Chapitre 3: Abe
Le temps a ralenti, les autres sont plus lents, ou alors quelque chose cloche. Disparues, les taches de couleurs diffuses qui s’agitent à la lisière de mon champ de vision. À leur place apparaît désormais le véritable visage de l’Arène. Je vois les muscles saillants d’un détenu se mouvoir avec une grâce féline. J’aperçois la rage et le plaisir dans ses yeux rouge et noir brillants. L’éclat blanc de ses dents ressort avec clarté quand après un bond puissant il les enfonce dans la gorge d’un H trop long à la détente.
Je penche la tête sur le côté, fasciné par les scènes de chaos qui se déroulent tout autour de moi et dont je peux profiter pour la première fois. Les murs de l’Arène sont rouges du sang qui les a éclaboussés. En haut, tels des empereurs amusés par les jeux de la plèbe, les détenus des cellules A et B nous regardent avec dédain. Aucun homme en chemise et pantalon de toile n’a survécu. Tous sont habillés comme des princes.
L’un d’entre eux se détache du groupe des A pour me faire un signe de la main, un grand sourire plaqué sur ses lèvres trop pulpeuses. Hilare, celui-ci me lance un baiser. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Pour toute réponse, je lui tends mon majeur bien haut. Un gloussement grave et chaleureux me parvient de loin. Je sais d’instinct à qu’il lui appartient. J’ai déjà entendu sa voix. Le A ne se formalise pas de ma grossièreté, il se contente de me pointer du doigt quelque chose derrière moi d’un air mutin.
— Tu te fais de nouveaux amis ? me demande un homme dans mon dos qui, à en juger par le tatouage sur le dos de sa main gauche, doit être un F. Si tu veux mon avis, mieux vaut éviter de faire joujou avec Abe. Il a l’air gentil avec ses bouclettes, ses petites tenues en lin et ses grands sourires, mais c’est un sacré fils de putain.
L’homme qui a interrompu ma contemplation silencieuse ne paie pas de mine. Un grand brun mince et aux Nanos à peine discernables. Pourtant, je les sens grouiller sous sa peau, concentrées en une boule au creux de son ventre et cachées par une tunique sombre. Ce connard n’en est pas à sa première purge. Il me regarde de la même manière que C4 : avec gourmandise.
— Je me passerai bien de ton avis, rétorqué-je en serrant les poings, me tenant prêt à répondre en cas d’attaque. Parce que si tu veux le mien, les détenus de cette putain d’Arène sont tous de fieffé fils de pute.
Le F fait jouer les muscles de son dos et se met à me tourner autour le visage neutre de toute expression. Mes pieds s’activent d’eux-mêmes, le suivant dans une danse lente et sinueuse. Mes muscles se tendent, gonflés par une puissance venue de nulle part.
— Toi compris ? me demande-t-il en s’arrêtant à côté d’une cellule ravagée par des flammes bleues, jaunes et vertes.
La chaleur diffuse émise par la fournaise alourdit une atmosphère déjà pesante. Le F me transperce d’un regard qui change de couleur sous l’effet des Nanos. Sa cage thoracique se soulève et se baisse avec violence. Ses poings serrés noircissent tandis que la NanoEncre vient se rependre sous leur peau. Il va me sauter dessus. Je le sens. L’adrénaline envoie des millions de décharges dans mon corps. Je veux me battre. Je peux le battre.
— Moi le premier, rétorqué-je avant de bondir dans sa direction.
Il s’y attendait. Il se déporte sur le côté d’un pas latéral, prend appui sur l’un de ses pieds et soulève la jambe inverse pour la propulser en direction de mon visage. Sa posture est parfaite, son coup précis, mais comme le disait mon père : « Avec les coups au-dessus de la ceinture, si le mec d’en face n’est pas une pauvre pomme, c’est toi qui finiras toujours par te prendre une pêche ! ». Autrement dit, si la frappe n’est pas assez rapide, avoir un pied en l’air devient vite un handicap. Ce type est persuadé que le pauvre Intact que je suis va manger la poussière. Manque de chance, je me sens en veine depuis mon réveil !
Je soulève en un éclair mes deux mains en une parade apprise auprès d’un de mes vieux potes d’enfance. Le mollet du F vient s’écraser contre ma dextre toute prête à l’accueillir. Les muscles de mes bras se gonflent, tandis que d’un geste circulaire j’attrape sa jambe pour le jeter en direction des flammes. Ses yeux s’écarquillent de surprise. Mais le choc, en une fraction de milliseconde, se transforme en une colère aussi féroce qu’inextinguible.
— Fils de… crache-t-il en armant sa guibole de libre et en la projetant en direction de ma tête.
Le bruit que fait son pied en se connectant à mon crâne fait sonner les parois de ma caboche. Le F disparaît dans les flammes tandis que mon corps, catapulté par la force de son coup, s’envole sur quelques mètres en arrière. Mon esprit se prépare à la boule de chaleur incandescente censée exploser en réponse à mon nez brisé, mais rien. Enfin, juste aucune douleur. Celle-ci est remplacée par une sensation de démangeaison intense et l’impression soudaine qu’une épaisse fumée rouge recouvre le décor sanglant de l’arène. Les picotements s’éparpillent le long de mon corps, l’asticotant et amplifiant toujours plus l’impression de puissance qu’ils semblent soudain dégager.
— Tu étais censé être un Intact, s’insurge le F en sortant des flammes tel un démon échappé des enfers.
Si la brume écarlate camoufle le reste de l’Arène, atténuant même les cris des autres combats, les traits de mon adversaire m’apparaissent avec une clarté confondante. Je vois tout de lui, les traces de brûlures qu’ont laissé les flammes sur son flanc droit, la façon dont il a de s’appuyer sur sa jambe gauche et, plus important encore, je sais qu’il est plus rapide que moi. Cette dernière information relève plus de l’intuition qu’autre chose, ou peut-être que ce sont les voix qui chuchotent dans la brume rouge qui me le disent :
Vitesse ennemie supérieure de deux niveaux… NanoTal repérée… NanoCap supérieures impossible de récupérer toutes les données…
— Je suis un Intact, lui répondis-je essayant d’ignorer les voix tout en me tenant prêt à une attaque éclair.
— Un Intact ? Toi ? s’amuse le grand brun en s’avançant avec une langueur démentie par les gestes neveux de ses bras. Tu ne t’es pas vu dans une glace dernièrement. Je me demandais ce que Hunter et Abe pouvait bien vouloir à une raclure de ton espèce, mais jamais je n’aurais pu deviner qu’ils feraient de toi leur joujou ! Enfin, au moins je sais de quoi tu es capable désormais.
J’ai envie de hurler que je ne suis le jouet de personne. Que je ne connais ni de Hunter ni d’Abe, mais les souvenirs épars d’une discussion décousue m’en empêchent. Sans compter que les fourmillements qui font frémir l’ensemble de mon corps se sont amplifiés à la simple mention du nom de Hunter. Si je ne me souviens d’aucun gus de ce nom, mon corps lui semble le reconnaître. Le frisson bien connu de la peur vient me chatouiller la nuque. Je suis un putain d’étranger dans mon propre corps: quelque chose cloche sévèrement.
— Quoi qu'il en soit, continue le F sans se rendre compte de la tempête qui fait rage dans mon crâne. Je suis là pour mettre fin à toute cette mascarade, un Intact n’a rien à faire dans l’Arène. En plus, si on apprend qu’un F a réussi à faire ce qu’un C comme C4 a échoué à faire…
Ce taré continue à s’approcher tout en douceur de moi, le regard rêveur et la bouche en cœur. Connard. C’est à peine s’il prend la peine de me regarder. Il est persuadé qu’il va me tuer. Qu’il est plus fort que moi. Qu’il est meilleur que le « pauvre sauvage d’Intact ». Dans la brume rouge, sa voix se mêle aux rires d’un passé dont la morsure est encore douloureuse.
Yvain ! Yvain, pends-le par les pieds ! Yvain ! Yvain, rétame-le fils du fermier !
Le F perd patience, se jette sur moi en une fraction de seconde, et m’envoie deux coups rapides dans les côtes. Les fourmillements s’y déplacent, couvrant par là toute forme de souffrance. Mon adversaire ne me laisse pas le temps de respirer et enchaîne les frappes à la vitesse de la lumière : dans mon ventre, mes jambes ou bien mon visage. Ses assauts ne me laissent pas le temps de contre-attaquer, à peine d’esquiver.
« Si un petit con qui te cherche des noises est plus rapide ou plus fort tu l’as dans l’os. Trois solutions s’offrent à toi, fils : être plus malin, plus sauvage ou alors plus fou !»
Plus malin… Alors que son point noir de Nanos fonce en direction de mon menton, je décide de ne pas essayer me dérober. Au contraire, je vais au contact et au dernier moment lui présente mon front. Comme reliés à mon esprit, les picotements quittent le bas de mon corps pour tous venir se concentrer sur ma figure. Ses phalanges viennent s’écraser sur mon os frontal et se craquent en un bruit satisfaisant à l’oreille.
— Qu’est-ce que… éructe le grand blond en se tenant la main dont le blanc des os tranche avec le rouge de son sang.
Il a l’air perdu. Le F n’a d’yeux que pour sa main brisée et recule à nouveau en direction de la cellule en flamme. Il faut que j’en finisse, s’il se reprend je risque de ne pas réussir à m’en sortir. Il me faut une arme ! La brume rouge s’épaissit, tandis que les murmures de l’Arène disparaissent plus encore.
Détection d'armes en cours… Arme de niveau inférieur repérée : partage d’information.
Là ! À quelques mètres de moi repose le cadavre d’un détenu dont les prothèses dentaires sont si longues et aiguisées qu’elles dépassent d’au moins huit centimètres d’entre ses lèvres. Sans réfléchir, je me précipite dans sa direction d’un pas rendu incertain par tous les coups que je me suis pris. Le cri de colère du F remis du choc de sa blessure m’enjoint à jeter directement sur le cadavre.
— Je suis un F et toi un minable petit H ! beugle mon adversaire en m’attrapant par une cheville et en me tirant avant de s’asseoir à cheval sur mon torse. Je décide qui meurt quand !
Sa main encore valide, aussi rapide que l’éclair, vient cueillir avec violence ma joue avant de s’enrouler autour de mon cou. La brume rouge commence à se dissiper tandis que les contours du monde deviennent de plus en plus flous. Mes poumons se vident vite d’oxygène. Je crois que mon corps commence à me lâcher. Encore.
Point vital adversaire découvert. Cible verrouillée.
La brume se rétracte pour mieux se focaliser sur un point précis de la gorge du F dont les veines sont toutes congestionnées sous l’effet de la rage et de l’effort. Une boule écarlate brillante rougeoie et se transforme en une cible facile à atteindre. Ma main se resserre sur le croc que j’ai à peine eu le temps d’arracher à son feu propriétaire. Dans une tentative de la dernière chance, je lance ma main en direction du cou du F, faisant confiance aux picotements dans mon bras qui le guide.
— Comment ? Comm… tente de bégayer une dernière fois le F avant de s’écrouler sur le côté, la dent fichée fermement dans sa carotide.
Des points noirs et blancs dansent dans mon champ de vision alors même que l’air commence à réintégrer mes poumons contractés. Le combat est fini. Sur mon poignet, le décompte de la Purge doit s’être encore allégé d’un point, d’une vie. La main encore chaude de ma victime repose encore dans le creux de ma gorge, comme si même dans la mort le F en voulait à ma peau. Le poids du monde semble reposer sur mes épaules, m’exhortant à m’abîmer dans un sommeil sans fin. Je crois que je vais suivre ses indications. Je suis fatigué… Si fatigu…
—LE DÉCOMPTE EST DÉSORMAIS À 5010. LA PURGE SE TERMINERA DANS 30 MINUTES.
La voix des haut-parleurs m’arrache d’une profonde torpeur. Malgré un sentiment de lassitude accablant, je me redresse en posant à nouveau les yeux sur une arène bien plus vide et sale qu’à mon arrivée. Des corps gisent partout, parfois surmontés d’un prisonnier occupé à faire je ne sais quoi. Dans mon cas, c’est l’inverse qui s’est produit. Le corps du F repose encore à moitié sur moi, sa main désormais dure et froide en travers d’une de mes jambes. Une impulsion m'enjoint à m'en saisir. Aussitôt, ses Nanos réapparaissent et glissent toutes en une longue procession noire le long de sa peau pour venir se lover au creux de son poignet. Comme pour leur répondre, les picotements qui m’ont gêné durant mon combat suivent le même chemin, mais cette fois-ci le long de mon corps. Avec horreur, je vois descendre le long de mon bras une mare noire semblable à celles des autres détenus. Des Nanos. Les voix dans ma tête, la brume rouge, les sensations étranges sous mon épiderme. Un Intact avec des Nanos, un monstre.
Je suis devenu tout ce que je déteste. Tout ce que mon père haïssait. Je suis devenu une créature de la NanoRé.
Contact IntraNano.
Réception et Transmission d’InfosNano…
La bile me monte aux lèvres tandis qu’une sensation de déjà vu m’étreint. Les autres détenus, c’est ce qu’ils font. Ils aspirent les Nanos de leurs victimes. Je m’arrache de cette contemplation macabre et m’éloigne vivement du cadavre. Sa main retombe à terre inerte et encore noir de ses Nanos. Une sensation de désespoir absolu me gagne : toutes mes certitudes sur le monde sont remises en question. Les flammes multicolores de la cellule toujours en feu m’attirent. Elles représentent l’enfer sur terre dans lequel je me suis enfermé de mon plein gré. Sans réfléchir, je m’y engage.
La brûlure du brasier ne m’atteint même pas. Mes Nanos se précipitent en direction de la chaire qui se calcine pour la réparer au plus vite, provoquant par-là la sensation de démangeaison à laquelle je commence à m’habituer. Un rire guttural s’échappe de ma gorge quand l’intérieur de la cellule s’offre à mes yeux. Au centre de celle-ci, assis en tailleur et le sourire aux lèvres, m’attend un C4 hilare.
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