Chapitre 1 : Adurant - Partie 1
— Oh ! T’es sourd ? Réveille-toi, gamin !
Arch sursauta et releva la tête. Le bleu de ses yeux, aussi clairs que le ciel après une tempête, se couvrit du reflet d’une masse de fourrure noire. Une charrette avait jailli des entrailles de la forge, manquant de peu de le renverser. Comme s’il émergeait d’une bulle silencieuse, les coups de marteau battant le fer éclatèrent à ses oreilles tel le fracas de l’orage. Une chaleur étouffante l’enveloppa, humide, imprégnée de parfums de charbon et de métal incandescent.
— C’était moins une ! grogna le charretier. Arrête donc de rêvasser ! Encore un peu et tu finissais sous mes roues !
Le cuir claqua, puis le corneneige qui tirait l’attelage poussa un mugissement rauque. Le grand bovidé aux immenses cornes serties d’anneaux en fer forgé s’éloigna et Arch put presque ressentir le martèlement de ses sabots malgré la neige. Le chargement qu’il tirait devait bien peser près de deux fois son poids, mais l’animal avançait avec une facilité déconcertante. Arch avait toujours été impressionné par ces nobles animaux, capable d’abattre le travail de dix chevaux. Habitués aux pentes accidentées des montagnes, les corneneiges incarnaient une force tranquille. Mais bien ignorant était celui qui n’y voyait qu’une bête de somme. Les corneneiges étaient intelligents et pouvaient nouer des liens forts avec ceux qui s’en donnaient la peine. Pour tous, ils étaient un symbole de loyauté et de générosité.
Tandis qu’Arch observait l’animal disparaître au bout de la ruelle, un point blanc vint danser devant lui. Il leva la tête vers le ciel tacheté de gris. Quelques flocons s’effacèrent sur ses cheveux, clairs comme le soleil, et déposèrent sur sa joue autant de baisers glacés. Il en prit un au creux de sa paume, appréciant le craquement du cuir et la pression qu’exerçaient ses gants sur sa peau. Depuis plusieurs mois déjà, l’étreinte mortelle de la Faucheuse enveloppait le village d’Adurant et toute la vallée d’Orlhone d’un épais manteau blanc. Pour Arch, peu importaient son teint pâle ou le rose de ses joues, l’hiver et son froid mordant restait de loin sa saison préférée.
Après s’être assuré que la voie était libre, il s’empressa de reprendre sa marche entre les maisons à colombages dont les tuiles d’un profond rouge carmin dépassaient à peine sous la neige. À mesure qu’il abandonnait la ruelle pour approcher la grande place, Arch croisa de plus en plus de villageois, affairés autour des étals. Le brouhaha agressif des rires et bavardages qui enveloppaient le marché lui fit regretter les pensées dans lesquelles il était encore plongé quelques instants auparavant. Le jeune homme prit soin de ne pas se mêler à la foule en contournant la place. Autour de lui, les rues étaient envahies d’enfants que personne ne semblait remarquer. Par habitude, il en évita un troupeau qui se ruait en direction du moulin, alléchés par la douce odeur du pain tout juste sorti du four.
Deux autres jaillirent d’une ruelle, plongés dans un duel d’épée en bois. Leurs manteaux et braies dépareillées les protégeaient à peine des rigueurs de l’hiver, mais ce n’était pas le genre de chose dont les enfants se souciaient. Leurs armes improvisées s’entrechoquaient dans un fracas exagéré, amplifié de leurs cris enthousiastes. Absorbés par leur duel chevaleresque, ils manquèrent de bousculer un vieux bougre, occupé à dégager la neige qui avait recouvert le parvis de sa maison. Le vieillard leva son balai en protestant mais ils n’entendirent pas le moindre de ses mots. Le plus petit d’entre eux se déroba à l’occasion d’un énième esquive et percuta Arch de plein fouet, entraîné par la vitesse. La collision projeta l’enfant en arrière dans la neige. Le second leva son épée en signe de victoire, puis son rire mourut dans sa gorge en un instant lorsqu’il avisa Arch. Les beuglements du vieil homme se turent eux-aussi, laissant place à un étouffant silence. L’instant sembla durer une éternité. Arch aurait préféré qu’ils ne fassent pas attention à lui. Tout aurait été bien plus facile. Il soupira et proposa sa main au garçon qui gisait sur le sol.
Sonné, ce dernier releva la tête. La peur qui se peignit sur son visage fut plus parlante que mille mots. Il recula, dérapant dans la neige, jusqu’à percuter une demi-douzaine de vasques empilées contre le mur. Elles vacillèrent dangereusement puis tombèrent sans lui laisser le temps de réagir. L’enfant sentit un picotement électrique remonter ses jambes comme un vertige, le vent se lever, puis les piles de terre cuite s’abattirent une à une dans un vacarme assourdissant.
Le garçon ne rouvrit les yeux que lorsque le bruit cessa, émergeant lentement du chaos qui s’était déchaîné dans la petite ruelle. Autour de lui, la neige s’agitait encore. Une sensation de froid intense courait sa peau. Hagard, il observa les poteries brisées répandues sur le sol, loin de lui, puis riva les yeux vers celui qui le tenait encore dans les bras dans une expression confuse de peur et de gratitude. Arch le regarda lui-aussi, rassuré d’avoir pu empêcher le drame. Alors qu’il le déposait délicatement, Arch sentit soudain un poids s’abattre violemment sur son flanc et lui faire perdre l’équilibre. L’autre gamin le projeta à terre d’un coup d’épaule.
— Ne t’approche pas de lui, sale monstre ! cria-t-il en éloignant son camarade.
Derrière eux, la porte du bâtiment s’ouvrit et un homme bourru en tablier de cuir tâché d’argile se présenta pour constater les dégâts. Le potier trouva les deux garçons, debout au milieu du désastre.
— Bande de vauriens ! rugit-il. Vous allez voir si je vous attrape !
Les deux enfants détalèrent, comme si la mort elle-même se jetait à leurs trousses. Arrivés à l’angle de la rue, le garçon qu’Arch avait secouru lui accorda un dernier regard puis disparut. Arch se releva en se massant le bras puis épousseta la neige recouvrant ses vêtements. Les messes basses de nombreux curieux attirés par le bruit sifflèrent bientôt à ses oreilles comme l’incessant bourdonnement d’un insecte. Un insecte trop familier. Lorsque deux gardes se joignirent eux aussi à la foule, Arch décida qu’il valait mieux ne pas traîner.
La mine défaite, il s’éloigna, tandis que le potier revenait inspecter ses créations réduites en pièces, le visage aussi rouge que les flammes du Faiseur. Il ramassa les morceaux qui trainaient au sol puis rentra chez lui. Lorsque le claquement de la porte retentit au milieu des commérages, Arch était déjà loin dans la ruelle, repensant aux mots du garçon. Il était habitué à ce genre d’insultes. Pourtant aujourd’hui, les mots refusaient de s’effacer, qu’importe ses efforts. Il s’en surprit. Il y avait bien longtemps qu’ils ne l’avaient pas atteint ainsi. Sa courte nuit y était peut-être pour quelque chose.
La cloche de l’église sonna, lui faisant presser le pas. Sous un vieux chêne défeuillé, il descendit quatre à quatre les marches d’un escalier puis il courut aux limites du village. Près de la forêt, il s’approcha d’un vieux bâtiment délabré où un garde dormait à l’entrée, les bras croisés sur son tabouret. Plusieurs bouteilles bien entamées jonchaient le sol. Un second surgit au coin de l’édifice en sifflotant, reboutonnant son pantalon. Un air noir se dessina sur son visage en voyant le garçon approcher.
— Putain, c’est pas croyable ! grommela-t-il en crachant sur le sol. J’suis déjà pas cher payé pour vous surveiller et toi t’es même pas foutu d’arriver à l’heure ?
Arch esquissa une moue de dégoût. Un relent d’alcool au goût de baies de genièvre lui emplit les poumons. Si le jeune homme n’avait rien contre l’excellente boisson fabriquée par le vieux Léon, il exécrait déjà chaque seconde passée face au soiffard qui lui criait au visage.
— Désolé, dit-il en cherchant l’air frais ailleurs.
— Désolé ? cracha le garde avec sarcasme. J’en ai rien à foutre de tes excuses, morveux ! Qu’est-ce que tu veux ?
— J’aimerais rentrer.
— T’aimerais rentrer, hein ? répéta le garde en ricanant. Moi, j’aimerai que ta copine à l’intérieur vienne me réchauffer un peu. Comme tu vois, on a pas toujours c’qu’on veut.
Arch sentit ses muscles se raidir, l’invitant à répondre. Combien de fois déjà avait-il imaginer son poing effacer ce rictus ? Mais il n’en fit rien, la cause était perdue d’avance. Par le feu de Bælinor ! La matinée n’était pas à moitié passée qu’il regrettait déjà d’avoir quitté son lit. Il tâcha de rester calme, renouvelant sa demande.
— J’ai besoin de rentrer. Le professeur m’attend.
— Pourquoi t’essaierais pas poliment, hein ? continua le garde, un sourire mauvais pendu à ses lèvres.
— J’aimerais rentrer, s’il vous plaît, lui répondit Arch d’une voix plate en refoulant l’humiliation qui l’étreignait.
— Bah voilà, quand tu veux. Ça se dresse bien un bâtard tu trouves pas ? demanda-t-il en se tournant vers l’autre garde qui, dérangé, grogna en ouvrant un œil. Tiens montre-moi un autre tour, allez. Assis !
Arch soupira tandis que le garde laissait échapper un rire gras. Il s’avança, bien décidé à ouvrir la porte par lui-même, mais il ne trouva qu’une main rugueuse pour le retenir par le col et le tirer en arrière. Arch s’étrangla quand ses pieds quittèrent le sol.
— Où tu crois aller comme ça, morveux ? gronda le garde, plus sérieux. Je t’ai pas dit d’entrer.
— Tout doux l’idiot, intervint son camarade en se levant enfin, tu vas encore nous foutre dans la merde avec tes conneries. Lâche-le avant d’avoir des…
La porte derrière eux s’ouvrit soudain dans un long grincement. Un homme à la constitution solide se présenta dans l’encadrement, les cheveux blancs, peignés en arrière sur un front dégarni. Une courte barbe blanche parfaitement taillée soulignait sa large mâchoire.
— Problèmes.
Derrière une paire de lunettes rondes, le regard du professeur s’abattit comme une masse sur les deux brutes qui déglutirent en parfaite synchronisation. Celui qui tenait toujours Arch le relâcha enfin pour le pousser dans sa direction. Le garçon manqua de tomber, se rattrapant de justesse. Il accorda un regard bref à son défenseur puis rentra sans demander son reste. Ce dernier referma la porte.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il d’un ton grave.
La gorge douloureuse, Arch toussa, se contentant d’acquiescer. Il suivit son protecteur en silence vers le fond de la salle où une odeur humide de moisi se mêlait à celle du bois brûlé. La grande pièce, faiblement éclairée, se terminait par un espace circulaire. Pour y accéder, il fallait contourner plusieurs rangées d’étagères, alignées en ordre de bataille. Sur l’une d’elle, de vieux ouvrages prenaient la poussière entre des piles de parchemins rongés par le temps. Sur une autre encore s’arrangeait un équilibre précaire de sacs de plantes, de babioles brillantes et d’objets hétéroclites. Arch ne pouvait s’empêcher de trouver ce chaos étrangement harmonisé. Par habitude, il marqua une pause devant la dernière où un drap blanc tombait comme une cascade. Il y admira une broderie, quatre losanges équidistants, présentant chacun une rune bien distincte.
Encore marqué par les évènements de la matinée, Arch ne put s’empêcher de repenser avec une certaine nostalgie à ce que le professeur lui avait appris en ces lieux, ce qui avait à jamais changé sa vie. Sur le drap étaient représentés les bases de leur monde, les quatre éléments, régis par un équilibre symbiotique. On lui avait appris que seuls les mages étaient capables de manipuler leurs énergies, des êtres si rares que leur existence pour le commun des mortels n'était guère plus qu’une fable. Pourtant, ceux qui avaient entendu parler d’eux savaient les prouesses dont ils étaient capables et comment la nature se pliait à leur volonté. Naturellement, un tel pouvoir entre les mains des hommes ne pouvait qu’être destiné à attirer la convoitise et le malheur.
En bas de l’étagère, Arch posa un regard grave sur un ouvrage à la couverture de cuir noir, usée et parsemée de poussière, peut-être le seul qu’il ait un jour terminé. Le titre y brillait en lettres d’or : La Grande Guerre. Chacun connaissait le récit du conflit qui avait mené le monde au bord de la ruine il y a déjà cinq siècles. Celui provoqué par la folie d’un seul homme, Vaal Drake, l’empereur déchu dont le nom, encore aujourd’hui, n’inspirait que la peur. Tous avaient été bercés de cette histoire, mais Arch avait appris ici une chose que beaucoup ignoraient : le lien qui l’unissait à celui qui avait damné ses semblables à tout jamais. Vaal Drake avait été le premier des leurs. Le premier mage.
— Arch ? Nous t’attendons.
Arch reprit son chemin vers l’extrémité de la bâtisse, où plusieurs tables étaient disposées en face d’un bureau en bois de chêne. Ses pieds s’enroulaient sur eux-mêmes comme les boutons d’une verliane. Entre les tables et le bureau, un cercle de granit sombre s’imbriquait dans la pierre, large de huit pieds. Plusieurs marques d’usure en tapissaient la surface, comme si une légion entière y avait mené bataille. Il luisait à la lumière du feu sur le déclin. La température était fraîche et le vieux bâtiment ne retenait nulle chaleur. Deux des tables étaient occupées. D’autres jeunes gens y griffonnaient silencieusement un parchemin. L’un d’entre eux échangea un regard bref, replongeant sa plume dans l’encrier.
— Assied-toi.
L’homme qui accompagnait Arch lui désigna une chaise vide.
— Professeur, je…
Il insista d’un hochement de tête et le garçon se résigna à retirer son manteau. Tadeus Hockman était un homme sage, renommé au village pour ses talents d'enseignant. Les familles lui confiaient parfois l’éducation de leurs enfants, tâche dont il s’acquittait avec plaisir. Mais il avait toujours préféré enseigner la magie, ou plutôt, entrainer à la maitriser ceux dont on disait tant de mal, les mages. Cela, pour protéger le village, mais aussi les protéger d’eux-mêmes. Il savait plus qui quiconque comme la magie pouvait être dangereuse. Lui-même disciple de l’air, seule sa position et son ancienneté au village lui inspiraient une once de respect de la part des villageois. Pour Arch, il était bien plus qu’un professeur. Il représentait ce qu’il avait toujours voulu voir, un espoir.
C’est bien après avoir pris Arch sous son aile qu’Hockman avait accueillit Kahya, une jeune fille à peine plus jeune, et Criss, un gaillard plutôt solide d’un an leur aîné. Arch prit discrètement place à côté de ce dernier, croisant le regard de Kahya qui esquissa un sourire. Son visage s’ouvrit enfin lorsqu’il le lui rendit. Depuis leur rencontre, tous trois étaient rapidement devenus proches. Comment aurait-il pu en être autrement, après tout ?
— Bien, reprit Hockman. Kahya, Criss, vous pouvez vous arrêter.
Kahya déposa sa plume près de l'encrier et prit un soin particulier à disposer son parchemin sur le côté. Criss se contenta de laisser le tout devant lui et soupira, levant les yeux au plafond.
— Enfin, laissa-t-il échapper.
— Enfin ? ironisa la jeune fille. Tu as littéralement écrit quatre lignes !
— Vraiment ? Alors c’est un record !
— Un peu d’attention, les coupa le professeur. Puisqu’Arch nous a enfin rejoint, nous allons pouvoir reprendre ce que nous avions essayé la dernière fois.
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