Chapitre 5 : Haut-Rivage - Partie 6
— Professeur !
Fou de joie, Criss les rejoignit sans réserve. Le professeur recula une fois de plus, encaissant le choc en soufflant. Arch l’observa faire, simple spectateur. Sa cage thoracique vibrait encore comme la peau d’un tambour, au rythme des pulsations parcourant ses artères. Ses jambes, elles, refusaient pourtant de bouger.
Chaque nuit, sans y croire, il avait prié de toute son âme pour qu’un tel miracle se produise, refusant d’abandonner ses derniers espoirs. Il avait imaginé ce moment mille fois, dans les moindres détails. Alors pourquoi tout semblait-il si différent ? Pourquoi était-il incapable de se réjouir comme les autres de la scène qui se déroulait sous ses yeux ?
La lumière des candélabres se raréfia autour de lui, l’enfermant dans un cocon de noirceur. Comme lors de leur retour des Morteplaines, une froide étreinte lui effleurait le cœur. Il avait peur. Peur de ce qu’il avait appris et de ce qu’il pourrait encore découvrir. Peur de la réponse à la question qui lui brûlait les lèvres depuis ce soir-là : Pourquoi le professeur lui avait-il caché la vérité ?
Une main se posa sur son épaule. Arch sentit la sensation de vide refluer, comme si ce contact arrachait son être aux ténèbres. La lumière revint et le soulagement le prit comme un raz de marée, humidifiant ses yeux. Il reposa le front sur la poitrine du professeur. Ce dernier laissa échapper un long soupir en l’enlaçant.
— Six lunes sans nouvelles et j’apprends que tu es sans doute mort, lança Godhrian derrière eux en retrouvant un ton joueur. La seconde qui suit, te voilà chez moi pour t’en prendre à ma garde. Vil fantôme… Es-tu revenu me hanter ?
— Il a simplement raté une marche, corrigea Amalven. Cela fait donc de moi un bien piètre revenant.
— Raté une marche ? s’indigna Sir Thomas. Vous m’avez poussé !
Godhrian se présenta face à son invité surprise, le considérant d’un curieux mélange de malice et de défi. Kahya remarqua que ses yeux brûlaient d’une flamme ardente, là où ceux d’Amalven, fatigués, témoignaient d’une intelligence plus réservée. Le Seigneur dépassait son invité d’une bonne demi-tête et tout autant des épaules. Si tout semblait les opposer, la jeune fille ne put s’empêcher de leur trouver une complicité manifeste. Ils se saisirent vigoureusement l’avant-bras avec le respect de deux camarades de guerre, au-delà de la courtoisie incombant à un Seigneur des Terres de l’Ouest.
— Je suis content de te voir.
— Moi aussi, Amehir. Mais nous devons parler, immédiatement.
Amalven se libéra pour s’approcher de la fenêtre, scrutant la pénombre du jardin à peine levée par deux braséros. Il tira le rideau. D’un simple signe, Godhrian congédia Sir Thomas et Tanit qui s’exécutèrent sans un mot. La porte se referma derrière eux.
— Que se passe-t-il, Amalven ? Est-ce vrai ? Adurant est…
— J’en ai peur, oui.
Comme s’il avait deviné sa prochaine question, il fouilla machinalement son manteau pour en sortir un tissu qu’il lui tendit. La douce soie noire doublée de laine roula entre les doigts de Godhrian. Son pouce effleura les anneaux d’un serpent brodé de fil vert qu’il inspecta tandis qu’une ride perplexe apparaissait sur son front.
— Nous avons trouvé ça sur l’un des assaillants, expliqua Amalven.
— Ça n’a aucun sens. Que ferait un clan impérial si loin à l’Ouest ?
— Nous nous sommes posé la même question. Et c’est loin d’être le plus grave, il faut que tu…
— Le plus grave ? sembla soudain s’agacer Godhrian. Je serais bien curieux de savoir ce qui selon-toi saurait être plus grave. As-tu la moindre idée de ce que ceci signifie ? Laisse-moi donc t’éclairer. Au mieux et pour une raison que j’ignore, qu’un clan fondateur est prêt à risquer une paix fragile à nos frontières en massacrant les habitants d’un village pourtant bien loin de celles-ci. Au pire, que cet ordre émane directement de l’impératrice de la plus grande puissance du continent. Alors au risque de me répéter, qu’est-ce qui pourrait être plus grave ?
Surpris, Amalven ne répondit pas. Ô comme cette attitude infantilisante ne lui avait pas manqué. En dirigeant expérimenté, Godhrian approchait les problèmes par la politique et les solutions par le moindre mal, comme il avait toujours appris à le faire. Une façon de faire qu’Amalven exécrait au plus haut point.
Il savait heureusement que ce qu’il s’apprêtait à lui présenter entraînerait une réaction toute autre et l’obligerait à écouter. Sans un mot, il vint déposer sur la table la stèle de marbre noir que les garçons avaient ramené de leur partie de chasse. Arch jura entendre à nouveau les voix qui les avaient guidés jusqu’au temple se perdre dans la pièce. Comme Amalven l’avait fait avant lui à Adurant, Godhrian observa les runes dorées avec la fascination d’un enfant. Ses doigts n’osèrent les effleurer tandis qu’il déplaçait sa main à la surface.
— Ellehir, murmura-t-il, incapable de détourner les yeux. Tu sens ça toi aussi, n’est-ce pas ? C’est…
— C’est une prophétie, l’interrompit Amalven.
La gravité de son ton transcenda les mots, si bien que Godhrian leva vers lui un regard concerné. Quelle que soit la nature de ce qui allait lui être annoncé, rarement il avait vu Amalven si inquiet. Son estomac se noua.
— Je t’ai dit que le plus grave était à venir, et je ne t’ai pas menti. Elle annonce son retour, Amehir. Le Déchu va revenir…
Le seigneur d’Ostheroc sentit ses épaules retomber tandis que ses traits se peignaient d’incompréhension. L’atmosphère se fit plus lourde que jamais. Bientôt, une sueur froide se propagea dans tout son être. Jamais il n’aurait pu imaginer qu’on lui annonce une chose pareille. Sa raison hurlait au mensonge et pourtant, la sensation si familière qui avait couru sa peau en approchant la tablette suffit à le faire douter. Il laissa échapper un long soupir en se pinçant l’arête du nez.
— Quel crédit pouvons-nous y accorder ? demanda-t-il en pensant vainement remettre en cause la terrible nouvelle.
— Tu l’as senti autant que moi, lui répondit simplement Amalven.
— Que dit-elle exactement ?
Les yeux rivés sur la stèle de marbre noir, Amalven énonça les mots qu’Arch avait lu devant le conseil à Adurant. Godhrian l’écouta avec inquiétude, jusqu’à ce que son invité lui fasse part de ses hypothèses.
— Es-tu en train de me dire que cette chose a choisi ces gamins ? demanda-t-il, méfiant.
— De toute évidence.
— Comment ? Pourquoi eux ?
— Je ne sais pas.
Le silence emplit la pièce avant que Godhrian ne batte à nouveau le bois de ses ongles, pensif. Son visage se durcit soudain.
— Qui est courant ?
— Pour le moment, nous seuls dans cette pièce, lui répondit Hockman.
— Pour le moment ? s’inquiéta Godhrian.
— Le Sénéchal Gundoren a fait porter un message à Canaan, expliqua Amalven. J’ignore quand celui-ci y parviendra, tout comme j’ignore ce qu’il a pu y faire figurer.
Godhrian croisa les doigts puis ferma les yeux pour réfléchir. La tâche fut plus ardue qu’il ne voulut bien l’admettre. Toutes ces informations s’emmêlaient en un véritable tourbillon dans son esprit, attisé par les effets du bon vin. Il n’était pleinement certain que d’une chose : Le contenu de la lettre l’inquiétait au plus haut point. Si Erathor avait fait mention des trois jeunes mages dans son message, alors lorsque celui-ci parviendrait à Canaan, l’inquisition se mettrait immédiatement à la recherche des enfants. Cet accablant constat était d’autant plus juste qu’elle découvrirait tôt ou tard la mort de l’un de ses Sénéchaux à Adurant.
En réalité, bien trop peu d’options s’offraient à eux. Les propos de Toffer lors du conseil auquel les garçons avaient assisté manquaient d’exactitudes. L’inquisition n’avait pas de contrôle officiel sur les Terres de l’Ouest, mais son influence, religieuse comme politique, y demeurait immense. De nombreux Seigneurs entretenaient d’étroites relations avec le saint siège. Ils n’étaient pas en sécurité ici. Ils ne le seraient pas davantage à Rocheval. Ils devaient partir.
— Dis-moi que tu as une idée, fit-il enfin en rouvrant les yeux pour dévisager Amalven.
— Criss nous a expliqué que lorsqu’il a touché la stèle, les derniers mots y sont apparus. Je pense que nous devons trouver les autres héritiers. Tant que le sens de tout ça nous reste voilé, nous ne pourrons rien décider.
— Tu comptes donc suivre les instructions de quelque chose dont nous ignorons tout. Je te reconnais bien là…
Aussi insensée que cela puisse paraitre, Godhrian savait au fond de lui qu’Amalven était dans le vrai. L’absence d’alternative faisait de cette tablette de pierre leur unique solution. Il commença à peine à considérer la chose qu’une lueur d’illumination gagna ses prunelles. Les pensées tumultueuses qui se bousculaient encore se turent, laissant place à une soudaine clarté. Alors qu’il repensait à la sensation qu’il avait ressenti en approchant la prophétie, l’évidence se révéla à lui et avec elle, leur destination.
—Tarenahck, murmura-t-il du bout des lèvres. Et s’il était le prochain ?
Ce nom jaillit dans l’esprit d’Amalven comme une flamme au cœur de l’obscurité. Il trouva Hockman d’un regard lourd de sens et leurs yeux brillèrent d’une compréhension mutuelle. Enfin, les chemins semblaient se rejoindre.
— Mais bien sûr, dit-t-il avec un enthousiasme à peine voilé. Le nord… Le nord ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant ?
— Parce que tu as trop été habitué à penser que tu étais le plus malin d’entre nous.
— De combien de temps as-tu besoin pour affréter un navire ? demanda Amalven en ignorant volontairement la remarque.
Godhrian perdit de son entrain. Les bateaux ne manquaient pas à Haut-Rivage, mais à l’approche des fêtes, il était conscient que s’en procurer un ne serait pas une mince affaire. Il leur serait d’autant plus difficile de recruter un équipage qu’il leur faudrait trouver un capitaine compétent, prêt à mettre les voiles sans connaître la destination. Aucun marin sain d’esprit n’accepterait de s’aventurer si loin au nord en plein hiver et encore moins pour tenter de se rendre à Norandia. Cette information ne devait pas non plus tomber dans les mauvaises oreilles. Ceux qui avaient attaqué Adurant pourraient très bien être sur leurs traces. Enfin, il lui faudrait réaliser ces exploits sans que les Dormont n’en soient informés. Comment dès lors justifier son absence au beau milieu de négociations ? Comment également faire croire à son départ ? Il devrait sans doute renvoyer une partie de ses gens par la route pour ne pas éveiller le moindre soupçon.
— Godhrian ?
— Quatre jours, dit-il aussi sec.
La bouche d’Amalven se pinça dans une moue de déception.
— Tant que cela ?
— Je suis un mage, pas un dieu. Je ne fais pas de miracles. Nous avons besoin d’hommes et d’un navire solide. Ce voyage ne sera pas aisé. Donne-moi quatre jours. Quatre jours et tu auras ton bateau.
Amalven soutint son regard avec une expression mêlée de frustration et de résignation. Un soupir vint trahir son désarroi. De toute évidence, ce délai ne lui convenait pas. Lui aussi était conscient que leur sécurité n’était pas assurée. Il avait veillé à brouiller leurs traces, mais cela serait-il suffisant ?
— Très bien, je comprends.
— Tanit va vous conduire à vos chambres, reprit le seigneur. Prenez un peu de repos pour cette nuit. Nous aurons beaucoup à voir demain.
Ses doigts claquèrent à peine que la porte s’ouvrit à nouveau. Tanit se présenta à eux, priant les invités de l’accompagner vers le corridor. Ils saluèrent leur hôte un à un et suivirent le serviteur hors de la pièce. Très vite, Godhrian se retrouva avec pour seule compagnie le vent qui battait les carreaux. Il se saisit de la coupe renversée devant lui sur la table et d’un air absent, en huma le contenu avant de soudainement la projeter contre le mur. Le tintement métallique se perdit dans la pièce tandis qu’il croisait une fois encore les mains devant son visage, relevant un regard noir en direction de la fenêtre.
⁂
— Nous ne pouvons nous permettre d’attendre quatre jours, grommela Amalven.
Devant lui dans l’escalier, le professeur enjamba les dernières marches à la suite de Tanit. Il s’arrêta sur le pallier et se laissa rejoindre avant de poursuivre. Le plancher de chêne grinçait à chacun de leur pas, résonnant puissamment dans l’immense manoir.
— Je partage votre inquiétude mais vous avez entendu Godhrian, fit-il le souffle court, nous n’avons pas vraiment le choix.
— Alors il nous faut mettre ces quatre jours à profit et en tirer le meilleur parti.
— Qu’avez-vous en tête ?
— Vos élèves, vous devez leur apprendre l’éveil.
Hockman sembla hésiter, ralentissant la marche.
— Ils ont besoin de repos autant que nous, Ellehir. Je ne sais pas si Arch et Criss sont prêts, surtout après ce qu’il s’est passé. Ils ont besoin de temps.
— Un temps dont nous ne disposons pas.
Tanit s’arrêta enfin devant eux, jouant avec les clés rouillées sur son trousseau. Il ouvrit la première chambre sur leur droite et y pénétra pour allumer une bougie. Passé l’encadrement, Amalven s’arrêta pour inspecter les lieux, en commençant par le confortable matelas recouvert de draps de soie qui semblait l’appeler comme le chant des sirènes. Ses muscles endoloris trépignaient d’impatience.
— Il faut reconnaître aux Dormont un gout certain en matière de luxe. Reposez-vous, mon ami. Nous aurons fort à faire dès demain.
Hockman acquiesça tandis que la porte se refermait. Il suivit à nouveau le serviteur jusqu’à la chambre suivante où ce dernier répéta la même gestuelle. Le professeur observa un instant le lit qu’il ne tarderait pas à rejoindre puis se retourna vers ses élèves. Il observa ces visages qu’il avait eu si peur de perdre avant que Kahya ne s’avance pour le saluer d’une dernière étreinte.
— Bonne nuit, professeur.
— Bonne nuit, Kahya, répondit-il d’une voix apaisée.
Sa main effleura ses longs cheveux d’encre et il la laissa se diriger vers le fond du couloir. Arch passa à sa suite, esquissant un sourire ténu à l’attention d’Hockman. Ce dernier le lui rendit et l’observa s’éloigner. L’anodine interaction ne fit que renforcer la sensation persistante qui le prenait depuis qu’il l’avait approché dans la grande salle. Celle qui continuait de se diffuser dans son esprit comme un poison : Quelque chose était différent. Il se tourna vers Criss, perplexe.
— Dis-moi, Criss. Comment va Arch ?
Surpris, le jeune mage releva la tête vers son camarade qui disparaissait déjà dans la chambre qu’ils partageaient tous les deux.
— Je crois que ça va, répondit-il finalement d’un ton étrangement distant. Il a besoin de temps.
Hockman hocha la tête tandis qu’un silence gêné s’installait. Immobile, une lueur de déception dans les yeux, Criss attendit en vain une question qui ne lui fut jamais posée. Un coup de poignard aurait sans doute été moins douloureux. Le professeur se râcla la gorge puis vint placer la main sur le montant de la porte.
— Reposez-vous, d’accord ? Nous parlerons demain. J’aurais des choses à vous montrer. Bonne nuit, Criss.
Le cliquetis de la serrure retentit, plongeant Criss dans la pénombre. Au dehors, le vent battait plus que jamais les carreaux. Le garçon y observa un instant son reflet puis soupira.
— Je vais bien moi aussi…
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