2 -Élie
Un cahier, un stylo, un coin tranquille, et voilà. C’est décidé. À partir d’aujourd’hui, je vais noter tout ce que je vis et ce que j’ai vécu, mes réflexions sur les événements passés, présents et à venir. Une sorte de catharsis peut-être, mais surtout, je ressens le besoin de comprendre. Écrire me permettra de prendre du recul. Une méthode comme une autre.
Un témoin de notre histoire ? Je n’ai pas une telle prétention. Même si certains ne me voient que comme le fils de leur ancien guide, cet homme sorti de nulle part, porteur d’un rêve utopique, celui d’une humanité plus égalitaire et plus libre, dans le respect et l’empathie. Pour éviter la catastrophe, il a su s’entourer de gens qui partageaient le même rêve que lui. Il restera suffisamment d’enregistrements et de compte-rendus dans les archives de nos descendants pour en témoigner.
Je sais, c’est là que papa me contredirait. Il craignait le mythe. Il a fait tout ce qu’il a pu pour ne pas en devenir un. Il ne doit pas en devenir un, car dans le monde humaniste qu’il imaginait, il ne devrait plus y avoir de culte de la personnalité. C’est le peuple, les gens eux-mêmes qui œuvrent pour leur société. Et il me dirait aussi que des images et des archives, ce ne sont pas les humains, ce ne sont pas leurs pensées, les émotions qui les habitaient durant les événements cruciaux. Il est difficile alors d’appréhender la petite histoire dans la grande. Les petites histoires.
Et surtout, est-ce que ce qui parviendra aux générations futures sera la vérité, si certaines archives leur sont cachés ? Certains faits ?
Cette question me hante. Et elle nous est déjà revenue en pleine face. Ce peuple de l’ouest a demandé la preuve de leur libération. La preuve de la fin de leurs tourments. Leur affirmer qu’une unité de dragons les avait débarrassés du sommet de la pyramide de leur gouvernement, que ce despote était bien mort, n’avait pas été suffisant. Ce n’était que des mots. En face, trop peu de témoignages de leurs propres soldats, trop d’entre eux se révélant incapables d’en fournir un probant, soit trop occupés à faire leur boulot pour regarder, soit parce qu’eux aussi étaient morts. De notre fait, évidement. Quant au reste…
Nous n’avions plus de corps à leur présenter, et celle qui l’avait tué l’avait rejoint dans la mort, trop gravement blessée dans leur duel, selon nos dires.
Nous n’avons pas menti sur un point. Duel il y a bien eu.
Pas d’enregistrement non plus. Leurs caméras avaient lâché. Pas l’une des nôtres. Mais impossible de leur montrer ça. Pas dans ce marasme ambiant.
Une bonne nuit de sommeil et la solution est arrivée. Impossible de leur montrer toute la vidéo, certes, mais pourquoi pas une image ? En sélectionnant la bonne, tout simplement. C’est ainsi que la photo du cadavre encore chaud de ce soi-disant général a calmé les esprits. Les semaines suivantes ont donc pu être consacrées en toute sérénité à une chasse à l’homme afin de nettoyer les arrières, de s’assurer qu’il ne subsisterait plus aucun risque de coup d’État par un de ses anciens laquais. D’après Yahel, et beaucoup pensent comme elle, ce sont les dernières missions à l’ouest, et même les dernières missions extérieures au Réseau avant longtemps. Définitivement ? Je l’ignore. Personne ne sait. Peut-être. Si c’est possible, l’objectif de mon père aura abouti.
Moi, je n’ai pas fait long feu dans les parages. J’avais une mission à accomplir. Une mission confiée par Yahel, mais elle vient de me demander de revenir, si je voulais bien. Ils ont besoin de toute l’aide possible. Entre le village à remettre en état, la crainte d’un déséquilibre dans le réseau et les gens de l’ouest qui réclament sans cesse assistance et attention diplomatique, je la sens fatiguée. Ce n’est pas l’unique raison, bien sûr. Elle souffre encore, je le vois bien. Les derniers temps ont été éprouvants pour tous. Pour ces dernières unités de dragon comme pour les résistants qu’ils ont appuyés jusqu’au jour de ce combat décisif. Un jour particulier pour notre camp surtout, marqué par la perte d’une des dernières représentantes de cette équipe particulière qui n’hésitait pas à aller au front dans l’objectif de déceler et éliminer le plus sale et le plus vil de l’humanité. Une équipe qui usait de méthodes parfois très discutables, certes, mais la première du genre créée pour que l’ancien monde n’emporte pas tous les humains restant dans le chaos de l’effondrement d’il y a quelques années, et dont les répercussions se font encore sentir.
Ce fameux jour, c’est Simon, Yahel, Marc et moi qui en avons été les témoins directs.
Simon, lui, n’est même plus là, alors que son talent de médiateur nous aurait été utile. Mais il a disparu. Plus moyen de remettre la main dessus. Je crains que nous ne l’ayons perdu, lui aussi. Il a préféré s’effacer.
Pour Yahel, cette perte…
Tout est allé tellement vite.
Devant l’odeur putride et les miasmes étranges persistant sur le corps, par crainte d’une contamination, il a été décidé qu’il ne fallait pas traîner. Même si rationnellement, si cette présence extraordinaire présentait un danger sur l’aspect sanitaire, cela se serait déjà produit bien avant notre arrivée. Heureusement, Yahel n’était pas présente durant cette discussion, ni à l’extraction de l’œil artificiel — trop fragile pour ce qui était à venir — lors de la préparation du corps. Et c’est donc en petit comité et en complète improvisation que s’est faite cette petite cérémonie, avec une Yahel hallucinée, sous le choc de se retrouver dans un coin perdu au petit matin, une torche enflammée à la main. Elle a malgré tout eu le courage de l’enfoncer dans le bûcher.
Elle ne pleurait plus. Elle m’a dit que cette scène lui en rappelait une autre, le soleil à la place des étoiles. Elle a demandé à rester seule. Elle avait besoin de temps. Même Marc, compréhensif, a agréé à sa demande.
Elle est restée assise à même le sol, ses bras enserrant ses genoux, se balançant tout doucement d’avant en arrière à contempler les flammes jusqu’à leur complète disparition, ne laissant que des morceaux fumant.
La petite est venue la chercher. Elle s’est assise contre Yahel, l’air de rien. Ce n’est qu’à ce moment-là que Yahel est revenue parmi nous. Parmi les vivants. Elle s’est relâchée, a levé un bras avant de saisir la gosse, comme si son corps s’était ouvert pour accueillir cette enfant. Elle l’a serrée contre son cœur. À ce geste spontané, la gamine a ri de plaisir pour s’excuser aussitôt, plaquant une main devant sa bouche.
— Tout va bien, lui a répondu Yahel, les yeux encore embués sous la lumière du sourire qui lui était revenu. Au contraire. Cela lui aurait plu.
Oui, le rire d’un enfant, quel beau cadeau.
Marc les avait rejointes. Yahel a levé les yeux vers lui, a pris sa main qu’il avait posée sur son épaule. Elle a fait oui de la tête, et sans un mot, sans lâcher la petite, elle s’est relevée.
J’ai attendu qu’ils l’aient emmené loin, hors de vue, avant de récupérer les cendres, comme je m’y étais engagé. Je n’ai pas voulu le faire devant elle. Elle n’était pas prête. Devant les armatures de métal noircies par le feu, moi-même je n’ai pu réprimer un frisson. Je les ai récupérées sans savoir exactement pourquoi. Pour Marc et la science ? Ou en guise de relique ? De souvenir ? En attendant, je les ai confiées à un autre compagnon.
Alors, pour répondre à ma promesse à Yahel, je suis parti sur l’île avec mon urne.
Seulement deux jours s’étaient écoulés.
Maman m’attendait sur le quai, rongée par l’inquiétude. Elle avait dû guetter le moindre navire en approche. Sur son visage, l’espoir s’est transformé en soulagement, heureuse de me récupérer entier. Puis elle s’est décomposée. C’est alors que j’ai réalisé mon erreur. Je l’avais contactée presque aussitôt après ce combat final pour la rassurer, mais trop vite. En ligne, incapable de répondre à ses questions, j’avais juste réussi à lui baragouiner que tout était terminé et que je rentrais, avant de couper la communication. Maman nous a fait confiance et elle a attendu, estimant que je lui aurais dit, moi ou Yahel ou quelqu’un d’autres, si mauvaise nouvelle il y avait.
Et voilà qu’elle me voit débarquer avec ses cendres et son arme dans mon dos. Tout ce qu’il restait de celle qu’elle avait recueillie, soignée, jouant le rôle de maman pour l’aider à remonter la pente pour finir par l’adopter dans son cœur. Qu’est-ce qui m’avait pris ? Pardon, maman.
— Et puis, avec son caractère, qu’elle n’appelle pas ne m’a pas étonné outre mesure… m’avait expliqué maman devant mon air éploré après avoir compris le triste quiproquo.
Aujourd’hui, je me retrouve sur cette plage à essayer d’extraire le zombie qui s’est emparé de moi depuis mon retour. Depuis ce jour plutôt, et qui anesthésie mes moindres faits et gestes. Maman me tourne autour, me cajole comme elle ne l’a plus fait depuis longtemps, son chagrin alourdi de me voir errer comme une âme en peine.
Le symbole de mon père garde les yeux rivés sur mon dos. Mes frères s’affairent entre lui et moi. Ils assistent des compagnons rentrés en même temps que moi pour la prise de mesures. Le lion ne sera plus seul longtemps. Le dragon va le rejoindre.
Je ne sais plus qui a émis l’idée, peu importe, elle a été adoptée. Ce sera un bel hommage.
Je reviendrai aider Yahel. Plus tard. Dès que je pourrai.
En fait, dès que j’y arriverai.
J’ai honte. Je lui ai menti, quelque part. Moi aussi, je suis retourné par tout ça. J’en fais encore des cauchemars, la nuit. J’ai voulu égaler mon père, être aussi fort que ses meilleurs soldats. Au moins ça, je peux. Du moins, je le croyais. J’ai réussi, quelque part, puisque j’ai tenu et j’étais présent pour assister à ce combat. Son dernier combat. Le reste…
J’ai besoin d’une pause.
Et j’ai besoin de temps.
Du temps pour prendre du recul.
Du temps pour comprendre.
Bon sang, c’était quoi ?
J’ai besoin de savoir.
Ce n’est pas la seule question qui me trotte dans la tête. Papa. Il est parti si tôt, loin de nous. Cet homme qui ne débarquait sur cette île que trop rarement à mon goût, qui chaque fois nous emplissait de son amour, maman, mes frères et moi, nous ses enfants, dans le fond, j’ignore qui il est. Nous en savons si peu sur lui, au final. Trop peu à mon goût. Voilà pourquoi j’ai décidé de tout noter dans ce carnet. Mes souvenirs. Mes échanges avec tous ceux que je croiserai et interrogerai dans cette quête. Le plus fidèlement possible. En rassemblant toutes les pièces du puzzle, peut-être que j’y arriverais.
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