Le jour d'avant
Ça aurait pu être le dernier jour d'un week-end comme un autre. Un dimanche quelconque. Un simple jour de novembre, coincé entre l'été et l'hiver, sans relief.
Mais il a marqué le cours de ma vie. Ça allait devenir un repère, un phare éclairant ma vie.
Comme souvent, j'arrivais chez mes parents le vendredi soir, avant de retourner dans mon université le dimanche pour reprendre le cours de ma vie d'étudiante.
Deux semaines avant, Lucie était venue me voir, dans la maison familiale, avec mes parents.
"Oui, c'est aussi une étudiante à la FAC d'Orsay. Elle est en "Génie Informatique". Effectivement, c'est différent de moi ! la psychologie, on peut même dire que c'est l'opposé !"
Mon père l'avait questionnée sur l'évolution des ordinateurs et demandé des conseils pour ses futurs achats. Ma mère avait l'air contente : j'avais pu me faire une amie.
Lucie passa me voir le samedi. "Le jour d'avant". Impossible de l'oublier.
Quand elle sonna, il était 14h02, je m'y attendais, toujours aussi ponctuelle, je descendis les marches quatre à quatre pour lui ouvrir le portail avant qu'elle ne monte l'escalier.
Essoufflée, je fus saisie par la scène : silhouette élancée, cheveux longs, grand sourire, derrière la grille familière, entourée par les pierres et la glycine que j'avais toujours connues. L'harmonie que je ressentis se transforma en évidence : Lucie faisait maintenant partie de mon environnement, de ma vie.
Ne cessant de la regarder, je mis du temps à reprendre mes esprits et à lui ouvrir. Enfin, nous pûmes profiter de nos retrouvailles, en bas de l'escalier, à l'abri des regards.
Ma mère nous attendait sur le pas de la porte d'entrée, en haut de l'escalier extérieur. Je voulus monter le plus vite possible dans ma chambre, avec Lucie, mais elle proposa de prendre le café avec nous. Mon père étant parti faire du tennis, ça lui ferait plaisir de parler avec nous.
C'était toujours difficile d'échapper à la curiosité d'une mère (ou plutôt de la mienne). Je lançais un regard interrogatif à Lucie, elle me répondit par son attitude. Elle était à l'aise. Je n'avais plus de raisons de refuser.
- Et toi, Estelle, tu choisis laquelle ?
Voilà, le traditionnel choix de la "cuillère voyageuse" était venu. Mais avec Lucie, les cuillères décorées, souvenirs d'un précédent voyage, brillaient d'un autre éclat. Comme des invitations à s'évader, à découvrir le monde, à deux.
Les longs doigts de Lucie continuaient de chercher celle qui lui conviendrait. Moi aussi j'hésitais, je prenais et reposais délicatement certaines cuillères. Nos doigts s'effleurèrent... Agréable sensation, douce décharge électrique. Regards furtifs, sourires discrets.
Après le café, Lucie et ma mère continuaient de parler, sur toutes sortes de sujet. J'étais heureuse. Et aussi surprise : les échanges se faisaient avec une étonnante fluidité.
Léger maquillage, cheveux qui flottaient doucement autour d'elle, bouche délicate, et de temps en temps, un petit éclat de rire... il fallait vraiment que j'arrête de la regarder.
Ma mère allait-elle comprendre ? C'est vrai que pour beaucoup de sujets elle savait lire à travers les lignes, mais ce genre de choses, elle n'aurait pas pu le deviner. Elle n'aurait jamais voulu le deviner.
Je repris le cours de la discussion. Quoi ? Mais pour quelles raisons ma mère parlait-elle de "la boîte" ? J'espérais qu'elle ne dirait pas qu'elle était magique, ou un truc du genre... Lucie aurait pu penser qu'on était une famille de "bizarres".
- Elle s'est transmise de mère en fille, et Estelle est donc l'héritière naturelle.
Non... elle était allé trop loin...
- C'est bon, maman, on en reparlera plus tard, en tout cas, c'était sympa ce café, hein, Lucie ?
La porte de la chambre refermée, Je regardais Lucie. Elle était resplendissante.
- Elle est très sympa, ta mère !
J'étais sur un petit nuage. Mais elle ajouta, soudain sérieuse :
- Il faut le lui dire.
Mon sourire béat disparut tout d'un coup.
- Non, on en a déjà parlé, c'est trop tôt, bien sûr, ma mère, elle peut être cool, ok, mais je la connais bien, elle s'attend à un avenir plus "normal" pour sa fille, non, là, elle pourrait ne pas comprendre, et... tu as pensé à mon père ? Oui, il aime bien l'informatique, mais ce n'est pas une raison, il va me rejeter, et te détester, toi.
- Tu cherches des excuses, dit-elle, le visage fermé.
- Non, ce n'est pas ça !
En pleurs, je me jetais dans ses bras.
Lucie m'avait finalement apaisée. Elle comprenait que mon amour était très fort, même si mes peurs étaient bien présentes. L'essentiel c'était que j'avais confiance en nous, en notre avenir ensemble, et que je n'avais pas honte de notre relation
Un jour prochain, je pourrais assumer pleinement.
Ses paroles me rassurèrent. Pas besoin d'en parler à mes parents maintenant. Ouf.
Mais elle me dit aussi que ma mère était formidable, que j'avais de la chance, que la relation que j'avais avec elle était faite de liens très solides, basés sur la confiance.
Au fond de moi, je savais que Lucie avait raison : il faudrait dévoiler notre secret le plus tôt possible. Surtout que ma mère était très intuitive...
Lucie partit avant le dîner.
Le vide remplit ma chambre. Dans ma tête, les idées noires prirent toute la place.
J'étais désemparée.
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