Chapitre 11 — La marchande de fleurs
Ada se laissa guider par Agathe dans les ruelles sombres et puantes du bidonville. Elle ne voyait rien, mais elle entendait tout : les cris, les rires, les moteurs, les coups de feu. A leur passage, le vacarme se muait en silence et en chuchotements. Pas de doute, Agathe imposait du respect, ou plutôt de la crainte, même au milieu du bidonville à cette heure tardive. Ada sentait également toutes les odeurs : la sueur rance, la fumée âcre, le sang coagulé, l’angoisse palpable, et ce parfum entêtant qui les accompagnait comme une ombre.
Que lui réservait le charcudoc ?
Ada connaissait trop bien la réputation de ces médecins clandestins qui se spécialisait dans les modifications corporelles, notamment les implants cybernétiques. Ils opéraient dans des lieux secrets, souvent insalubres, à l’abri des regards des autorités, contrairement aux cliniques privées. C’était le lieu pour des clients qui ne voulaient pas être repérés où passer sous les radars de la justice ou des corporations. Ils disposaient de matériel de fortune, souvent bricolé, volé, ou interdite qu’ils utilisaient pour soigner ou améliorer ses clients. On les voyait comme des sauveurs ou des bourreaux, selon les cas. Ils étaient devenus rares et recherchés, dans un monde où le corps humain était devenu une marchandise.
Dans quelques heures, elle aurait retrouvé sa vue. Ada pourrait enfin mettre des images sur tous les bruits, les odeurs, et des visages sur les noms des personnes qu’elle avait rencontrées durant cette semaine.
— Ne t’inquiète pas, ma mie, lui dit Agathe d’une voix douce. Nous sommes presque arrivées. Le charcudoc est un homme de bien. Du moins il n’oserait pas me faire du chagrin. Voilà, nous avons achevé notre voyage.
Ada sentit Agathe la pousser à l’intérieur du local du charcudoc. Elle entendit la porte se refermer derrière elles avec un bruit sourd. Une odeur âcre lui envahit les narines. Elle reconnut l’odeur du métal, du plastique, du sang et de la chair brûlée mélangée à l’alcool désinfectant. Elle frissonna. Elle entendit le charcudoc s’approcher d’elles. Il marchait avec une démarche lourde et traînante. Il toussa bruyamment. Il dit d’une voix grave et rauque :
— Bonsoir, mesdames. Suivez-moi. Vous êtes venues pour les implants optiques, c’est ça ? Ada reconnu du respect et surtout de la crainte dans son intonation. Elle devina qu’il avait peur de déplaire à son commanditaire.
— Oui, c’est ça, répondit Agathe. Le Vicomte vous a mandé au commencement du soir son registre de santé, ainsi que les spécificités des implants, j’espère que vous avez eu le temps de l’étudier ?
— Je n’ai jamais déçu le Vicomte, et croyez-moi, je ne souhaite pas que cela change. Répliqua le charcudoc en esquissant un sourire crispé.
Ada suivit le charcudoc à travers le local, guidée par Agathe qui lui tenait la main. Ses oreilles étaient assaillies par des sons étranges : des bips, des cliquetis, des ronronnements, des sifflements. Elle imaginait que c’étaient des machines ou des appareils médicaux. Elle frissonna en pensant à ce qu’ils allaient lui faire.
— Voilà, nous y sommes, dit le charcudoc en ouvrant une porte. Asseyez-vous sur la table d’opération.
Ada sentit Agathe l’aider à s’allonger sur la table d’opération. Elle sentit le froid du métal sous sa peau. Elle entendit le charcudoc s’affairer autour d’elle. Il dit :
— Ne bougez pas, je vais vous administrer une anesthésie totale. Vous ne sentirez rien pendant l’opération.
— Je reste à vos côtés, n’ayez aucune crainte. répondit Agathe pour la rassurer
Ada sentit une piqûre dans son cou. Elle sentit sa tête s’alourdir. Elle voulut remercier Agathe, mais elle perdit connaissance.
Annabelle BLAST n’était pas une fleuriste ordinaire. C’était une pro, un as, une virtuose des couleurs et des senteurs. Dans son antre rue des Lois, au cœur du vieux Toulouse, elle trafiquait les pétales comme d’autres les cartes, les tiges comme d’autres les flingues, les feuilles comme d’autres les billets. Elle savait marier les espèces les plus improbables, qu’elles soient fraîches, exotiques, séchées ou synthétiques. Elle bichonnait aussi des plantes vertes, des cactus et des bonsaïs avec une attention presque suspecte. Elle était à l’écoute de ses clients et leur refilait des bouquets sur mesure, adaptés à leurs envies et à leurs affaires. Elle maîtrisait l’art du langage floral, connaissant le nom et la signification de chaque fleur, ainsi que les soins à leur apporter. Elle accueillait chacun avec un sourire ravageur et une fausse gentillesse, malgré les galères du métier. Elle aimait passionnément son travail, qui lui donnait l’occasion d’exprimer sa créativité et sa duplicité. Elle voyait les fleurs comme des complices, des témoins de beauté et de crime. Ce matin-là, comme tous les matins depuis des années, Annabelle vit entrer dans sa boutique un vieux schnock aux cheveux blancs et au regard vicieux. C’était Monsieur Lefèvre, un habitué qui venait acheter une rose rouge pour sa femme, claquée depuis longtemps. Annabelle le salua froidement et lui tendit la fleur qu’elle avait déjà empoisonnée pour lui. Elle connaissait son histoire et méprisait sa fidélité et son courage. Elle lui offrit aussi un petit sachet de bonbons à la violette, sa spécialité. Monsieur Lefèvre la remercia avec un sourire et lui glissa un billet dans la main. Il lui dit qu’il la trouvait très bonne et qu’il aimerait l’inviter à boire un café. Annabelle pâlit et déclina sèchement son offre. Elle savait qu’il ne faisait pas que plaisanter, mais elle se sentait coincée. Elle n’avait pas de sentiments pour lui, seulement de l’affection et du respect.
Elle le regarda sortir de la boutique et soupira. Elle se demanda si elle trouverait un jour l’amour, le vrai. Mais elle n’avait pas le temps ni l’envie de se mêler à la foule anonyme et bruyante. Elle préférait rester dans son cocon floral, où elle se sentait en sécurité et en harmonie.
Elle fut tirée de ses pensées par la sonnerie de la porte d’entrée. Elle leva les yeux et vit un homme qu’elle n’avait jamais vu auparavant. Il était grand et élancé, vêtu d’un costume noir et d’une chemise blanche. Il avait des cheveux bruns coupés courts et des yeux bleus perçants. Il portait une mallette en cuir à la main. Il avait l’air sérieux et pressé. Il s’approcha du comptoir et demanda à Annabelle si elle pouvait lui faire un bouquet pour un anniversaire. Annabelle acquiesça et lui demanda quel genre de fleurs il voulait.
— Je n’y connais rien, je vous fais confiance. C’est pour ma sœur, elle aime le violet.
— Très bien, je vais vous faire quelque chose de joli.
Annabelle se mit au travail avec enthousiasme. Elle choisit des iris, des lilas, des lavandes et des orchidées. Elle les arrangea avec soin et élégance, ajoutant quelques feuilles de lierre et de fougère pour donner du volume et du contraste. Elle noua le bouquet avec un ruban satiné assorti aux fleurs. Elle le présenta à l’homme, qui parut émerveillé par le résultat.
— C’est magnifique ! Vous avez vraiment du talent !
— Merci, c’est gentil.
— Combien je vous dois ?
— Cinquante euros, s’il vous plaît.
L’homme sortit sa carte bancaire et la glissa dans le terminal de paiement.
— Vous êtes bien Annabelle ? Annabelle BLAST ? demanda-t-il d’un ton interrogateur.
Annabelle sentit son cœur se serrer. Pourquoi cet homme connaissait-il son nom ? Que lui voulait-il ?
— Oui en effet c’est bien moi, répondit-elle d’une voix tremblante.
L’homme sortit son badge de sa poche et le lui montra.
— Inspecteur Julien Lemaire, police judiciaire service Cybercriminalité. J’ai un acte de réquisitionnent de votre appartement à vous transmettre.
Annabelle resta bouche bée devant l’homme qui venait de lui annoncer qu’il était policier et qu’il voulait réquisitionner son appartement. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle n’avait rien à se reprocher, du moins c’est ce qu’elle croyait.
— Mais pourquoi ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Juste occuper une pièce de votre appartement pour surveiller un suspect. On sera discret, ne vous inquiété pas.
— On ????
— Mon coéquipier, mais on se relèvera, vous n’aurez pas à supporter la présence de nous deux à la fois. Vous finissez à quelle heure ?
— A 20 heures pourquoi ?
— Je reviendrais à cette heure et je vous raccompagnerai à votre appartement.
Annabelle attendit méduser derrière son comptoir plusieurs minutes, avant de sortir son smartphone de sa poche et le désactiva.
— Tu as entendu ?
— Oui.
— Tu penses qu’il est au courant pour nous ? demanda Annabelle inquiète.
— Non aucune chance, sa présence est du uniquement pour le pseudo pirate du premier.
— J’espère que tu as raison soupira t’elle en serrant tes fort une clef USB attaché en médaillon à son collier
Anabelle réveille toi…. Ada ca va ????
Ada ouvrit les yeux. Elle cligna plusieurs fois, éblouie par la lumière. Elle vit le plafond blanc, les néons, les tuyaux. Elle vit Agathe qui lui souriait, assise à côté d’elle. C’était la première fois qu’elle la voyait vraiment. Agathe portait un imperméable beige et une longue robe de soirée rouge, qui contrastaient avec le décor austère de la clinique. Sa robe avait un décolleté plongeant et une fente qui laissait deviner ses jambes fines. Ses cheveux noirs tombés en cascade sur ses épaules. Ses yeux bleus brillaient d’une lueur malicieuse. Ada la trouva belle et intrigante. Elle vit le charcudoc qui vérifiait ses signes vitaux sur un écran. Il portait une blouse blanche tachée de sang et des lunettes à réalité augmentée. Il avait l’air concentré et professionnel. Il ne lui adressa pas la parole. Il se contenta de hocher la tête en voyant qu’elle était réveillée. Ada vit tout cela avec une netteté et une précision incroyable. Elle se sentit envahie par un mélange d’émotions : la joie, la surprise, la gratitude, la peur. Elle se rendit compte qu’elle voyait le monde différemment. Elle voyait des données s’afficher sur sa rétine : l’heure, la température, le niveau de batterie de ses implants. Elle voyait des icônes qui lui indiquaient les fonctions disponibles : zoom, vision nocturne, enregistrement vidéo. Elle voyait des notifications qui lui proposaient des mises à jour, des applications, des publicités. Elle voyait trop de choses. Elle se sentit submergée par le flot d’informations.
— Je suis vraiment désolée de vous bousculer, ma chère Ada, mais nous devons nous dépêcher, dit Agathe d’une voix pressée. Docteur, pourriez-vous lui donner un petit remontant ?
Le charcudoc acquiesça et injecta une piqûre dans le cou d’Ada. Agathe accompagna Ada jusqu’à la sortie en l’aidant à marcher pour ne pas perdre l’équilibre.
— L’anesthésie devrait bientôt s’estomper, la rassura Agathe.
Ada sortit de la clinique du charcudoc, soutenue par Agathe. Elle fut aussitôt assaillie par les bruits, les odeurs et les couleurs du bidonville. Ada mit enfin des images sur les bruits et les odeurs qu’elle avait accumulés depuis une semaine. Elle vit des cabanes de fortune faites de tôles, de planches et de bâches. Elle vit des gens misérables, sales et malades. Elle vit des rats, des chiens errants et des ordures. Elle vit des câbles électriques, des antennes paraboliques et des panneaux solaires. Elle vit des graffitis, des affiches et des hologrammes. Elle vit tout cela avec une acuité et une intensité démesurée. Ses optiques cybernétiques lui offraient une vision surréaliste du monde. Elle voyait des détails qu’elle n’aurait jamais pensé remarquer avant. Elle voyait des contrastes qui la choquaient. Elle voyait des informations qui la submergeaient.
— Venez, vite, dit Agathe en l’entraînant vers la rue. Nous devons partir d’ici. Ada la suivit sans protester. Elle se sentait encore faible et désorientée. Elle avait du mal à s’adapter à sa nouvelle vision. Elles se dirigèrent vers une camionnette blanche garée en face de la clinique. Sur le côté de la camionnette, il y avait un logo représentant un cuisinier souriant sur une moto sous le nom « Hyper Eat ». Ada se demanda ce que c’était.
— C’est notre clef d’accès pour notre mission, expliqua Agathe en ouvrant la porte arrière de la camionnette. Ada monta dans la camionnette avec Agathe. Elle vit qu’il y avait un espace aménagé avec des sièges, une table et un écran. Il y avait aussi un réfrigérateur, un micro-ondes et une machine à café. Il y avait même une petite fenêtre qui donnait sur l’arrière de la camionnette. Agathe s’installa à la place du conducteur et invita Ada à la rejoindre à l’avant.
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