Chapitre 7 : Le Colonel Gamma (2/2)
— Enfin seuls, s’exclame le Colonel Gamma d’un air réjoui. On n’est jamais mieux qu’entre amis. Tu ne trouves pas, H66 ?
Surpris je ne peux empêcher mon regard de se poser sur le seul garde encore présent dans la cellule. Il est différent. À vrai dire, je ne l’avais pas remarqué avant que les autres ne déguerpissent. Lové contre dans un des coins de la pièce, il nous couvre tous les deux d’un regard de faucon aux aguets. Sa peau sombre luit comme du pétrole et semble aspirer les ombres de la Cellule. Tout comme le Mioche, la peau de ce type à fusionné avec ses Nanos pour le rendre presque invisible. Mais contrairement au gosse, l’espèce de fantôme reluisant de Nanos n’a pas l’air d’apprécier que je sois en mesure de le repérer.
Ses yeux, dont le blanc est presque avalé par ses pupilles dilatés, se fixent sur moi comme s’ils pouvaient me transpercer par leur simple volonté. C'est peut-être le cas pour ce que j’en sais.
— Tu peux voir Zala, murmure le Colonel en se rapprochant de moi assez près pour que je sente son haleine mentholée. C’est rare... Très rare. Je suis presque sûr que C4 en était incapable.
Ses pupilles écarlates brillent d’un éclat songeur. Sans se retourner vers son subalterne, il lâche un sifflement si aigu que je ne suis pas sûr qu’un chien puisse l’entendre. Zala disparaît, avalé par des ombres venues de nulle part. Une brise glaciale me traverse avant de se coller tout contre mon dos. Un frisson agite ma colonne vertébrale et raffermit les muscles déjà bien tendus de mon fessier.
— Tu as une bonne vue H66, continue le Colonel en se rapprochant jusqu’à ce que nos nez soient collés l’un à l’autre. Mais moi, j’ai bien plus que cela. J’ai des hommes aux pouvoirs que ton petit esprit étriqué de sauvage des colonies ne peut pas imaginer. J’ai l’expérience d’années que tu ne peux pas compter de tête. Dans mon sang coule le fruit du labeur des scientifiques les plus ingénieux que cette planète n'a jamais porté. Et toi, H66 qu’as-tu donc pour me regarder comme tu le fais ? Pour ne pas baisser le regard ?
Qu’est-ce que je possède ? Rien. Pourtant, une centaine de réponses me traversent l’esprit. Certaines sont inspirées par la haine, d’autres par une fierté piétinée. J’ai envie de lui hurler mon respect pour le travail de mon père, de chanter la beauté d’une nature non sacrifiée au détriment de la rentabilité. Comment expliquer à cet homme, pour qui avoir transcendé son humanité est l’ultime récompense, que le simple fait de posséder mon corps et ma vie était mon bien le plus cher ? Aucune réponse ne le comblera, car il ne pourra en comprendre aucune. Alors je lui donne ce qu’il veut. Ce qu’il connaît.
— Des couilles, je crache en collant mon front au sien. D’ailleurs, si vous pouviez demander à votre petit copain d’arrêter de me coller au cul, parce que je commence à me les geler...
Les muscles de la mâchoire du Colonel tressautent. Derrière moi, le nuage invisible de glace se cristallise et je sens l’une des mains de Zala se poser sur mon dos, juste au niveau de mon cœur.
— De la bêtise et de la vulgarité, chuchote d’une voix presque suave Gamma en levant avec lenteur ses deux mains. Tu n’es pas si différent des autres H66. Pas si différent...
Ses longs doigts prennent en coupe mon visage avec une sensualité terrifiante. La situation est merdique. Je suis enfermé dans une couverture immatérielle de Nanos qui me fait flotter dans les airs et m’interdit tout mouvement. La paume faite de glace de Zala collé contre mon dos est un rappel constant qu’au moindre faux pas, j’y passe. Et voilà que le Colonel me fait du gringue.
— Chut, interrompt-il la remarque acerbe que j’étais sur le point de lui faire en frottant son pouce contre mes lèvres.
Aussitôt, une faiblesse dans le visage m’empêche d’activer le moindre muscle.
— Ferme les yeux, H66. J’ai besoin que tu te détendes.
Ses yeux se ferment. Les miens aussi.
***
FLASH
Mon père m’apprend à désherber le potager et à repriser nos chemises en laine. Mon père m’en colle une après que je sois rentré saoul comme un coing d’une soirée arrosée à quinze ans. Mon père prépare le dîner et fait semblant de ne pas remarquer l’air d’amoureux transi que j’ai sur le visage depuis quelques jours. Ah, la belle Lucie.
“Charmant, souffle dans un coin de mon crâne la voix cruelle du Colonel.”
FLASH
J’ai dix-huit ans et j’ai le cœur débordant de curiosité. Je veux tout... tout de suite. Les conseils et les colères de mon père m’importent peu. Je suis jeune et invincible. Je dois partir explorer le vaste monde. Mon père me regarde avec autant de fierté que d'inquiétude dans le regard. J’ai un sac, une carte des colonies et des muscles bien taillés par l’exercice physique. Mon père me prend dans ses bras. Je retiens mes larmes. Pas lui.
“ Quel tableau bucolique, H66. Vraiment, voyons plus loin.”
FLASH
J’ai vingt-six ans et je ne suis plus seul. Je rentre chez moi lessivé, drainé. Mon père me regarde avec circonspection, m’écoute avec attention. Je lis dans son regard la déception, mais aussi l’amour sauvage qu’il me porte. Je ne suis plus son garçon, mais le père d’une petite fille. Je lui apporte un cadeau empoisonné qu’il adore, mais qui le plonge dans une mer de problèmes. Il la prend dans ses bras, les larmes aux yeux et chuchote : “Aïcha, la vie de ma vie.” Le lendemain, il n’est plus là.
“Intéressant... Tu ne nous présentes pas H66 ?”
Pas Aïcha ! Pas mon bébé !
Je sens les griffes mentales du Colonel essayer de mettre le grappin sur le moindre de mes souvenirs. La douleur est insupportable. Suffocante. Des images se superposent à un rythme effréné. Il cherche quelque chose, mais quoi ?
“Qui est la mère de ton enfant, H66 ? Cette petite me rappelle quelque chose...”
Non, pas elle. Même moi j’ai banni son souvenir de mon cœur. Il se rit de mon désespoir. Il ballait mes tentatives de défense minable. Je ne suis plus le maître de mon esprit depuis trop longtemps pour tenir tête à ce type.
“Tu es tout seul, et je suis plus fort. Laisse-toi faire, j’ai besoin d’information. Ce que la Ficheuse n’a pu nous donner, je le trouverai moi-même.”
Seul. Je suis seul. Vraiment ? Ce type ne sait pas de quoi il parle. Depuis la dernière Purge, je me suis fait tout un tas de petits camarades. Il veut voir mes Nanos ?
“Oui ! Montre-les-moi !”
Sa voix déborde de convoitise. Si seulement il savait. Je fais ce que j'évite de faire depuis mon réveil : je laisse les voix s’emparer de moi. La conscience parasite du Colonel Gamma s’accroche à moi. Nous tombons tous les deux dans les méandres de mon esprit.
“Où sommes-nous ? demande le Colonel qui a repris forme physique dans la prairie ravagée que je déteste par-dessus tout.
— Vous vouliez voir mes Nanos, je lui réponds en reniflant. Je fais les présentations, c’est tout.”
Le bonhomme a beau faire deux mètres vingt, le premier tremblement de terre l’envoi sur son popotin comme le pauvre Intact que je suis.
“ Qu’est-ce que c’était, hurle-t-il d’une voix qui résonne dans l’espace vide.
— Une prairie. Mon père aimait beaucoup m’y emmener quand j’étais gosse. Je m’imaginais être un des guerriers de l’Ancien Monde.
— Pas ça ! Bougre d’im...”
Bas toi ! Lâche !
Ah ! Comme c’est bon de compter sur les monstres qui peuplent mes cauchemars. La tête que fait le Colonel en apercevant les premiers NanoTitans galoper dans notre direction est magique. Il ne doit pas avoir l’habitude de se sentir petit.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ! braille-t-il en se mettant à déguerpir.
— Eh bien, ils n’étaient pas là avant que je récupère les Nanos de C4. Du coup... Attendez, vous n’avez pas ça vous autres les Souillés ?
Le Colonel me regarde de ses pupilles rouge vermeil comme si un troisième bras venait de pousser de mon derrière. C'est la meilleure.
— Bien sûr que non ! s'exclame-t-il en trébuchant après qu’un géant n’ait envoyé valdinguer le corps titanesque d’un de ses ennemis à deux mètres de nous. Je ne sais même pas...
Si tu ne te bats pas...
Le titan aux yeux brillants se jette sur le Colonel qui n’a pas le temps de l’esquiver. Il l’attrape par le col de son uniforme bien repassé et le jette à mes pieds. La terreur le fait trembler comme une feuille. Je crois que ses Nanos ne fonctionnent plus dans la prairie. Comme c’est dommage !
— Arrêtez de gigoter, intimé-je au Colonel en l’attrapant par le bras. C'est bientôt fini. Il ne reste plus que le grand cost...
Nous le ferons à ta place !
La tête du colosse émerge d’entre les nuages. J'entends le gémissement du Colonel qui, je dois bien l’avouer, fait plaisir à entendre. Les dents serrées, je m’accroche au Colonel de toute mes forces pour l’empêcher de s’enfuir. Quand on viole l’esprit de quelqu’un, on en assume les conséquences.
— Il va nous tuer ! hurle-t-il les yeux exorbités par une peur panique. Laisse-moi !
Je lutte pied à pied pour le clouer au sol. Ma carrière de bagarreur professionnel m’a habitué à me battre contre plus grand que moi. Lorsque le pied gigantesque du Colosse projette son ombre immense, le Gamma arrête ses gesticulations. La terreur qu’il ressent atténue la mienne et me permet de le plaquer au sol pour lui glisser une dernière chose à l’oreille.
— Rentre une fois de plus dans ma tête sans y avoir été invité, et je te promets que plus jamais tu n’en ressortiras.
Il n’a ni le temps ni la force de me répondre. Le pied du Colosse nous écrase avec une violence aussi implacable que brutale.
***
Un éclair de douleur me traverse tandis que mon corps et celui du Colonel se séparent avec violence. Zala n’a pas le temps de récupérer le corps de son maître, qui part voltiger dans un coin de la cellule en une fraction de seconde. Le mien s’écroule au sol. Sans les Nanos, plusieurs de mes os se seraient rompus.
Les sifflements aigus de Zala vrillent mes oreilles. Accroupi aux côtés d’un Oméga sonné, il me regarde avec une lueur nouvelle dans le regard : celles de l’appréhension et de la haine mêlées. Il a repris sa forme tangible ombreuse.
— C’est lui qui a commencé, je grogne en essayant de me lever avec maladresse.
Le bougre persifle dans sa langue étrange que seul le Colonel semble saisir. Celui-ci finit d’ailleurs par se réveiller. La vitesse supersonique avec laquelle ses yeux récupèrent leur apparence de nuit étoilée n’arrive pas à dissimuler à temps l’éclat de peur qui a traversé ses pupilles carmin.
Il se redresse sans l’aide de Zala, pourtant à ses petits soins. Quelques secondes lui suffisent pour redevenir à nouveau maître de lui-même. Après quelques sifflements de son cru, il fait à nouveau disparaître son sbire.
— Ce qui s’est passé aujourd’hui doit rester un secret entre nous, H66, murmure d’une voix tendue le Colonel en se rapprochant de moi à pas sinueux. Je suis sûr que nous pouvons trouver...un terrain d’entente. Devenir des... affidés.
— Et pourquoi ça ? Je demande en regardant avec circonspection la main que vient de me tendre Gamma.
Celui-ci me lance un sourire à faire cailler du lait caillé. Peut-être est-ce dû à tous les coups que je me suis pris sur la tête aujourd’hui, mais je jurerai qu’il a une rangée de dents en trop.
— Parce que nous avons chacun... Disons des informations sensibles sur l’autre.
— Comme le fait que vous vous chiez dessus à propos de ce qu’il y a dans ma tête.
Je joue les grandes gueules, mais son air de requin me fait froid dans le dos.
— Comme le fait que tu sois insensible à certains de mes... charmes, marmonne-t-il en gardant la main tendue dans ma direction. Mais aussi comme le fait que je sache pour quelle raison, un Intact tel que toi, se retrouve ici.
Mon sang se fige dans mes veines.
— Tuez-moi, et qu’on en finisse au plus vite !
L'éclat de rire du Colonel me prend au dépourvu. Il est aussi sec et tranchant qu’une lame. Sans aucune chaleur.
— Tu as encore beaucoup de choses à apprendre sur l’Arène, H66. La première d’entre elles est que, tout comme les détenus, les gardes n’ont pas le droit tué en dehors des Purges. Pour le reste, eh bien disons que j’ai mes raisons. Un homme tel que toi, H66, ça ne court pas les rues. Bien utilisé, tu pourrais devenir une arme dangereuse... Très dangereuse. N’oublie pas, je suis le plus malin, ici. Alors, qu’en dis-tu ?
Son énorme paluche me frôle encore le torse. Les voix dans ma tête, qui s’étaient faites discrètes jusque-là, se remettent à me hurler de fuir ou de lui faire du mal. Je secoue la tête, un sourire ironique aux lèvres.
— Je tiens ma langue et vous la vôtre, lui dis-je en attrapant la main tendue avec force. Jusqu’à la Purge de trop !
— Ah ! Je t’aime bien, fiston, s’exclame Oméga en me relevant sans effort. Jusqu’à la Purge de trop, alors.
Ses yeux ont beau ne rien laisser échapper, je suis sûr qu’ils sont les reflets des miens. Un mélange de calcule des risques et des bénéfices. Dans mon cas, l'opération est vite faite, il va falloir que je me débarrasse de ce connard, et vite fait !
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