Enquête: Disparition (13)
De l'avis d'Alejandra, le Commandant surestimait leur chance. Néanmoins, elle se rendit à un poste de convoyeur pour transmettre un message. C'était un réseau officiel, qui était bien sûr aux bottes de la Pomte Elpis. Plus de personnes seraient au courant de l'existence du message et de sa teneur, plus elle avait de chance de survivre.
Perraul les conduisit ensuite dans les quartiers les plus délabrés de la ville sombre. Les dernières rénovations devaient remonter à des dizaines d'années. De ce fait, les quelques marginaux qui y vivaient encore, devaient constamment prendre garde afin que leur si pauvres possesions, ne soient pas absorbées par la chaire vorace d'Eolna. Sans compter les épidémies de fièvre devenues chroniques dans cette zone, aussi nommée la Crasse. Elle était connue pour être le terrain de jeu des petits chefs de gang sans envergure. Cependant depuis la rébellion, le coin semblait unifié sous la houlette du Pomte Mandrin, qui en avait fait un royaume de contrebande au cœur même de la corruption. Il devait en avoir des centaines sous et ordre, et certains ne se dissimulaient qu'à peine sur leur chemin, armés et prêt à les trucider.
- Vous savez que nous n'avons aucune chance de ressortir d'ici vivant, affirma la femme cherchant à ébranler l'insupportable confiance de son compagnon.
- Il ne s'attendait pas à me voir revenir, et certainement pas accompagné. Il aura des questions, c'est pour ça que nous ne sommes pas encore criblés de balles, assura-t-il pas le moins du décontenancé par le péril qu'ils affrontaient.
C'était une qualité qu'elle devait lui reconnaître, il était capable de garder son sang-froid même dans les situations les plus critiques. La seule fois où elle l'avait vu perdre contenance était lors de sa mise à pied quelques jours plus tôt. Sa fierté avait été mise à mal bien sûr, mais défier ainsi un des Pomtes sur son propre territoire, cela ne pouvait s'expliquer par la seule volonté de retrouver son poste. Il y avait forcément autre chose. Alejandra devait découvrir quoi afin de prévoir ses prochaines actions. Elle détestait ne pas mener la danse.
- C'est quoi votre motivation ? La solde ne doit pas être si bonne que ça. À moins que vous vouliez sauver les fesses de votre fils. C'est un complice des saboteurs, vous croyez qu'il aura droit au peloton d'exécution, ou qu'ils l'enverront valdinguer en plein ciel, le nargua-t-elle.
Il se tut un long moment, mais la femme nota un léger tressaillement dans son boitement.
- J'aime mon fils, mais Grim n'est qu'un branleur. Peut-être que sa vie sera épargnée si j'arrête les saboteurs, mais il se jettera dans la prochaine combine foireuse qui se présentera. Si vous voulez tout savoir, c'est pas pour lui que je suis là, mais pour moi.
- Je me doutais que vous n'étiez pas le père de l'année. J'avoue, j'aimerai savoir ce qui motive un tel égoïsme.
Perraul s'arrêta pour s'assoir sur une poutre rouillée, si ancienne que sa base avait comme fusionnée avec la chaire rougeâtre de l'Amphiptère. Le vieil homme massa alors l'attelle à son genou avec son bras mécanique.
- Je suis au courant pour les recherches sur la régénération. Et vu que vous n'avez pas été réduite en charpie par la bombe de votre ami, j'en déduis que vous en avez bénéficié. Avec mon statut de Commandant, j'espérais avoir accès au traitement, expliqua-t-il.
- Vous pensez que votre bras va repousser ?
- Dis comme ça, ça paraît ridicule, mais oui. Je veux me sentir humain à nouveau et pas une espèce de semi-machine mal articulée.
Sa peine toucha Alejandra, qui en eut la nausée. Non, il avait tuer son frère. Qu'il haïsse son propre corps mutilé n'était pas une peine appropriée pour son crime, mais elle ne pouvait supporter qu'il puisse y avoir un moyen de s'y soustraire. Elle garda le silence jusqu'à qu'ils atteignent une habitation, haute comme un petit immeuble de trois étages, ce qui était rare pour la ville sombre. À part l'absence de toit, le tout n'était pas trop délabré. Avec toutes ses fenêtres, ses pièces exiguës mais nombreuses, et les différents points de fuite, le bâtiment était un parfait repère de contrebandiers.
On les laissa entrer, se jeter dans la tanière du loup. Une vieille expression ayant survécu aux 500 ans d'exil de l'humanité dans les nuages, où elle n'avait nul prédateur. Enfants, elle et Poldan avaient dévoré un bestiaire des temps anciens. Elle se souvenait encore des esquisses d'une bête formidable, aux poils sombres hérissés, et à la gueule plus ténébreuse encore. Mandrin ne lui ressemblait pas.
La peau blanche de son visage avait la même pâleur grisâtre, que ceux condamnés à ne jamais connaître la chaleur des rayons du soleil. En revanche, Mandrin prenait soin du reste de son apparence. Pas dans l'exubérance comme le Pomte Pol, mais dans la dignité. Il portait des habits communs, reprisés par endroit, mais propres. Les cheveux de jais qui lui tombaient sur les épaules étaient savamment entretenus. Rasé de près comme beaucoup des hommes qui l'entouraient, son seul signe distinctif était les lunettes à la fine monture de fer sur son nez. À qui il manquait un verre d'ailleurs.
Une femme à la musculature discrête et portant un bandeau sur l'oeil, désarma Perraul qui n'offrit aucune résistance. Elle vérifia celle-ci avant de le tendre à Mandrin, qui gardant le silence fit un signe particulier de la main. Deux gros bras mirent les intrus à genoux. La jambe blessée du Commandant émit une plainte, mais il obtempéra sans rien laisser paraître. Résister n'était pas une option.
Un autre signe de Mandrin et le repère reprit son activité courante. On lâcha les prisonniers des yeux pour surveiller telle ou telle cargaison, vérifier tel ou tel paiement, mais Alejandra ne s'y trompait pas, à la moindre incartade elle se retrouverai à nouveau à la merci du canon d'une arme. Elle estimait l'effectif du gang à au moins une vingtaine dans le repère, et sans doute bien plus dans les environs immédiats.
Le Pomte traîna un tabouret et s'assit face à eux, une tasse de café fumante entre les mains.
- Lequel nous a débarrassé de Tyriel ? demanda-t-il posément.
- Je l'ai capturé, et elle a pressé la détente, expliqua Perraul.
- Très bien. Votre dette est payée Commandant. Vous allez attendre à côté, j'ai à parler à notre invitée inattendue.
Perraul fut promptement soulevé de terre par un contrebandier sans égards pour sa jambe, et qui le conduisit dans une autre pièce.
- Vous allez le tuer ? s'enquit Alejandra.
- Non. Je m'étonne que vous vous en souciez.
- Sa mort me revient.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Mandrin, avant qu'il n'avale une gorgée de café. Alejandra réalisa qu'elle était affamée, quand son estomac vide se rappela à ses bons souvenirs. Mandrin en bon hôte lui fit apporter une tranche de pain et de confiture qui devait provenir de la surface, encore chaude. Alejandra la mangea en refoulant tous les souvenirs qu'elle lui procurait. Une fois la tartine avalée, Mandrin reprit.
- Tyriel nous a parlé de vos griefs envers le Commandant. Nous sommes intrigués de vous voir à ses côtés, surtout pour exécuter un de vos amis.
- Ce n'était pas vraiment un ami.
- Il avait l'air de le penser en tout cas. Il s'est trompé, il est mort, c'est la vie, balaya le Pomte. J'imagine que vous êtes là pour une bonne raison.
- Je suis sur une enquête, et j'ai besoin d'infos que vous seul avez.
- Et je devrais vous aider gratuitement, juste parce que vous vous êtes improvisée tueuse à gage en sous-traitance ? Nous ne fonctionnons pas comme ça.
- Non, parce que j'ai envoyé un message à la Superviseuse. Sans nouvelle de ma part elle le recevra dans moins d'une heure. Alors elle saura que vous êtes responsable du sabotage de ses élevages. Le mot va vite circuler même là-haut, et ça risque de nuire à vos petites affaires. À moins que vous m'aidiez bien sûr.
L'expression de Mandrin se fit plus sérieuse à présent qu'il reconnaissait la valeur de l'adversaire.
- Vous faites honneur à votre réputation. Je vous accorde six questions pas une de plus.
Les Pomtes adoraient poser ce genre de conditions. Elle ne pouvait leur reprocher d'aimer être maître sur leur territoire, et de toujours requérir à des clauses implicites.
- Vous promettez de dire la vérité, pleine, entière et non contrefaite, jusqu'à la limite de votre connaissance ?
- Bien sûr. Plus que cinq questions.
- Est-ce que vous aidez d'une quelconque manière les saboteurs qui ont attaqué les élevages ?
- Non, répondit Mandrin laconique.
- Très bien, soupira l'enquêtrice face à ce manque de développement. Pourquoi souhaitiez-vous la mort de Tyriel ? Et soyez un peu plus coopératif cette fois.
- Je ne suis que coopération, et nous nous sommes montrés fort aimables jusqu'ici. Vous n'aimeriez pas que ça change. Pour vous répondre un peu plus en détail, Tyriel travaillait fréquemment pour nous. Depuis le temps, nous avions raisonnablement confiance en lui, et il en a profité pour subtiliser près de cent kilos d'explosifs et autres biens. À peine quelques jours plus tard, les élevages explosent. Comme vous, certains commençaient à suspecter un lien. Les Maçons sont de gros clients, et comme la précédente autorité officielle, il faut mieux jouer avec que contre elle. Il fallait punir le coupable et c'est chose faite. Il vous reste trois questions.
Son histoire tenait debout, néanmoins certains détails laissaient l'enquêtrice dubitative. Les complices de Tyriel, Mandrin les connaissait peut-être, même sous des faux noms. Une idée émergea alors dans son esprit, une connexion qu'elle n'était pas encore arrivé à établir.
- De l'huile minérale de la manufacture Dioscure a été utilisée pour le sabotage. Avez vous des contacts sur place qui auraient put en dérober ?
Mandrin hésita, avalant lentement une nouvelle gorgée de café.
- Nous avons des agents dans la manufacture qui pourraient y avoir accès. Mais les Dioscures surveillent de près cette marchandise, nous n'y touchons pas. On dirait que vos deux dernières questions ne vont pas vous suffirent, ricana-t-il.
- Au contraire. Dites-moi sous quelles fausses identités sont enregistrés ces agents ?
- Question étrange. Nous y avons une Ramona, un Harper et un Gus.
Gus bingo, le nom correspondant avec la liste des employés manquant. Alejandra aimait ce moment des interrogatoires, celui des marchés.
- J'ai une proposition. Vous livrez ce Gus ou quelque soit son vrai nom, à la Superviseuse. Vivant et en état de parler. Un geste de bonne volonté qui vous mettra à coup sûr dans les bonnes grâces des Maçons et de la nouvelle Ordonnatrice.
Mandrin intéressé par cette opportunité consulta du regard plusieurs de ses comparses.
- Il vous a trahis lui aussi en volant cette huile. Les Dioscures prendraient très mal le fait que vous le couvriez, ajouta l'enquêtrice certaine de le convaincre.
Amusé, il posa sa tasse sur le sol et fit signe à Alejandra de se relever. Les jambes douloureuses, elle obtempéra péniblement.
- Vous surpassez votre réputation. "Gus" sera livré à la Superviseuse avant la fin du cycle. En attendant, nous vous laissons lui apprendre notre pleine collaboration.
- Cela va sans dire.
Quelques minutes plus tard, elle était reconduise à la porte par Mandrin. Perraul debout et bien vivant l'attendait un peu plus loin.
- J'espère que la providence vous récompensera pour avoir repoussé sa mort, murmura-t-il à son oreille.
Cette remarque ne collait pas à son personnage, mais Alejandra ne comptait pas lui en demander davantage.
- Elle a intérêt, répliqua-t-elle simplement.
- Je note que vous n'avez pas utilisé votre dernière question.
- Je la garde pour plus tard.
Mandrin ricana tandis qu'elle s'éloignait soulagée de s'en être tirée, et avec l'espoir de remonter la piste de Hel.
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