Chapitre 6 : Les gorges d'Odomar - Partie 6

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Tiré de son sommeil par le grondement des vagues et l’agitation lointaine du pont, Arch ouvrit péniblement les yeux. La cale du navire était baignée d’une lumière pâle. Les effluves salés, charriés depuis l’escalier, parvenaient à peine à masquer les parfums de moisi et de goudron.

Le jeune mage mit pied à terre pour échapper au lent balancement de son hamac et posa la tête au creux de ses mains. Ses doigts explorèrent ses cheveux jusqu’à l’arrière de son crâne. La nuit avait été atroce. Aucun des souvenirs de la veille ne l’avait quitté un seul instant, surtout celui du mage à l’hirondelle. En y repensant avec un mélange de colère et de résignation, une douleur sourde se réveilla dans son bras droit comme une brûlure persistante. Il avait raté une occasion précieuse d’honorer la promesse qu’il s’était faite.

Arch frissonna lorsque le froid se rappela à lui. Ses mains tremblèrent en attrapant ses vêtements qu’il enfila dans la précipitation. Il boucla la ceinture de son manteau, une sensation de perte pesant encore lourdement sur ses épaules, puis soupira en se dirigeant vers l’escalier. Sur le pont, les vents gelés de Sciron lui coupèrent presque le souffle. Le garçon remonta les épaules et serra la fourrure de son col pour se protéger des embruns, regrettant déjà la chaleur de ses couvertures. Accueilli par les regards indifférents de l’équipage, il arpenta sans succès le navire à la recherche d’un visage familier. Il finit par rejoindre les quartiers du capitaine où un marin le laissa rentrer après un bref échange.

L’entrée d’Arch dans la cabine s’accompagna d’une forte odeur de cuir et de tabac. Les lieux transpiraient des traditions maritimes les plus formelles. Polies par des années de frottements, les façades en bois de chêne luisaient à la lueur vacillante du lustre suspendu au plafond bas. De lourds rideaux en velours sombre cernaient une baie vitrée ternie par le sel. Au fond de la pièce, près d’un coffre clouté de fer, une collection de pipe en bois d’olivier couvrait le mur en dessous d’une étagère chargée de livres. Non loin, Arch remarqua Criss et Kahya, attablés avec une troisième personne qui ne lui était pas inconnue. Comme s’il n’était pas vraiment surpris, le jeune mage haussa un sourcil lorsque Jacob lui fit de grands signes.

— Par la robe d’la grand Faucheuse j’vous dit que c’est impossible ! tonna soudain une voix rocailleuse emplissant la cabine.

Arch tourna la tête sur sa gauche vers un grand bureau couvert de cartes et de compas. Un sextant en laiton décoré reposait contre un astrolabe, disposé à côté d’un carnet de bord ouvert. La dernière ligne venait d’être raturée par le capitaine, un vieux loup de mer à la stature aussi fournie que sa barbe et le nez marbré par des années d’exposition à l’océan et l’alcool. Agacé, ce dernier tenait tête à Godhrian, Amalven et Hockman.

— Y’a trop d’histoires de marins qui en reviennent pas pour qu’ça soit juste une coïncidence ! C’est qu’un tas de glace et j’y fouterai pas un pied.

— Capitaine, répondit Godhrian en essayant de lui faire entendre raison, je comprends votre réticence mais comprenez qu’il ne s’agit que d’histoires. Je peux vous promettre qu’il existe bien un passage.

— Vous comprenez pas, hein ? reprit le capitaine qui ne semblait pas près de céder. Mon équipage a beau être composé de feignants et de bons à rien, c’est des bons gars ! J’vais pas les envoyer par le fond pour vos beaux yeux parce que vous me promettez la lune. J’ai jamais entendu parler d’un passage. Par contre j’sais très bien ce qu’on en dit. Les gens parlent. Quand c’est pas les monstres, c’est des tempêtes éternelles qu’enchainent les bateaux dans la glace comme des mouches dans l’ambre. En c’qui m’concerne, j’tiens bien trop à cette coquille.

Godhrian approcha la carte, posant un doigt au centre d’une épaisse ligne délimitant une zone où aucun détail ne figurait.

— Nous pouvons passer par Odomar. J’insiste encore, mais il existe un passage, croyez-moi.

Le capitaine renifla bruyamment, sceptique.

— Vous croire ? répondit-il. J’connais les histoires autant qu’vous. Vous êtes pas le premier, y’en a beaucoup qu’ont essayé de s’y rendre.

— Alors vous savez aussi que certains en sont revenus.

— Ouais, les mains vides. Y’a plus rien là-bas et aucun d’eux a parlé d’un passage. Ecoutez, j’veux bien vous croire mais vos informations valent rien si elles nous garantissent pas la sécurité. J’ai des bouches à nourrir et y’a des familles qui comptent sur nous.

Le capitaine croisa les bras, résolu. Godhrian poussa un long soupir en observant quelques instants la carte d’un regard noir puis ferma les yeux.

— Le double de ce que nous avions convenu, asséna-t-il enfin, pour vous ainsi que pour chaque homme de votre équipage si vous nous menez à bon port.

La proposition eut l’effet escompté, provoquant même un échange de regard entre les différents spectateurs. Le capitaine se gratta la barbe en réfléchissant puis hocha la tête, de plus en plus rapidement.

— Le double, hein ? répéta-t-il d’une voix soudain plus détendue. Je veux aussi qu’les réparations éventuelles du bateau soient assurées.

— Vous êtes difficile en affaire.

— On m’appelle pas Henri la dent dure pour rien, mon garçon.

— C’est d’accord, souffla Godhrian.

Sitôt une poignée de main crispée échangée, le capitaine se dirigea vers le pont. Arch se colla presque au mur pour lui laisser le champ libre.

— Au travail bande d’écrevisses de rempart ! hurla-t-il en claquant la porte derrière lui. Amenez-moi ces voiles !

Alors que sa voix rauque se perdait à l’extérieur de la cabine en autant d’ordres et de noms d’oiseaux, Arch profita du répit pour rejoindre ses amis à la table.

— Ce capitaine me semble être quelqu’un de charmant, commenta Jacob.

— Et surtout désintéressé, plaisanta Criss en se retournant. Mais regardez plutôt qui se décide enfin à nous rejoindre. J’étais à ça de venir te chercher, tu sais ?

— Tu manques pas d’air, lui lança Arch d’un air outré en arrivant à leur hauteur. Pour une fois que je me lève après toi.

— Je suis un homme nouveau, rétorqua Criss en haussant les épaules. Figure-toi que dorénavant, je serais debout aux aurores.

— Je serais curieux de voir ça.

Arch tourna son attention vers le musicien, un sourire en coin.

— Jacob, salua-t-il d’un court mouvement de tête.

— Arch.

— Pourquoi est-ce que je ne suis pas vraiment surpris ?

— Oh mais parce que tu sais au fond de toi que mon plus grand rêve a toujours été de devenir marin.

— Ça oui, il sait déjà briquer un pont ! fit remarquer Criss, hilare en déposant une tape sur l’épaule du barde.

— Eh oui, fini la musique ! confirma ce dernier. J’abandonne la lyre et le luth, place aux mains caleuses et à la barbe blanchie au sel !

— Ça t’iras bien, lui répondit Arch en rentrant dans leur jeu. Tu me raconteras ?

— Mieux, j’en ferai un livre ! La légende du capitaine Jacob !

Arch pouffa avec eux avant de remarquer l’air perplexe de Kahya. La jeune fille ne parlait pas, les yeux rivés fixement sur Godhrian comme ceux d’un rapace sur sa proie. Il échangea quelques mots avec Amalven et Hockman puis ils sortirent tous les trois eux aussi. Le silence revint progressivement dans la cabine et Criss finit lui aussi par remarquer que leur camarade semblait ailleurs.

— Kahya, est-ce que tout va bien ? demanda-t-il.

La jeune fille sembla émerger de ses pensées pour rejoindre la réalité. Les regards rivés sur elle, elle se redressa sur son tabouret.

— Pardon, je réfléchissais, dit-elle d’une voix troublée.

— Tu es pâle, s’inquiéta Arch. Tu es malade ?

— Avec une mer pareille c’est pas vraiment étonnant, commenta Criss en posant une main sur son estomac gargouillant.

— Non, corrigea Kahya, je m’inquiète, c’est tout.

Arch et Criss s’échangèrent un regard concerné. Non, ce n’était pas tout, bien au contraire. S’ils avaient appris une chose, c’est que si Kahya s’inquiétait de quelque chose, eux aussi en avaient tout intérêt.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Quand Godhrian parlait d’aller au nord, je pensais que nous irions par-delà Rive-Argent, voir même jusqu’aux pics de Tourvent. Je ne pensais pas que nous irions à Norandia, acheva-t-elle en baissant volontairement la voix.

— Qu’est-ce que ça change ? s’étonna Criss.

— Ça change beaucoup de choses, reprit Kahya. J’en sais très peu sur cet endroit. Tu as vu la carte là-bas ? Il n’y a rien. Les gens n’en parlent pas, ils n’y vont pas.

— Je ne peux malheureusement que confirmer les dires de Kahya, intervint Jacob avec plus de sérieux qu’à l’accoutumée. À force d’écumer les tavernes, on entend toute sorte d’histoire sur cet endroit. Il est dangereux d’y naviguer, ce qui explique sans doute l’attitude de notre cher capitaine. Ce qui est sûr, c’est que le continent entier serait entouré de hautes falaises de glace.

— Le point que Godhrian a désigné tout à l’heure, c’est la seule chose que j’ai pu lire au sujet de cet endroit, reprit Kahya. Ça parle d’une ville entière, Odomar, qui y aurait été recouverte par les glaces.

Arch et Criss déglutirent à l’unisson tandis que seuls les craquements du bois emplissaient la cabine.

— Et bien espérons qu’ils aient prévu des manteaux plus épais, balbutia Criss pour détendre l’atmosphère.

La plaisanterie arracha quelques sourires mais l’inquiétude ne quitta pas les visages. Kahya s’avança sur la table, entraînant les autres dans un cercle toujours plus rapproché. Elle murmura tout bas pour s’assurer qu’on ne les entendrait pas.

— Godhrian avait l’air sûr de lui lorsqu’il disait qu’il existait un passage.

— C’est qu’il s’y est déjà rendu, conclut Arch avec méfiance.

— Non seulement il s’y est déjà rendu, confirma Kahya, mais s’il parle d’un passage, c’est qu’il y a autre chose, et il s’est bien gardé de nous le dévoiler. Vous avez vu sa réaction quand Amalven lui a parlé de ce que vous aviez découvert ? Ils ont tout les deux pensé immédiatement à cet endroit, et à quelqu’un. Je me tort les méninges dans tous les sens depuis des jours sans parvenir à m’ôter ça de la tête.

Arch repensa à leur rencontre au manoir des Dormont. Avec le retour d’Hockman, il n’avait pas fait attention au reste, mais à présent, lui-aussi commençait à comprendre qu’on ne leur avait pas tout dit.

— Amalven et Godhrian nous cachent des choses, reprit Kahya d’un air grave. Comment voulez-vous qu’en habitant un petit village comme Adurant, quelqu’un soit aussi proche du Seigneur d’une contrée qui n’est même pas la sienne ? Ils se connaissent depuis longtemps. Avez-vous vu comment ils s’appellent ?

— Ellehir...

— Amehir...

Les deux garçons s’échangèrent un regard tandis que Kahya acquiesçait.

— Ellehir, Amehir, c’est de l’elfique. Ça veut dire frère ainé et cadet. Vous trouvez vraiment qu’ils ont l’air de deux frères ? Ils se ressemblent comme chèvre et chou. Vous savez qui ne se ressemblent pas non plus ? Godhrian et Thomas. Pourquoi est-ce qu’il prendrait le nom de Godefroy ? Est-ce qu’il est seulement un Malters ?

— Parfois tu me fais peur, tu sais ? commenta Criss.

— Tu vas un peu loin, tempéra Arch.

— Sans doute. Mais en attendant, je ne lui fais pas confiance. On nous cache quelque chose, et je compte bien découvrir quoi.

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