8 – 1 Élie
Une journée bien longue et bien harassante que celle d’hier. Surtout pour les nerfs. À telle point qu’en arrivant dans ma chambre, je me suis écroulé pour me réveiller complètement hébété sous la lumière d’un grand soleil. Je profite de ce moment de calme bien mérité pour relater mes souvenirs. Tant que c’est frais.
Ils s’étaient préparés, nos juges. Le sujet principal ne fut pas seulement le Réseau, mais surtout ses unités de dragons, son bras armé. Yahel et un porte-parole de la résistance se tenaient debout, prêts à leur répondre. Je me suis assis à leur côté, prêt à intervenir. Autour de nous, du monde installés sur des chaises, des gradins, quelques tables de fabrication en série, et au-dessus, le plafond et les lumières d’un gymnase. Un décor simple, sans dorure ni velours, pour des réflexions concernant tout le monde : certains conseils du réseau semblaient avoir fait leur chemin.
Je ne regrette pas d’être venu. À la voir là, seule, Yahel me faisait mal au cœur.
— Ton père m’a chargé d’être le témoin de tout ce qui s’est passé, m’avait-elle donné comme argument. Enfin, il n’a sûrement pas vu aussi loin, ce devait juste concerner la reprise de la guerre mais… Je me dois aujourd’hui de parler en son nom et en leur nom à tous.
Oui. Elle était seule. Elle s’était portée volontaire. Les autres dragons présents aujourd’hui s’étaient engagés plus tard dans ce conflit. Des jeunes, tout comme moi, des dragons en poste régulier dans des communautés, mais également des gens de communautés partenaires. Les quelques vétérans encore vivants s’estimaient moins légitimes qu’elle pour prendre la parole. Ils n’étaient que les restes d’unités de réserve ayant peu participé aux missions contre l’Ouest. Et Simon parti, de son équipe il ne restait plus qu’elle. Tous les autres, les combattants de première ligne, tous ceux qu’elle avait côtoyé toutes ces années, certains devenus des proches, des amis ayant partagé les aventures, les aléas et les drames de toutes ces missions avaient quitté ce monde.
Même si sa détermination confirmait ce choix qui n’en était pas vraiment un, je ne pouvais plus la laisser seule. Même si je n’intervenais pas, je voulais au moins être là en soutien.
Des photos, des vidéos furent diffusées, des archives de la guerre entre les deux fronts, sur plusieurs années. Selon leur point de vue.
Guerre est un bien grand mot. Des escarmouches, des échauffourées, du niveau guérilla urbaine… Chaque fois qu’ils se croisaient, en somme. À l’usure.
Mais… Ils espéraient quoi ?
Je parle des nôtres comme du camp d’en face, ces voisins dont les décideurs n’avaient pas voulu de nous comme amis, là où la débâcle de leur société aurait dû les rassembler. Nous évoquons ces années comme les temps de chaos. De la folie, oui. Une folie permanente à laquelle les dragons répondaient, plus ou moins violemment selon les équipes.
Je peux comprendre la colère des gens de l’Ouest. Ils ne pouvaient pas savoir. Au moment où ont lieu certains de ces événements, tout comme moi, la majorité était loin de tout cela, et les plus virulents du jour comptaient parmi les moins impactés par l’effondrement global.
Leur gouverneur avait rapidement pris le pouvoir. Avant la chute, cet homme n’était qu’un petit politicien local, sans envergure mais avec ses relations, notamment dans les partis extrémistes, l’armée et la police. La disparition des instances gouvernementales fut une aubaine dont il sut tirer avantage, usant des bons mots au bon moment. Un réseau aussi, d’une certaine manière. Sauf que là où mes ascendants primaient le sauvetage et la reconstruction immédiate, lui et ses alliés misaient sur la rafle et l’extorsion. Ils ont pris la direction d’une grande partie des régions situées à l’ouest et au nord d’un même pays, gagnant les zones portuaires, ses bateaux, ses containers et ses contacts extérieurs – du moins pendant encore un temps. Au passage, et sans trop l’ébruiter, il a permis à son armée de se servir en main-d’œuvre gratuite. Ainsi, à coup de grands discours bien tourné et d’actions toniques, il a rétabli ce qui manquait et maintenu ce qui tenait encore. Il a réussi l’exploit de restaurer la sécurité dans sa région. Beaucoup plus rapidement que le Réseau. De notre point de vue, dire que son armée protégeait la veuve et l’orphelin tenait de l’euphémisme. Mais ce n’est pas ce que la populace a souhaité retenir.
Je me demande quand cette chose cachée dans ces tunnels a débuté ses interventions. En attendant, les messages très séduisants diffusés par leurs médias se suffisaient déjà bien par eux-mêmes pour manipuler les foules, rendant le déni plus facile, surtout en période de crise. L’extérieur représentait le danger, ce qui entrait était donc contrôlé, enrôlé pour travailler ou emprisonné. Pour être éjecté, selon le discours public. Attention, personne n’était à l’abri ! Il fallait conserver les circuits commerciaux, les flux de matière, d’énergie et de denrées à tout prix. C’était la priorité de tous. Alors pas question d’avoir de quoi vivre sans participer à l’effort commun. Un précepte de départ que nous suivions aussi, mais pas de la même manière. Leur vocabulaire parlait de lui-même : il était normal de trimer pour gagner sa subsistance. Les quelques-uns pour qui cela n’était pas possible, peu importe leurs raisons, étaient effacés de l’équation. Volontairement. Ce n’était que des tires-au-flanc !
Bref, rien de nouveau : l’humain pour pallier aux manques d’énergies et de matières premières, comptabilisé comme ressource à utiliser jusqu’à épuisement. Comme n’importe quel objet.
Enfin, les plus anciens d’entre nous n’étaient pas dupent. Ils se rappelaient très bien de cette logique déjà bien active depuis l’usage de la monnaie, une forme de coercition aggravée depuis l’ère industrielle. Ce système excluait bien entendu certains privilégiés qui devaient pouvoir continuer à consommer à leur aise. Tant qu’il y a de l’essence, de l’électricité, que les commerces dégueulent de marchandise, tout va bien. Les tâches pénibles, il n’y a qu’à les réserver pour “ces gens-là”.
Cela impliquait l’usage de méthodes diverses et variées. À certains endroits, combinaisons noires et gens du Réseau fréquentaient les mêmes places tournantes sans heurt. Je me rappelle très bien en avoir croisé quelques spécimens au Grand Port, rôdant en petites unités, sûrement en protection de leurs représentants commerciaux. La paix facilitait les échanges de produits.
Ailleurs, la violence provenant de nos propres membres n’était qu’un prêté pour un rendu. Du moins en général. Personne chez nous n’ignorait les objectifs des visites des combis noirs hors de leur pays. Le Réseau avait récolté nombre de témoignages de gens détruits après des années de travaux forcés, contraints par ces sombres bataillons à abandonner leurs abris de fortune. Ils avaient quitté un pays en plein chaos pour trouver la terreur de la dictature.
Ces récits contrastaient sérieusement avec ceux qui avaient eu la chance de tomber en premier sur des unités de dragons ou des caravanes du Réseau. Aujourd’hui des personnes bien portantes, épanouies, membres de l’une ou l’autre communauté.
Les archives administratives de l’Ouest, du moins celles qui avaient échappé à la destruction, avaient parlé. Leur commandeur et ses dignitaires s’étaient tout simplement et rapidement appropriés quelques territoires supplémentaires, du moins leur population s’il n’y avait aucune autre richesse matérielle à s’approprier, dans le seul but d’assurer les années à venir. Ils avaient anticipé en partie le moment où ils allaient perdre leurs derniers contacts extérieurs et leurs matières premières. Ils pensaient tenir le temps de leur génération, les autres se démerderont…
Sans scrupule, leur armée n’a donc pas lésiné sur les moyens. Nous n’avons pas manqué de rappeler ces violences. Pour exemple cette attaque sur les dragons alors en mission d’évacuation dans un village victime d’une violente crue. Sans aucun égard pour les civils. Ou ces tirs à distance sur une de nos caravanes, n’hésitant pas à sacrifier au passage quelques-uns des précieux conteneurs qu’ils visaient eux aussi.
— Oui, nous avions le même objectif, sauf que ce que nous trouvions, nous le redistribuions. Vous, si vous vouliez récupérer ces conteneurs abandonnés, c’était pour revendre leur contenu. Il y a une nette différence, non ? Distribution équitable pour les uns dans un objectif de survie, volonté de profit pour les autres… Cherchez l’erreur !
A force de voir Yahel à l’œuvre, j’avais un autre argument justifiant son regret de l’absence de mon père ou de Simon. Elle n’avait pas leur talent rhétorique. Elle s’en sortait pas mal, mais les réponses manquaient quelque peu de diplomatie. Devant le mur de déni et d’arrogance de certains de nos adversaires, elle peinait à garder son calme. En même temps, je ne pouvais pas l’en blâmer.
— Ah oui, c’est vrai. Vous fonctionnez sans argent. Comme si cela suffisait à régler tous les problèmes…
Bon, à ce moment-là, son ironie n’a récolté que gloussements et levages d’yeux vers le ciel.
— Cessez de nous prendre de haut, a-t-elle repris. Vous savez bien que non. J’avoue qu’un petit nettoyage de criminels en tout genre a eu lieu durant les premières années. Les pires. Cela a aidé. Nous avons encore nombre de personnes sous le traumatisme de tout ce qu’elles ont vécu, avec ce que cela apporte en termes d’addiction et de troubles mentaux. Nous essayions au maximum d’aider tous ces gens, tout en préservant la nouvelle génération. Notre société n’est pas parfaite, mais nous essayions de faire au mieux. Pour résumer quelques pistes : en éliminant au maximum toute ségrégation sociale par l’habitat, en prodiguant une éducation égalitaire et en privilégiant les opportunités de créer du lien entre les gens… Vous voyez, un joli mélange des populations, tous dans le même village et non pas dans des quartiers séparés ; tous invités à s’impliquer dans la vie de la cité et à participer aux mêmes tâches, sans discrimination de sexe, de genre, d’origine ou de religion. Vous savez, le genre de truc qu’on peut trouver dans la Déclaration des droits de l’Humain. Vous devriez essayer avant de nous juger. Vous verriez alors ce que cela donne.
— Vous parlez de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ?
— Oui, ce joli texte, y a des trucs sympas dedans, vous devriez le lire. Et je sais ce que je dis. Droits de l’Humain. On préfère.
Quelques ricanements ont surgi dans la salle, des deux côtés pour le coup. C’est une femme de l’ouest qui ne s’est pas gêné pour s’exclamer haut et fort.
— Trop compliqué pour ce pauvre homme, il peut pas appréhender la différence, voyons !
Cela ne manqua pas de déclencher quelques rires bienvenus. Une petite pause avant une suite plutôt ardue.
Sur l’aspect violence, il faut reconnaître que les nôtres allaient loin. Très loin. J’avais bien eu un aperçu de ce dont ils étaient capables, et j’y ai participé, mais peut-être pas de la même manière. Hors contexte, c’était troublant, déstabilisant.
Même Tara. Je la découvrais sous un nouveau jour. Je la savais persévérante, combative, mais là, la contempler ainsi, au maximum de ses capacités…
Une furie déchaînée qui ne s’arrêtait presque jamais, une acharnée qui les pourchassait dans le but d’en abattre un maximum, les cheveux trempés de sueur ensanglantée, un sourire rageur déformant ses traits. Par moment, elle se transformait en point central entraînant les autres dans son sillage. Les scènes glaçaient le sang. Pas étonnant qu’elle ait été prise pour cible par les ennemis de l’ouest.
Cette détermination, cette véhémence, dans son regard !
A l’écran, on remarque qu’elle a repéré leur caméra.
Elle les nargue ostensiblement.
Alors qu’elle était recouverte de sang. De leur sang…
Oui. De la folie.
Comment ont-ils fait pour ne pas y plonger définitivement ? Après tant d’années…
J’ai eu l’occasion de l’interroger à ce sujet, mais j’y reviendrai plus tard, peut-être. Ce n’est pas le sujet.
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