elle devait retrouver l’horloge pour en libérer l’heure qui tique et taque différemment.
Un camion qui passe dans la rue fait trembler le chambranle de sa fenêtre mal isolée. Le silence qu’il laisse dans son sillage a quelque chose de plus agressif que le bruit. Elle chante pour le faire fuir, pour le faire taire, et pour empêcher le temps de faire venir le jour.
- Les pendules font : tic...tac....tic...tac...tic...tac...
Les petites pendulettes font : tic-tac, tic-tac, tic-tac…
« …Mais les montres font : tique-taque, tique-taque. » répond une voix.
Des larmes se bousculent dans les yeux d’Anna, se ruent comme les secondes dans le cadran de l’horloge. Un gros sanglot qui sonne comme les pendules anciennes au changement d’heure.
Six heures moins quatre.
- Pourquoi ce soir ? Pourquoi me parler maintenant ? Tu existes depuis cinquante-six minutes. Pourquoi n’être pas venu avant ?
Ça se dispute, en haut. Une porte claque.
Un jour, elle s’était réveillée couchée dans l’herbe du jardin. De la terre se nichait profondément sous ses ongles. Elle avait creusé sauvagement, tout autour d’elle, un trou au fond duquel se tordait encore une dizaine de vers de terre sectionnés.
On se mit à surveiller son sommeil, à l’enregistrer, on lui donna des médicaments pour la calmer. Rien n’y fit. Plus le temps passait et plus le tic-tac l’obsédait. Il semblait provenir du sol, ou bien des murs. Un appel désespéré. Elle se mit à les gratter frénétiquement, à s’en déchirer les ongles.
Je veux simplement libérer l’heure, répondait-elle lorsqu’on lui demandait pourquoi elle se faisait du mal.
6 heures moins trois.
Elle suppliait son père de ramener l’horloge chez eux mais il ne voulait pas entendre parler de cette horreur du temps jadis.
« Ils vont venir, Anna. Te hurler dessus. »
- Ce n’est pas moi qui fais tout ce bruit. Ils s’engueulent beaucoup, les gens. Je les entends, ils n’arrêtent jamais de se battre, ils n’arrêtent jamais de parler.
« Comme toi ? »
- Non, moi je ne parle qu’à toi.
« Comme une folle. »
- Je ne suis pas folle.
Ça hurle, deux étages plus haut, mais Anna a appris à ne plus écouter.
« Un peu que tu es folle ! Pourquoi tu parlerais toute seule sinon ? »
L’heure soupire. Un soupir d’heure ça fait comme le manquement d’un battement de cœur.
Peu après, un accident de voiture tua son père. Anna était assise à l’arrière. Ses souvenirs de ce jour-là demeurent confus, comme pris dans une grande nappe de brouillard. Ce ne sont que des images : son père roulant vite sur l’autoroute, ses coups d’œil nerveux dans le rétroviseur intérieur, ses à-coups aux passages de vitesse, les écarts au doublement des camions et le vent mouillé frappant la vitre.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
« Je faiblis, il doit me rester une minute ou deux. »
- Deux.
La radio diffusait trop fort une chanson des Beatles. Elle ne se souvient pas de laquelle, simplement d’un battement en arrière-plan. Un battement régulier, atroce.
- Ne partez pas ! J’ai besoin de savoir ce que vous êtes.
« Je suis N°5. Je suis la cinquième heure de la nuit. »
Une imitation de cri de coq en rut résonne dans une chambre, quelque part, loin. Un homme hurle une insanité, une femme crie en retour. L’horloge émet un « dong » sonore. 6 heures. L’heure est venue, l’heure est passée.
- N°5 ? Lance timidement Anna.
- Ta gueule, salope ! hurle l’homme. Je bosse moi !
- N°5 ?
« C’est comme ça, Anna, on passe et on s’en va. »
Anna se lève, ses draps lui paraissent sales, souillés. La pièce est poisseuse, l’air dense, elle a du mal à respirer. Une violente migraine la harcèle depuis que le silence lui hurle dans les tympans.
« Je sais que tu hais le jour, Anna. Je sais que tu hais ces gens qui tournent, qui tournent et qui parlent. Anna, je sais que tu les hais. »
La voix est comme saccadée, un rythme battu, régulier. Elle lui paraît plus proche, plus réelle qu’auparavant.
- N°5 ?
Le choc avait secoué Anna sans la blesser. Pas même une égratignure. Un miracle, dirent les médecins. Orpheline, on la placé dans diverses familles d’accueil qui l’élevèrent sans affection.
Elle voit l’heure qui sort de l’horloge au-dessus de la commode, en face de son lit. Elle la distingue mal, à travers toute cette fumée qui lui pique les yeux et lui gratte la gorge.
Comme elle est mince, cette heure, avec ses deux jambes inégales et son corps qui tourne, tourne, tourne. Anna lui saute dessus mais l’heure lui glisse entre les doigts.
- Reviens ! hurle Anna en courant derrière elle à travers la pièce. Reviens !
Une fois majeure, elle avait hérité des maisons de ses parents, qu’elle avait vendu pour s’acheter un appartement à Paris. Elle était ensuite allée chercher l’horloge dans le garde-meuble.
Pourquoi la fenêtre est-elle ouverte ? Est-ce l’heure qui la tire vers le dehors, lui fait passer la rambarde ?
Quelque part au-dessus d’elle, il y a un homme qui lui hurle de se taire, de tomber en silence. Un autre crie que le feu a pris l’étage. Une femme gueule et gueule, on dirait qu’elle ne va jamais s’arrêter. Anna s’en fiche, elle n’écoute pas. Anna tombe. Elle tourne le dos à l’incendie qui s’est déclaré à son étage.
En dessous d’elle, il y a le sol qui se rapproche, chaque seconde le rend plus grand. Elle distingue n°6 qui court sur le trottoir, tout bancal sur les aiguilles qui lui servent de pattes. L’heure lui lance un salut ironique et s’engouffre dans la bouche de métro.
Dans la chambre, l’horloge chante avec une voix d’enfant :
« Les pendules font : tic...tac....tic...tac...tic...tac...
Les petites pendulettes font : tic-tac, tic-tac, tic-tac… »
- Mais les montres font : tique-taque, tique-taque, répond Anna en installant l’horloge devant son lit.
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