Chapitre 6 : Bienvenue
J’entends le bruit de leur respiration s’accélérer en même temps que celui de la mienne. Je n’ai pas bougé le moindre muscle, mais ils savent que je me suis réveillé. Les voix dans ma tête se sont elles aussi mises en alerte et m’enjoignent de me battre, d’égorger et de briser. Levert m’a appris à les ignorer, mais c’est dur. Très dur.
— Alors, H66, me lance un des H d’une voix moqueuse. Enfin, finis de pioncer ? Juste à temps pour la fin de l’Assainissement.
Ce n’est pas un hasard. Levert m’a tout expliqué du fonctionnement de l’Arène. Il m’a dressé un tableau succinct de ses membres les plus dangereux, des plus vicieux. Celui qui me parle, avec dans sa voix autant de métal et de souffrance que de malice : c’est Mackenzie. Il est plus dangereux qu’il en a l’air et même Levert ne connaît pas l’étendue de ses Nano.
— Hum, grogne d’une voix grave l’espèce d’ours mal léché qui m’a assommé. Tu peux arrêter de faire semblant, l’Intact. Je connais ton corps mieux que toi. Debout !
Mako. Le « médecin » de la Cellule. Moi qui croyais que les meilleurs techniciens en matière de Nanobiologie ne pouvaient tomber en disgrâce… Je lui obéis néanmoins et ouvre les yeux. Ces cinglés m’ont planté des barreaux de lit dans le bide et les ont enfoncés dans le mur. Ça me démange à un point fou, mais je comprends. À mon dernier réveil, j’ai failli en tuer un.
— J’imagine que je l’ai mérité, grogné-je en essayant de lever les mains en signe de paix.
Impossible, ils me les ont aussi coincés en enfonçant des barreaux au travers de mes deux paumes. Face à moi posent trois hommes : Mako, l’ours mal léché aux Nanos vertes qui ne me quitte pas des yeux. Mackenzie, avec ses sourires goguenards et ses câbles dans la gorge mal recouverts par de la peau en simili. Le dernier, grand et maigre, le visage taillé à la serpe et criblé de minuscules cicatrices c’est Michael. Si j’en crois Levert, c’est lui qui m’a ramené dans la cellule après la Purge et qui s’est même mis à dos les C pour ce faire.
— Tu peux le dire, grogne Mako en faisant craquer les énormes pelles qui lui servent de mains. La prochaine fois que tu attaqueras l’un d’entre nous, je m’amuserai à faire chauffer tes Nanos jusqu’à ce que tes muscles en fondent !
Ce type est fait de rage. Ses sourcils fournis froncés cachent presque ses yeux verts et noirs. La barbe qui lui chatouille la pomme d’Adam ne parvient pas à masquer le pli hargneux de ses lèvres. J’aime bien ce gars. Pas de faux semblant et pas de fausses promesses. S’il doit me tuer, il le fera en face.
— Mako, Mako, laisse donc H66 se réveiller tranquillement, badine Mackenzie avec un sourire qui ne se reflète pas dans ses yeux.
Ils sont aussi froids que les barreaux qui me maintiennent au sol. Accoudé à la Nanovitre toujours aussi opaque, il s’amuse avec une balle de tennis qu’il fait rebondir avec nonchalance. Ses cheveux noirs mi-longs ondoient avec une grâce consommée.
— Nous n’avons pas de temps à perdre, les interrompt Michael une main perdue dans la longue mèche qui forme sur son crâne une crête iroquoise hirsute. H66, nous avons peu de temps et beaucoup de choses à nous dire.
Ce connard ne me regarde même plus. Il est accroupi juste en face de la Nanovitre, le regard plongé dans l’espèce de brouillard noirâtre qui nous bouche la vue depuis la fin de la Purge. J’essaie de me défaire de mes attaches, une vague de douleur me calme bien vite. Les Nanos, que je ne maîtrise pas du tout, réduisent la douleur tant que je ne me démène pas.
— Je ne voulais pas attaquer Ben… commencé-je en cherchant du regard le gosse. Ce sont les voix dans ma tête qui me poussaient à vous attaquer. Elles le font toujours d’ailleurs.
Là ! Sur le lit. Le gamin me regard un sourire béat plaqué sur les lèvres. À ses côtés, avachis contre le mur, repose un pantin à visage humain. Le crâne rasé, sans sourcil et le regard vague, Levert ne ressemble en rien à l’homme composé qui m’a accueilli dans son crâne ses derniers jours. Je sais que la seule autre personne à y être invité est ce fameux « Mioche » qu’il préfère, lui, appeler Benjamin. Pour le reste des membres de la Cellule, il n’est que Mascotte, le zombie H. Le fait qu’il survive de Purge en Purge sans que personne ne s’en étonne en dehors des H l’a fait devenir un véritable phénomène dans cette Cellule.
— Surstimulation, grogne Mako en se frottant les mains. Tant que tu ne contrôles pas tes Nanos, elles n’en feront qu’à leur tête.
— D’habitude, enchaîne Mackenzie les mains dans les poches usées de son jean. D’habitude, on implante sa première Nano chez un enfant de dix ans. Suivant son aptitude à l’intégrer, il peut s’en procurer d’autres. Dans ton cas…
Les deux hommes échangent un regard plein de sous-entendus. Comme si j’étais trop stupide pour me rendre compte que je suis une aberration.
— Je n’aurais jamais dû survivre, finis-je d’un ton aussi sec que mon âme.
— Tu peux remercier Mako, lance d’un ton sec Michael. Mais il faut régler ce problème de Nanos. Tant que tu ne les contrôles pas, tu représentes un danger. Pour nous, mais aussi pour toi.
Une sensation de démangeaison commence à me déranger. Ma peau pulse de Nanos noires, rouges et blanches qui se mélangent et se séparent en un bal dantesque. Elles forment des dessins abstraits aux courbes parfois gracieuses. Sur ma peau mate, les arabesques blanches ressortent particulièrement.
— Il te faut un bloqueur, marmonne Mako en se rapprochant d’un pas aussi lourd que chaloupé. Un homme qui possède la NanoCapacité de mettre la majeure partie de tes Nanos sous cloche, le temps de t’en approprier certaines au fur et à mesure. Tu réussiras peut-être à dompter les Nanos de C4 et de Hunter.
— Pourquoi ne pas tout simplement me retirer toutes ces merdes ? Je n’en ai jamais voulu pour commencer.
Les trois hommes s’échangent à nouveau un regard interdit. Je sais pourquoi ils ne veulent pas que je perde mes Nanos. Levert me l’a dit. Mais je ne fais pas confiance à Levert, et encore moins aux autres H. Ils attendent tous quelque chose de moi.
« Quelqu’un qui t’aide pour ses propres intérêts les fera toujours passer avant toi, fils. Ne fais pas confiance à celui qui se dit ton ami sous conditions ».
Michael se relève avec calme et me fait face pour la première fois. Ses yeux ne possèdent pas de pupille, ils sont aussi opaques et embrumés que le décor derrière la NanoVitre. Sur son crâne, sa crête iroquoise fait pale mine.
— Les détenus de l’Arène n°4 ne sont pas placés au hasard dans leurs Cellules, H66, commence-t-il en se rapprochant de moi à pas sinueux. Les A et les B viennent des plus grandes maisons de la NanoRé. Ce sont d’anciens magistrats, des hommes d’affaires, voire même les rejetons déchus des plus grandes familles du Conseil. On a modifié leur fétu pour les rendre plus forts, beaux et intelligents avant même qu’ils ne viennent au monde.
— Sans parler de leur Nanos, grogne Mako d’un air de dédain. Ils savent monter et démonter un avion à réaction avant de se torcher le cul.
Mackenzie, qui ne s’est pas avancé, glousse en entendant l’ours s’énerver dans sa barbe.
— Les C et les D sont des monstres. Les méchants dans les contes pour enfants, les légendes tordues des histoires anciennes, continue Michael sans tenir compte de l’interruption. Ils sont moins puissants que les A/B, mais compensent par leur… Sauvagerie.
Mackenzie renifle avant de lever une main indolente. Sa balle de tennis rebondit contre le plafond avant de retomber dans sa main ouverte. Mes yeux d’humain intact n’auraient jamais pu saisir le rebond ultra rapide de son jeu.
— Les C sont des barbares, mais les D sont des vicieux, lâche-t-il du bout des lèvres. Les C te provoqueront en duel, te sauteront dessus à dix contre un lors d’une Purge. Les D te feront jeter dans le Terrier. À ta sortie ils auront monté les C contre tes amis pour les faire tuer et quand tu seras seul et démuni ils te regarderont te faire démembrer par d’autres un sourire aux lèvres. Les C veulent la gloire et les Nano-trophées. Les D veulent gagner.
De ses yeux froids et moqueurs, Mackenzie attend une réaction de ma part. Que je me chie dessus ? Que je les implore d’en finir au plus vite avec moi ? Aucune idée. Je me contente d’un « charmant » ironique qui arrache un sourire à Mako et un haussement d’épaules à Michael.
— Les A/B/C/D sont les Supérieurs, les « Sup », soupire Michael comme si la conversation l’ennuyait profondément. Les A/B les « Dominants » et les C/ les « Déviants ». Viennent ensuite les « Inférieurs ».
— Nous ! s’amuse Mackenzie une main plaquée contre son cœur. Les E et les F sont les petites frappes de la NanoRé. Ils ne font pas dans le grand banditisme, mais plutôt dans la contrebande. Ils se ressemblent beaucoup et par conséquent se détestent.
— Des abrutis utiles, marmonne Mako en attrapant l’une des barres qui me retiennent au sol. Trop occupé à s’entre bouffer pour se rendre compte de leur propre misère.
Sur le lit, Mioche à la tête posé sur les genoux de Levert. Ma main a coupé qu’il est perdu dans un monde merveilleux que le vieux H a concocté tout spécialement pour lui. À vrai dire, je suis un peu jaloux. Lui peut se détendre dans le luxe d’un monde imaginaire, tandis que moi je me farcis toutes ces inepties. Le bide et les mains troués. Du sang qui pisse de partout.
— On peut accélérer ? demandé-je un filet de sang s’échappant d’une des commissures de mes lèvres.
Mako renifle d’un air grognon avant de tourner la barre qu’il a entre les mains et de l’arracher d’un geste brusque. Un éclair de douleur me fait gémir. Il est bien vite remplacé par une vague de démangeaison plus cuisante encore, tandis que les Nanos rouges et noirs se précipitent sur le trou béant laissé par la barre en fer.
— Les G sont des sous-hommes, continue Michael en attrapant lui la barre qui me cloue la main droite. Un ramassis de violeurs, de pédophiles et d’autres déviances que l’épuration néo-mentale n’a pas réussi à détruire. Personne n’a été choqué que ce soit cette Cellule qui ait été choisie pour le massacre de la dernière Purge. Personne n’aime les G.
Vu le zoo qu’a été la dernière Purge, j’aurais plutôt tendance à dire que dans cet enfer : personne n’aime personne. Je préfère cependant la fermer. Celui qui a des barres de fer dans le bide la ramène moins que celui qui peut les lui enlever. Je suis sûr que c’est ce que mon vieux m’aurait dit s’il avait été là. Ça et « Qu’est-ce que tu fous là, bordel ! ».
— Reste enfin les H, murmure Michael en s’accroupissant devant moi en laissant glisser ses mains le long de la barre. Sais-tu qui on enferme dans la Cellule des Inférieurs, H66 ?
Oui, je le sais. Ce type me prendrait-il pour un débile ? Nous pouvons être deux à jouer à ce petit jeu.
— Au vu de nos camarades défunts, lâché-je entre deux quintes de toux. Je dirais des toxicomanes ?
Mako rigole pour la première fois d’un rire sinistre avant de m’arracher avec une brusquerie sadique une autre barre en fer.
— Mauvaise réponse, chantonne Mackenzie en applaudissant. Recommence.
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