Chapitre 6 : Les gorges d'Odomar - Partie 2
Arch se tenait au milieu de la cours, les yeux fermés. Face à lui, le professeur observait les vêtements de son élève onduler tandis qu’un picotement électrique sur ses membres trahissait la libération de son aura. Le jeune mage demeura immobile une bonne minute avant de pousser un profond soupir. Il rouvrit les yeux, incapable de retenir un air défait. Deux heures déjà qu’il s’essayait à l’exercice, et toujours rien. Il n’avait fait aucun progrès.
— Arthor…
De l’autre côté de la cour, sous les murs du manoir, Criss serrait son poignet, le front intensément plissé et perlé de sueur. L’air se gondolait au contact de sa peau tandis que de courtes flammes éphémères s’échappaient en lui lapant les doigts, comme s’il peinait à les contenir. Godhrian se tenait à ses côtés, satisfait.
— Ça me semble bien, dit-il en dégageant la voie d’un pas en arrière.
Il désigna de la tête la vieille cariole jouxtant l’écurie, dont le bois rongé de mousses verdâtres n’attendait que le coup de grâce, puis déclara d’un ton plus qu’assuré :
— Détruis-la.
Criss déglutit en observant sa main droite, le poing toujours fermement serré. Ses veines saillaient sous sa peau déjà écarlate, prêtes à rompre. Il luttait suffisamment pour contenir l’intense énergie qui menaçait de le submerger. Comment pouvait-il espérer attaquer dans de telles conditions ? Depuis que Godhrian lui avait présenté ce qu’était l’aura, il percevait différemment la sienne. Ce qui autrefois n’était qu’une douce chaleur qui s’éveillait en lui à l’usage de la magie s’était transformée en un brasier primal et dévorant.
Le garçon sentit une goutte rouler le long de sa tempe et se concentra plus que jamais avant d’armer son bras vers l’arrière. Il laissa enfin échapper un cri d’effort et frappa droit devant lui. La neige à ses pieds se souleva lorsqu’il libéra l’ardent projectile. Ce dernier rugit avant de pulvériser sa cible dans une déflagration sourde. La main au-dessus des yeux, Godhrian observa les débris incandescents projetés vers le ciel en plusieurs sillons de fumée, notamment l’une des roues qui vint percuter la hampe d’une bannière avant de retomber hors de la propriété. Les craquements du bois, les bris de verre, les cris et les jurons qui suivirent ne laissèrent guère de doute sur les conséquences au-delà des murs : les marchands ne seraient pas ravis. Le seigneur haussa les sourcils.
— Ah. Je vais avoir du mal à l’expliquer, celle-là…
Arch observa son camarade se réjouir de sa réussite tandis que des fragments de pierre et de bois calcinés retombaient dans la cour. Contrairement à Criss, Arch ne parvenait toujours pas à percevoir pleinement son aura. Dès lors, il lui était impossible de ne faire qu’un avec elle et donc de maîtriser l’éveil. Voyant l’air amer se peindre sur le visage de son élève, le professeur insista une fois de plus.
— Tu peux y arriver, Arch. Encore.
Le jeune mage reprit le rituel qu’il répétait maintenant depuis le début de la matinée. Il ferma les yeux, résolu à se lier avec cette aura qui n’avait de cesse d’échapper à ses sens. Les conseils d’Hockman se répétèrent à nouveau : Un point central, le vent et la tempête, puis un mot. Il décolla les lèvres et tout son corps se crispa d’anticipation.
— Sciron…
Arch sentit son aura se libérer, cette si douce chaleur étreindre ses membres comme s’il celle-ci jaillissait du plus profond de lui-même et cette électricité galopante qui dressait un à un les poils sur sa peau. Le silence se fit, comme si tout son être s’arrachait à la réalité. Hockman lui avait expliqué que la voie du voyageur ne pouvait s’ouvrir qu’en prononçant son nom, tout comme Criss avait prononcé celui du faiseur. Pour celui qui avait passé sa vie à étudier la magie, l’incapacité du professeur à expliquer ce fait restait l’un de ses plus grands échecs. Il s’était pourtant rendu à l’évidence. Le pouvoir des dieux savait se présenter à ceux en mesure de l’implorer.
Dans le noir le plus complet, Arch entendit le vent hurler au loin, comme il l’avait entendu lors de ses précédentes tentatives. Il n’avait toutefois jamais été capable de se libérer de sa cécité. À mesure que le temps passait, ses pensées se détournèrent de l’exercice. Si Criss y était parvenu, lui aussi devait réussir. Il avait une promesse à tenir. Des profondeurs jaillissaient une fois encore les fragments de sa mémoire, le terrible souvenir de leur village et de leur entrée dans la chapelle. Alors qu’il sentait chacun de ses muscles se tendre plus que de raison, les sifflements du vent s’intensifièrent et bientôt, sa peau subit la morsure du froid.
Le jeune mage rouvrit les yeux, prisonnier du blizzard. Autour de lui, les sommets de la montagne se perdaient dans la tempête dont le froid glacial le pénétrait jusqu’à l’os. Son regard s’arrêta sur la structure qui se présentait face à lui. Bien que les rafales et l’air saturé de magie perturbaient ses sens, Arch crut discerner un trône en ruine, posé au sommet d’un large escalier. Derrière celui-ci, une arche de pierre délimitait un immense miroir. Un sentiment d’appréhension grandissant s’empara de lui lorsque les murmures dissonants qui accompagnaient ses rêves chuchotèrent à ses oreilles.
Arch…
Le garçon s’approcha, dégageant du pied la neige qui couvrait la première marche. La pierre était de la couleur de l’encre, parcourue de gravures. Lorsqu’il commença à monter, Arch eut la désagréable sensation de ne pas être seul en ces lieux. Il parcourut des yeux les rochers qui jaillissaient de la terre comme des piques puis tourna le regard vers le sommet de l’escalier. C’est là qu’il la vit.
Une ombre se tenait dans le miroir : la sombre silhouette floue et oscillante d’un enfant dont les ténèbres baignaient le visage comme un voile de cendre. Un frisson parcourut l’échine d’Arch avant qu’elle ne tourne soudainement la tête vers lui. Son cœur se mit à battre à tout rompre. Une terreur intense le saisit, comme si les plus noirs abysses cherchaient à l’engloutir.
— Arch !
Arch ouvrit les yeux, revenant brusquement à la réalité. Dans un élan de panique, il recula dans la cour, échappant à la main du professeur qui venait de lui saisir l’épaule. Il scruta frénétiquement les lieux, le front couvert de sueur et le souffle court. Lorsqu’il se sût en sécurité, il retrouva progressivement son calme sous le regard concerné d’Hockman.
— Est-ce que tout va bien, Arch ? demanda ce dernier. Tu t’es agité tout à coup, tu as vu quelque chose ? Que s’est-il passé ?
— Non, je… Je crois que je n’ai toujours pas réussi, murmura-t-il en reprenant ses esprits.
— Je vois… Ne t’en fais pas. Il te faudra être patient et persévérer, cela peut prendre quelques jours.
Arch comprit bien vite l’intention d’Hockman à poursuivre lorsqu’il s’approcha pour le rassurer. En réaction, il se déroba d’un pas en retrait. Il ne voyait plus que cette ombre le fixer et la simple idée de recommencer lui arracha un nouveau frisson. Les rides sur le front du professeur se marquèrent davantage.
— Arch, dit-il d’une voix méfiante. Tu es sûr que ça va ? Y a-t-il quelque chose dont tu voudrais me parler ?
Le jeune mage redressa la tête et croisa son regard. Un soulagement vacillant le traversa. Il tâcha de se persuader que le professeur pouvait l’aider, qu’il devait lui parler de ce froid qui lui glaçait le sang quand bien même un feu était allumé, de ces murmures dont le sens lui échappait et de cette présence qui hantait chacune de ses nuits, celle-là même qui se terrait au fond du miroir.
— Je…
Alors qu’il cherchait ses mots, la peur le figea sur place une fois de plus. Les murmures reprirent derrière lui alors que les ombres remplaçaient la lumière. En guise d’avertissement, une étreinte froide parcourut son être comme un serpent pour venir lui enlacer le cœur. Il ne devait pas parler.
— Je suis désolé, répondit-il simplement. J’ai juste besoin de repos.
Sur ces mots, Arch s’éloigna en direction de la porte du manoir. Le professeur ne prit pas la peine de le retenir mais plissa les yeux en posant le regard sur son avant-bras.
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