Chapitre 8
Pourquoi ?
Cette question résonne dans ma tête.
Il est parti pour quelques jours…
Qu’est-ce que je lui ai fait ? D’ailleurs pourquoi est-ce que je réagis comme ça ? Pourquoi je me sens coupable ? Une colère palpable monte en moi. Colère contre moi qui suis trop stupide. Colère contre lui qui m’a abandonné. Colère contre celle qui me sourit comme si de rien n'était. Colère. Colère. Colère. Je dois la libérer. Mon corps refuse de bouger mais dans ma tête mes griffes me lacèrent le visage. Mon esprit hurle ma douleur, mon incompréhension. Mon coeur pulse mon sang à une vitesse folle, tellement que j’ai l’impression d’imploser. C’est comme si le monde extérieur pouvait le voir battre à travers mon corps…
Mon moi sombre refait surface, plus fort, plus sinistre que jamais.
Stéphanie me propose quelque chose à grignoter d’un ton enjoué. Je lève les yeux vers elle et la regarde fixement sans la voir. Elle a un sursaut de recul. Ses prunelles tremblent par la peur que je lui inspire. J’aime ce sentiment… Ce sentiment de pouvoir. Une envie insidieuse commence à couler dans mes veines. Une envie si attirante… si…
Peut-être que si je la…
Ne la fais plus pleurer.
Je sens encore la chaleur de son corps à ce moment-là. La proximité de sa peau. L’embrasement du mien. Je prends ma tête entre mes mains, la secoue, me griffe les joues… Je me recroqueville au sol. Je sens, je la sens s’approcher de moi.
Ne me touche pas.
Ne me touche pas.
NE ME TOUCHE PAS.
J'aimerais hurler ces mots. Les faire sortir d’une voix gutturale, d’une voix sombre. D’une voix pleine d’amertume. D’une voix douce même. Juste… Juste les faire sortir. Mais ma voix s’est tue. Mes mots se sont taris. Seuls mes yeux pleurent. Des torrents et des torrents de larmes.
Je me lève rageusement. Mon coeur n’a pas arrêté sa course folle et je dois l’arrêter. Je dois le stopper. Par n’importe quel moyen. Ça fait trop mal. La douleur se propage dans mes veines. Je sors en trombe de la maison.
Courir. Courir. Faire en sorte que cette rage et cette douleur s’envolent. Qu’elles s’éteignent putain. Y’en a marre de toujours souffrir. De toujours avoir mal. C’est fini. Terminé. Plus jamais je ne m’ouvrirai aux autres. Plus jamais.
J’arrive à mon arbre. Ma tête me tourne et j’ai le souffle court. Je commence à rire et frappe dans le tronc. Un coup. Deux coups. Des dizaines. Des centaines. J’ai mal. Tellement. Mais ça me fait du bien. La souffrance de mes mains me fait oublier un instant celle de mon cœur.
Avoir une douleur ailleurs pour oublier celle qui est là.
Tu l’as dit bouffi.
Je m’arrête, abruti par le chagrin. Le son de sa voix est encore parvenu à mes oreilles. Je regarde mon arbre sans le voir et décide d’y grimper. Allongé en son sein brisé, je tâte ma poche à la recherche de mes pilules.
Merde. Je les ai oubliées…
Je n’ai aucune envie de retourner à la maison. Tant pis. Je ferai avec. J’écraserai la douleur de ma poitrine par celle de mon corps. Je lève mes mains vers le ciel : le rouge de mon sang contraste parfaitement avec le blanc des nuages. Il perle sur mon visage et vient se mélanger au sel de ma solitude.
J’abaisse mon bras sur mes yeux. J’aimerais pouvoir ne plus rien ressentir. Mettre mon cœur dans une cage en fer, l'enchaîner et fermer le tout par un cadenas dont je jetterais la clé. Mais j’en suis parfaitement incapable.
Et c’est aussi pour cela que je souffre autant.
Combien de temps suis-je resté ici ? Aucune idée et peu m’importe. Je m’assois. Je me sens un peu nauséeux… Je finis par descendre de mon arbre. Mes mains me font mal mais pas assez pour calmer l’élancement lancinant de mon palpitant. J’erre de rue en rue. Les gens s’écartent de mon passage. Je ne dois pas être très présentable. Et je m’en fous.
- Tristan ? Tristan, c’est bien toi ?
Une voix familière. Je me retourne lentement pour me trouver face à Érika.
- Putain de merde ! Mais dans quel état tu es ! Ramène-toi. Et je ne te demande pas ton avis. Tu viens, un point c’est tout.
Elle m’attrape par le bras et me tire vers sa voiture à la peinture rouge criard. Je me laisse faire, après tout pourquoi pas ? Je n’ai rien d’autre à faire. Elle m’emmène à l’Akuma où elle me tire vers le vestiaire des coachs.
- Assis.
J’obtempère, ne sachant pas très bien si je dois la gifler ou non. Elle sort d’un casier une énorme trousse à pharmacie et commence à la déballer devant moi. Je suis interloqué.
Attends. Elle va me soigner là ? Vraiment ?
Effectivement. C’est ce qu’elle s’apprête à faire. Je voudrais en rire mais mes expressions se sont figées. Elle commence par prendre ma main droite. Excédé, je la repousse d’un geste brusque et me lève pour sortir. En un quart de seconde, je me retrouve au sol, maintenu par une clé de bras, son genou dans mon dos. Je n’ai rien compris.
- Écoute-moi bien, jeune homme. J’en ai maté de plus coriaces que toi. Tu vas me faire le plaisir de planquer ton petit cul sec sur ce banc et de me laisser te soigner. Compris ?
Surpris et légèrement amusé par la tournure des évènements, je hoche la tête.
- Bien. Montre-moi ça. Dis donc… T’y es pas allé de main morte. J’espère juste que le gars d’en face n’a pas fini à l’hosto.
Elle réussit à m’arracher un sourire.
Le gars d’en face ? Sérieusement ?
Elle soigne mes plaies consciencieusement. Enlève chaque écharde qu’elle trouve. Désinfecte les coupures. Et finit par me bander les mains. C’est propre et soigné.
- Bon maintenant que ça c’est fait… en selle champion.
Quoi ?
Devant mon air ahuri, Érika éclate de rire.
- Écoute, si tu as autant d’énergie pour te défoncer les mains, tu dois en avoir autant pour muscler ce corps maigrelet non ? Pas de non qui tienne, je vais t’épuiser moi tu vas voir.
Durant l’heure qui suit, madame la coach m'épuise effectivement : cardio, musculation, étirement, souplesse. Mon corps n’est que douleur mais… je me sens beaucoup mieux. Je jette dans les poids, les machines et les élastiques toute ma rancoeur, toute ma tristesse, bien dirigée par une Érika impitoyable.
- Je t’attends demain à neuf heures précises. Pas de faux bonds ! Ou tu auras le double de squats ! Et d’abdos aussi, tiens !
Je grimace rien qu’à l’idée ce qui à nouveau fait rire Érika.
- Au fait… J’ai appelé Stéphanie pour lui dire que tu étais avec moi. Elle était morte d’inquiétude. Au fait ! Ton portable ? Il te sert à quoi ? Bref. Tu es couvert. Mais attention ! Ma gentillesse a un prix : tu dois cesser de te faire du mal comme ça. Tu es en colère ? Je suis là pour ça. Tu es triste ? Pareil, je suis là. Tu as de la rancoeur ? Encore mieux, je la ferai disparaître. Et tu me feras le plaisir de manger sinon gare à toi !
Message reçu, coach.
Je prends le chemin de la maison, un peu d’appréhension collé à l’estomac. Il est presque 17h00. La journée est passée sans que je m’en rende compte. Heureusement, il n’y a personne.
Ouf… Sauvé.
Je monte dans la salle de bain et me douche rapidement en faisant attention à mes bandages. Je finis dans ma chambre, le corps en vrac mais l’esprit reposé. Je m’allonge dans mon lit et plonge dans un sommeil réparateur.
Mon petit lion…
Je me réveille en sursaut, le corps transpirant, la respiration courte.
C’était quoi ce rêve ?
Je n’ai que des images diffuses… Nos corps nus enlacés, nos lèvres ne faisant qu’une… Le tout dans cette grotte secrète où Rey m’avait emmené… sauf qu’à la place de l’océan se trouvait un feu d’enfer. Assis dans mon lit, mon esprit se calme peu à peu pendant que mon songe s’évapore comme neige au soleil. Ne me reste qu’une sensation de mal-être, un manque, un trou béant.
Sur la table de chevet se trouve un verre de lait et un sandwich. Je regarde l’heure : 3h33…
Heureusement que je ne suis pas superstitieux…
J’ai faim.
Lorsque je réouvre les yeux, le soleil perce à peine à travers mes rideaux.
5h48.
Mon corps est encore douloureux de la séance de veille mais j’en redemande encore… Silencieusement, je sors de ma chambre et descend à la cuisine, espérant ne croiser personne.
Peine perdue. Arnold est assis à la table de la cuisine, sirotant son café en lisant le journal. Je n’ose pas m’approcher. Je dois avouer que sans la présence de Stéphanie, cet homme imposant m’intimide.
- Approche. Je ne vais pas te manger, garçon.
Sa voix forte essaie de faire douce, certainement pour ne pas m’effrayer. J’obtempère, mal à l’aise.
- Dis-moi, garçon, tu bricoles ?
Si je bricole ? Disons que je sais me servir d’un marteau et d’un tournevis…
Je hausse les épaules et balance ma main de droite à gauche pour lui signifier un “bof-bof”. Il sourit.
- Avant de partir, Rey m’a dit qu’il t’avait donné son vélo. Il a besoin de quelques réparations… Ça te dirait qu’on s’y colle cet après-midi ?
Je ne sais pas trop quoi répondre… Puis je me souviens de la grotte… Je veux y retourner. Pas sûr que je me rappelle du chemin mais c’était assez loin… Un vélo ne sera pas de trop. Je hoche donc la tête.
- Bien. Je dois aller bosser. On se retrouve aux alentours de 14h00 ça te va?
N’ayant pas grand-chose de prévu, je réponds silencieusement par l’affirmative.
Lorsque cette conversation à sens unique est terminée, la pendule de l’entrée sonne les six heures. Me voilà seul dans cette cuisine, attablé devant un café au lait. Je laisse mon esprit s’en aller… Je ne pense à rien… Je suis un vide de sensation… Un vide de sentiments. Un corps sans âme. Si je pouvais me visualiser, je serai comme une enveloppe corporelle blanche avec un trou béant à la poitrine.
- Tristan ?
La voix de Stéphanie me tire de ma rêverie. Je cligne des yeux pour me reconnecter.
- Tout va bien ? me demande-t-elle, les lèvres pincées d’inquiétude.
Je secoue la tête et me force à sourire. Cette femme est d’une patience et d’une bienveillance inouïes. Je n'arrive pas à comprendre comment elle arrive encore à s’inquiéter pour moi après mon comportement d’hier. Elle me caresse doucement les cheveux.
- Tu sais si quelque chose te tracasse ou t’ennuie… N’hésite pas à m’en parler d’accord ?
Je la regarde dans les yeux, yeux qui se sont posés sur mes mains, et y puise la force nécessaire pour vivre ma journée. Un pas après l’autre. Puis elle se tape le front d’une manière exagérée.
- Que je suis bête ! Tu ne parles pas ! Stéphanie mais des fois ! Tu n'auras qu’à me l’écrire !
Elle fait un clin d'œil et part dans un grand éclat de rire. Rire qui met un peu de baume à mon cœur blessé.
Ma séance avec Érika a duré plus d’une heure. La veille, elle a été surprise par la souplesse de mon corps. Après un peu de cardio et de musculation, elle s’est amusée à m’enseigner le pilate. Une vraie torture ! Mes muscles n’étaient absolument pas prêts à ça !
S’en est suivi un bilan corporel. Du haut de mon mètre soixante-dix, je ne pèse que cinquante-deux kilos, soit dix kilos de moins que la normale. Ma capacité musculaire est quasiment nulle et je n’ai pas un gramme de gras, ce qui n’est pas bon non plus. En gros : tout mon corps est défaillant. Érika s’étonne même que je n’ai pas de maladie particulière.
Si, si en terme de maladie, je suis garni… N’est-ce pas mon petit tourbillon…
Elle prend le temps de m’indiquer quoi manger et en quelle quantité pour me remplumer un peu. Je l’écoute patiemment sachant très bien que je n’appliquerais aucun de ces conseils… Je ne suis pas là pour devenir comme…
Rey ?
Il faut que j’arrête de me mentir. Si je viens ici ce n’est que pour lui…
Une bouffée de tristesse s’empare alors de moi.
14h00. Je suis devant le garage, guettant l’arrivée d’Arnold. Ce dernier arrive et sort de la voiture un sac de course.
- Aller, garçon ! Au boulot !
Durant les deux heures qui ont suivies, je n’ai pas vu le temps passé. Arnold est un professeur patient : il m’a appris à changer la chaîne, à raccourcir les maillons, à régler le frein… Bref. Nous avons remis le vélo à neuf. Il n’a rien dit au sujet de mes mains blessées… bien qu’il en brûlait d’envie. Je le voyais à ses yeux.
Je dois avouer avoir passé un bon moment… Un peu comme ceux que j’avais avec papa… Sans la complicité. Vers la fin de l’après-midi, le vélo était prêt !
- Va faire un tour, tu me diras si les vitesses ne sautent pas.
J’enfourche l’engin. Ça doit faire plus de deux ans que je n’ai pas fait de vélo. Après avoir repris mon équilibre, je m’élance dans la rue et fais le tour du pâté de maison. Tout se passe pour le mieux. Je pourrais dès demain repartir dans la grotte secrète.
Après un dîner copieux, le premier vrai repas depuis le départ de Rey, je monte dans ma chambre. Rey me manque. Il me manque atrocement. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi. Cela fait un peu plus d’un mois que nous nous connaissons et il a réussi à me faire traverser les montagnes russes des sensations et des sentiments…
Assis sur le toit, ma boite de pilules à la main, je regarde la lune. J'essaie d’analyser ce que je ressens et fais le vide dans mon esprit… Grâce à Erika, je n’ai plus de colère ou alors plus beaucoup. Ne reste que la haine, le dégoût envers moi-même, mais ça le sport ne pourra pas me l’enlever…
Je suis inutile. Et tellement pathétique… Je ne vaux rien…
Mon cœur se gonfle de tristesse et d’amertume… Les larmes roulent sur mes joues. Je repense à cette journée de dimanche… L’eau, le soleil, sa chaleur… Ses mains pressées sur les miennes, son corps au-dessus du mien. J’étouffe. Mon cœur se serre comme si une main était passée à travers ma cage thoracique uniquement pour broyer l’organe. Je suffoque… Aahhh, ce tourbillon noir… Pourquoi ne pas me laisser m’y noyer ? Lâche prise, Tristan.
Vite… Mes pilules…
Je me réveille le lendemain, plus vide que jamais. Je suis en mode automatique. Me lever. Me laver. Brosser mes dents. Petit-déjeuner. Stéphanie respecte mon silence mais essaie tout de même de le meubler par ses histoires de bonne femme. Je ne l’écoute pas. Je ne l’entends pas. Je n’ai qu’une envie. Me blottir dans ce sable noir et ne pas me relever. Jusqu’à ce que la grotte soit remplie d'eau de mer et que je m’y noie.
Je ne manquerai à personne.
J’enfourche le vélo aux environs de 09h00. Me remémore le chemin. Après quelques hésitations, je finis par arriver au fameux croisement et prend à gauche. Ça y est, j’ai retrouvé le chemin… Je surplombe l’océan. C’est magnifique… J’ai presque envie de…
- Hey… Il est génial ton vélo, dis-moi…
Je me retourne lentement pour faire face à trois adolescents, sans doute plus vieux que moi, qui me regardent d’un air goguenard. Deux d’entre eux lorgnent sur le vélo que Rey m’a donné. Je serre les dents.
Dans tes rêves, connard.
- Hey, Richie ? C’est pas le morveux que la vieille Stéphanie a recueilli des fois ?
- Ah ouai ? Cette crétine nous a encore ramené un chiot blessé ? C’est qu’elle nous développerait un vrai complexe ! répond ledit Richie, en riant.
Ils n’ont pas le droit de juger Stéphanie. Ni de l’insulter. Non. Pas le droit.
La colère monte petit à petit en moi. Après tout, je n’ai pas eu ma séance de déstressant ce matin.
- Qu'est-ce que tu regardes comme ça ? Hein ? Tu crois me faire peur ?
- Hey, Richie… S’il vit chez Stéphanie… Tu crois pas qu’il est pote avec Rey ?
La mention de son nom fait sauter mon cœur.
- Sérieusement ? Tu crois vraiment que Rey va s’acoquiner avec… ça ?
Richie pointe le doigt vers moi de façon dédaigneuse et éclate de rire.
Merci de me le rappeler. Je n’étais pas assez en colère…
- Te bile pas va… De toute façon, il est absent pour quelques jours. C’est mon grand-frère qui me l’a dit. Et… J’ai grave besoin de me défouler…
- Ça va être marrant.
Richie et ses deux acolytes s’approchent d’un air plutôt menaçant. Je lâche le vélo au sol.
Vous n’aurez pas mon cadeau.
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