Chapitre 9 : Félix (1/2)

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— Ne regarde personne dans les yeux, ne la ramène pas... Et pour l’amour de moi, vire-moi tes fringues, elles empestent !

Mako pourrait me demander de faire le poirier en slibard que je le ferais un sourire aux lèvres. Tout à l’heure, je me suis réveillé pour la énième fois après avoir été passé à tabac, mais libéré des voix qui me hantaient. Je peux enfin fermer les yeux sans entendre les injonctions au meurtre des NanoTitans. Ma peau ne me gratte plus au point de vouloir me l’arracher avec les dents. Je ne sens presque plus la brûlure de la vapeur corrosive. La vie est belle.

— Ne t’inquiète pas, badine Mackenzie de sa voix toujours aussi métallique. Le Mioche t’a sans doute trouvé d’autres frusques. Personne ne garde les vêtements de sa première Purge !

Une légère claudication trouble sa démarche d’habitude aussi fluide que féline.

— Où sommes-nous, je réponds en commençant à retirer mon pantalon d’un air gauche. Où sont passés les autres détenus ?

Après m’être remis du blocage de mes Nanos, les H ont traîné ma carcasse balbutiante dans un endroit bien moins enfiévré. La brume est assez légère pour que je puisse distinguer avec clarté les autres. Assez fine pour que je me rende compte que nous sommes bien seuls.

Nous avançons dans un espace sans aucune bordure visible. L’impression désagréable de me mouvoir dans un nuage suffocant me prend à la gorge. Au sol, de minuscules flèches gravées en relief tracent pour nous un chemin sensoriel déroutant. Tout est fait, dans cet endroit, pour affecter notre sens de l’orientation. Les murs bougent ou disparaissent, les pièces n’apparaissent que selon le bon vouloir des gardiens, et l’éclairage ne nous autorise jamais à bien nous repérer. La NanoRé a trouvé le meilleur moyen possible de faire en sorte que les surhommes de l’Arène ne puissent jamais s’évader : leur donner l’impression d’être toujours perdus.

— Nous sommes dans ce qu’on appelle les “Douches”, m’explique Michael de son ton traînant et ennuyé habituel. Elles sont divisées en trois parties : le coin savon, le coin hammam et le coin séchage. Bien sûr, le chemin entre chacun de ces espaces change toutes les semaines. La seule chose qui n’évolue pas, c’est la consistance de la NanoBrume;

— Le coin “savon”, c’est celui dans lequel tu t’es perdu, enchaîne Mako en passant les doigts dans sa barbe hirsute. Nous marchons dans l'Entre-deux qui sépare toujours le coin savon et le hammam.

— On l’appelle comme ça parce que la plupart des détenus se servent du manque de visibilité pour s’amuser, rigole Mackenzie en jouant avec son bassin d’un air canaille.

Mako lui tape sur le haut du crâne en grognant une insulte. Un écho métallique me fait tourner la tête dans sa direction. La prise de contrôle par les Nanos de mon corps reste très floue. Je ne me souviens plus de ce qu’il s’est passé après être entré dans les Douches. Juste de mon réveil avec le nain prostré sur moi comme sur un autel. Pour autant, le tintement qui vient de résonner provoque des flashs dans mon crâne : un monstre fait de métal et de folie. Une vague de douleur, qui part de mon sacrum pour venir se loger dans ma boîte crânienne, m’éloigne bien vite de ces pensées absconses.

— On l’appelle comme ça parce que c’est là-bas que la NanoBrume est la plus concentrée, continue Michael comme s’il n’avait jamais été interrompu. C’est un premier décapage en quelque sorte. Il faut cependant avouer que beaucoup de détenus y restent pour s’adonner à des échanges... de toute sorte de nature.

— Comme des Nanos, par exemple, insiste Mako en coupant l’herbe sous le pied d’un Mackenzie hilare. Les Purges permettent de faire le plein, et les premières minutes passées ici servent à troquer tout ce qui est échangeable. Des Nanos, des fringues, des secrets...

Me débarrasser des habits me fait mal au cœur. Ils ne ressemblent plus à rien, mais je ne possède rien d’autre. Un coup d’œil auprès de mes camarades me permet de voir que je ne suis pas le seul à me retrouver nu comme un ver. Seul Mako porte encore une espèce de pagne en tissu. Il me faut plusieurs secondes pour remarquer que mes acolytes se sont tus.

— Quoi ? demandé-je en abandonnant mon pantalon et ma chemise en loque avec regret.

— T’es pas du genre causant, marmonne Mako en donnant un coup de pied au petit tas formé par mes habits. Pas que ça me dérange en général, mais chez toi... C’est comme si rien de ce qu’on peut te dire ne t’importe. J’aimerais bien savoir ce qu’il se passe dans ton petit crâne d’Intact.

Je penche la tête, incapable de trouver quoi lui répondre. Il se trompe. J’écoute tout ce qu’ils disent. Je regarde tout ce qu’ils font. J’ai remarqué à quel point Mackenzie colle Michael. À quel point il le couve d’un regard acéré malgré ses plaisanteries de mauvais goût. Rien ne m’échappe, mais comme le disait mon père : “Dans les moments compliqués, les bavards meurent toujours en premiers. Tiens ta langue, fils”.

— Moi ce que j’aimerais savoir, demande Michael de sa voix traînante en passant la main sur sa crête iroquoise avec lenteur. C’est ce que tu as bien pu fabriquer tout ce temps avec le Colonel. Il ne traîne jamais ses bottes bien amidonnées chez les Inf d’habitude.

Mon haussement d’épaules ne leur suffit pas. Mako m’attrape par le bras tandis que Mackenzie me coupe le chemin. Ses cheveux flottent au même rythme que les volutes de vapeurs. Ses mèches me fascinent : elles sont si fluides, si... brillantes. Des Nanos ! Ce type est un NanoFaconneur et il ne s’en cache pas.

— Le problème H66, ce n’est pas que tu nous fasses des cachotteries, susurre celui-ci en croisant les bras. Non le problème c’est que tu ne comprennes pas que toi et nous, faisons partie de la même Cellule. Tu es H66, Michael H999, Mako H440 et moi H225. Si tu as un ennemi nous aussi. Cazaban a déclaré les H ennemis des C. Pas H66, l’Intact ennemi de Cazaban le leader psychotique des C. Donc, si le Colonel Gamma compte aussi parmi nos ennemis, il faut qu’on le sache.

Le mouvement de sa poitrine, qui s’accélère, contredit l’air assuré qu’il prend. Même Michael paraît tendu. Sa main joue avec la ligne droite que forment ses cheveux roux sur son crâne. Je ne parle même pas de Mako qui sert l’os de mon avant-bras d’une main presque rendue tremblante par la colère. Devenir l’ennemi des seuls types de l’Arène qui ne veut pas me voir mourir me semble stupide. Je soupire et abandonne la partie.

“Il faut parfois perdre une manche pour gagner le jeu, ne laisse pas la fierté t’empêcher de rafler la mise.”

— On a fait connaissance, je commence en tirant mon bras d’un geste brusque. Lui aussi n’a pas apprécié mon charme “rustique”.

Mako renifle en souriant et me lâche le bras. Il me faut le tendre et faire jouer mes muscles pour récupérer des sensations dans celui-ci. Sans m’en rendre compte, je me suis habitué à la protection offerte par les Nanos. Retrouver des sensations comme la douleur et la fatigue m’embête plus que je n’aurais pu le croire.

— Reste avec nous, grogne Mako en me tapotant l’épaule. Tu en étais au moment où vous aviez fait connaissance.

— Oui ! Il voulait connaître l’étendue des Nanos que je possède, puisque les Ficheuses n’ont rien donné.

— Il peut faire ça, demande Michael en se rapprochant les yeux brillants. C’est un NanoFouisseur. Un télépathe ?

Je ne peux pas tout leur révéler, mais il faut bien que je leur donne quelque chose.

— Oui, je réponds en hochant la tête. Mais ça n’a rien donné là non plus, trop de données. En tout cas, il ne me veut pas de mal. Contrairement au Capitaine. Lui et ses hommes me détestent.

L’espèce de gloussement rauque qui sort de la gorge de Michael me surprend. Ses yeux noirs comme le pétrole pétillent d’un éclat joyeux. Enfin, autant que faire se peut quand on n'a ni iris, ni pupille. Mackenzie et Mako le regardent tous les deux avec une bienveillance sincère.

— Le Cap’ n’aime personne ! En général il nous fout la paix parce que les H ne représentent aucun intérêt stratégique, explique Michael en s’agitant pour la première fois. C’est la première fois depuis des années que les Delta sont venus nous faire un “contrôle de maintenance. C’est l’occasion pour les gardiens de faire l’inventaire complet de nos Nanos et le pire cauchemar des H.

— Baisse d’un ton, grommelle Mako en jetant un regard méfiant devant nous. Les murs ont des oreilles. Nos secrets sont nos biens les plus précieux.

L’atmosphère se fait de plus en plus lourde à mesure que nous avançons. Le taux d’humidité explose, et nous fait tous transpirer à grosses gouttes. Même mes camarades sous Nanos dégoulinent comme le premier Intact venu. Autour de nous, des murmures étouffés commencent à émerger de-ci de-là. Sur le sol, une large bande en relief chauffe la plante de nos pieds. Une fois franchies, nous entrons dans un nouvel univers.

Une immense percée dans un mur en hauteur laisse échapper soudainement une lumière artificielle qui permet de percevoir un décor étonnant. Pour la première fois depuis mon arrivée dans les douches, je peux voir les murs d’une pièce qui semble s’être rétrécie. Je me retourne pour voir le chemin parcouru, mais me retrouve face à une porte encastrée dans un mur sortie de nulle part.

— Cherche pas, H66, s’amuse Mackenzie en me tapotant sur l’épaule. Une fois entré dans le Hammam, impossible d’en ressortir. La bande rugueuse au sol signale son entrée et la lumière sa sortie. On t’a attendu un temps fou dans l’Entre-deux, l’espace entre le Hammam et le coin savon. Le Mioche était chargé de nous signaler ton arrivée.

— Au final, tu as fait un tel boucan qu’une cinquantaine de E et de F sont venus ici en gueulant comme des putois, enchaîne Mako en m’entraînant dans un coin. Le Mioche, hurlait que “Levert n’arrivait plus à t’atteindre”. On a été obligé de l’enfermer dans le Hammam, pour éviter qu’il ne nous fasse une syncope.

Les murs sont tapissés d’une mosaïque bleue et blanche aux motifs inspirés d’un monde oriental oublié. De longs bancs en pierre forment des petits carrés sur lesquels se prélassent les quelques dizaines de prisonniers qui restent. Ce sont tous des F qui me regardent avec une haine qui me fait froid dans le dos.

— Qu’est-ce que je t’ai dit, me grogne à l’oreille Mako en me tapant l’arrière du crâne pour que je baisse les yeux. Tu ne regardes personne, tu ne parles à personne.

— Bah alors, les minuscules, lance d’une voix nasillarde un F allongé avec indolence sur un banc. Vous ne nous présentez pas votre nouvelle merveille.

Les quelques hommes qui l’entourent ricanent, le regard brillant de rage à peine contenue. La plupart se redressent pour pouvoir me toiser de plus belle. Le F qui nous a interpellés reste allongé sur le ventre, la tête posée sur ses deux mains jointes. La posture de Michael se tend et je sais qu’il va se mettre à jouer avec la mèche de ses cheveux dans une seconde.

— Le compte à rebours est presque terminé Félix, lui répond d’un ton plat Mackenzie en se rapprochant d’un banc déjà occupé par un homme.

— Nous voulions voir à quoi pouvait bien ressembler l’Intact capable de briser un NanosSystème, lui répond le F en se relevant avec une telle rapidité que même mes sens dopés ne peuvent en voir le mouvement.

Il ne lui faut pas plus de quelques secondes pour venir nous rejoindre. Son corps est gracile, ses muscles dessinés avec finesse. Au bout de ses doigts, des griffes sortent et se rétractent tandis qu’il me reluque de haut en bas. Ses yeux jaune et vert aux pupilles horizontales me mettent moins mal à l’aise que ses oreilles poilues et ses longues moustaches félines qui flottent dans l’air. J’ai toujours eu du mal avec les chats, trop vicieux à mon goût.

— Je vois que le Duc a mis en laisse votre cador, ronronne-t-il en me tournant autour sous le regard attentif des autres F. Cadenassé comme le sont ses Nanos, je doute que dans un avenir proche il puisse faire autre chose que de lever la patte.

— Garde tes jeux de mots pour ceux que ça intéresse, Félix, s’agace Mako en poussant de l’épaule le F pour s’affaler sur le banc le plus proche.

L’hybride se rebiffe et crache en direction du H. Les autres F se relèvent tous d’un même geste.

— Du calme les amis, intervient Mackenzie en écartant les bras d’un geste magnanime. Oui, il est incapable de morpher, et donc de vous briser vous aussi. Dites donc ça à votre maître. De toute manière, ce n’est pas comme si vous pouviez faire autre chose.

Félix me regarde avec une intensité malsaine. Sans m’en rendre compte, je plonge dans le puits sans fond que sont ses yeux fendus. L’attrait de ceux-ci me fait oublier qui je suis. Ils m’attirent au point que je ne me vois même pas me rapprocher du F. Les notes d’une musique entraînante me donnent envie de toujours plus me rapprocher. De danser avec lui une danse obsédante, de lui livrer tous mes secrets. Ses prunelles me fascinent tant que je sens à peine la piqûre de ses griffes dans mon cou.

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