L'île aux livres
« Il peut se faire qu'une vérité soit plus étrange que toutes les fictions. »
Edgar Allan Poe
Nous faisions route vers les mers du sud à bord du clipper « l’Artémis ». Partis de Londres au début du mois de mars, nous étions à mi-chemin de notre destination ; le port d’Hankou, situé au confluent de la rivière du Han et du Yangzi Jiang.
Ce magnifique trois-mâts jaugeait neuf cents tonneaux et filait à dix nœuds vers les quarantièmes rugissants. En plus du capitaine et de ses seconds, nous étions vingt hommes à bord, tous recrutés spécialement pour cette mission : ramener 600 tonnes de thé à Londres avant l’hiver.
J’avais dix-huit ans et c’était mon premier voyage au long cours en qualité de simple matelot. Dans ma famille, nous étions marins de père en fils et je n’avais guère réfléchi au danger que pouvait représenter un tel périple. Le métier de marin était pour moi le seul envisageable. Bercé dès ma plus tendre enfance par les récits de mon père et de mon grand-père, mon goût pour les excursions et les aventures maritimes s’était renforcé ensuite en lisant Jules Verne. Ma passion pour la navigation en haute mer contribuait à exalter mon envie d’écrire et de raconter mes péripéties. Je n’avais qu’une crainte, celle d’une mort banale et soudaine qui ne m’aurait pas laissé le temps de transmettre mon récit.
Mon vœu le plus cher était de vivre des aventures extraordinaires comme celles que racontait mon père à la veillée. Hélas ! Il n’était plus là pour narrer ses exploits et me décrire les contrées lointaines qu’il avait visitées ou pour m'expliquer les mœurs insolites des indigènes. En 1873 Il avait quitté Portsmouth à bord du HMS Duncan pour participer à une expédition scientifique qui devait le conduire en Australie puis au japon. Deux mois plus tard, son navire et tout l’équipage avaient disparu corps et biens quelque part au large de la pointe sud de l’Afrique. Personne ne sut jamais les circonstances ni le lieu exact du naufrage. Plus de dix ans après, en m’embarquant dans cette même direction, j’étais saisi par la peur d’hériter d’un si funeste destin, mais cette crainte était tempérée par l’espoir d’élucider le mystère qui entourait ce drame. En me livrant ainsi aux caprices de l’océan, je souhaitais trouver ma voie et acquérir les connaissances que mon père n’avait pas eu le temps de me transmettre.
Notre plan de navigation nous contraignait à passer en plein milieu de l’Atlantique Sud. Nous avions prévu de faire escale sur Tristan da Cunha pour nous réapprovisionner en eau potable, mais une violente tempête nous détourna à quelques nautiques de là, vers l’île inhospitalière de Nightingale.
La vie ne se déroule pas sur un chemin tracé d’avance et nos efforts pour lui donner une direction sont parfois contrariés par un simple coup de vent.
Notre capitaine, George Moodie, marin endurci et expérimenté, fit preuve d’un grand sang-froid et conduisit les manœuvres avec lucidité.
Les déferlantes s’abattaient sur le pont comme de véritables chutes d’eau et catapultaient l’Artémis vers le bas, à l’intérieur des vagues. Le clipper menaçait de se mettre en travers ou de chavirer. Seuls les matelots les plus aguerris étaient demeurés sur le pont avec les officiers, le reste de l’équipage s’était réfugié dans la cale. Dans un premier temps, Moodie fit affaler et enrouler les voiles. Ensuite, il mit la barre au centre afin de laisser le bateau en proie aux éléments. Par bonheur, la côte n’était pas sous le vent. Nous parcourûmes ainsi quelques milles et lorsque la force du vent s’atténua, il fit choquer la grand-voile. La dérive induite par cette manœuvre provoqua un remous protecteur contre les vagues. Après quelques heures de lutte, la tempête s’apaisa et le capitaine ordonna de mouiller à environ une encablure de Nightingale.
Cette île inhabitée, la plus isolée du monde, était seulement peuplée de manchots et survolée par des albatros et des grives. Notre capitaine décida toutefois d’envoyer quelques hommes en reconnaissance pour rechercher des sources d’eau douce. Je me portai volontaire.
Après l’épreuve que nous venions de surmonter, j’étais heureux de pouvoir poser le pied sur la terre ferme.
Le rivage se limitait à une exiguë bande de sable noir qui venait buter contre les pattes griffues d’une falaise volcanique. À l’intérieur de l’île, nous eûmes la surprise de découvrir une végétation riche et dense.
Alors que je suivais le petit groupe, mon attention fut attirée par le gargouillis d’un ruisseau. Je marquai un temps d’arrêt, tandis que mes acolytes poursuivaient leur exploration.
À cet instant ma vie prit un tournant radical.
Je sentis le sol s’affaisser sous mes pieds, j'eus la sensation de tomber dans une sorte de puits et sans que j’aie eu le temps de réagir, je me retrouvai quelques mètres plus bas, inconscient.
Après une durée indéterminée, je me réveillai dans une espèce de hutte, allongé sur un lit de paille. Un vieil homme, au regard bienveillant, m’observait en silence. Ce qui me frappa en premier fut ses yeux très sombres dans lesquels brillait pourtant une lumière, comme un reflet de lune. Son visage maigre et longiligne aux pommettes saillantes était obscurci par une barbe mal taillée. Il s’exprima en français. Je n’avais aucune difficulté à le comprendre, étant moi-même d’origine française par ma mère qui a fait mon éducation dans cette langue.
— Je vous ai trouvé inanimé dans un trou quelque temps après avoir observé un navire prendre le large, me dit-il, reposez-vous, il n’y a rien de mieux à faire pour le moment.
J’essayai de lui répondre, mais aucun son ne sortait de ma bouche, j’étais encore trop faible. Mes pensées étaient embrouillées, je songeai à mes compagnons de voyage et après avoir entendu les paroles de mon hôte je commençai à douter de les revoir jamais.
Quelques jours passèrent et je pus me lever. J’appris que mon sauveteur se prénommait Jorge et qu’il vivait en solitaire sur l’île depuis de nombreuses années. L’homme était avare de gestes et de paroles, mais cette sobriété n’était pas une marque d’indifférence. Il semblait prendre à cœur de rendre mon séjour supportable. Au milieu de cette nature sauvage, sans doute devait-il éprouver un certain réconfort d’avoir à ses côtés quelqu’un avec qui il pourrait plus facilement faire face aux difficultés. Ce qui me frappait le plus était son calme imperturbable. Confronté à une telle adversité le plus courageux des naufragés aurait fini par perdre la raison, mais lui était serein, tranquille, comme habité par un objectif qui le garantissait du désespoir.
Sa conversation était rare, mais suffisante pour que je puisse prendre la mesure de son immense érudition. Il était polyglotte et scientifique, ses connaissances s’étendaient aussi aux domaines de la littérature et de la philosophie. Il restait très discret sur son histoire personnelle, cependant il me confia qu’au cours de sa vie il avait eu le loisir d’étudier et de voyager à sa guise. Ainsi confiné dans cet univers carcéral j’avais l’impression d’être Edmond Dantès recueillant les secrets de l’abbé Faria.
Avec l’aide de cet énigmatique personnage, ma vie s’organisa peu à peu sur l’île. La nourriture n’était pas variée, mais suffisante. Manchot rôti, petits poissons et baies composaient le menu quotidien. Chaque matin, Jorge disparaissait et me rejoignait seulement le soir après le coucher du soleil. J’étais intrigué par son étrange attitude. Je l’interrogeai sur les circonstances qui l'avaient conduit à se retrouver seul sur cette île et aussi comment il avait pu survivre pendant toutes ces années dans une solitude extrême.
— Je ne me plains pas, car j’ai de nombreux amis qui me tiennent compagnie, me répondit-il.
Cette réponse laconique ne satisfit pas ma curiosité et comme j’insistai pour en avoir plus, il se résigna à me présenter ses "amis". Un matin nous prîmes la direction du sud. Le soleil était au quart de sa course, il jouait à cache-cache avec les hauts feuillages. Cette alternance d'ombre et de clarté projetait sur le sentier comme un clapotis de lumières. Quelques frêles nuages d'un blanc très pur se détachaient dans le bleu limpide du ciel. L'air vibrait en harmonie avec les couleurs qui semblaient s'être échappées d'un tableau de maître. C'était une journée extraordinaire.
Nous nous frayâmes un chemin à travers les arabesques de la végétation. Je frôlais à chaque instant des plantes inconnues et magnifiques. Nous étions noyés dans un bain de senteurs lourdes de musc et de jasmin. Au-dessus de nos têtes, des oiseaux exotiques, venus d'un lointain rivage, poussaient des cris pour avertir de notre présence. Nous arrivâmes enfin au pied d'une colline caillouteuse et nous pénétrâmes dans une grotte dont l’ouverture était masquée par des broussailles. Une faible braise couvait près de l’entrée, Jorge y alluma une torche. Le sol était en pente douce et nous descendîmes pendant de longues minutes dans une demi-obscurité. Le passage était étroit, mais assez haut pour que nous puissions marcher sans nous baisser. Nous ressentîmes les bienfaits d'une fraîcheur vivifiante. J’avais le sentiment de me trouver dans la coursive d’un navire abandonné. Les questions se bousculaient dans mon esprit, mais je ne n’osais pas troubler la sérénité des lieux et me laissais guider par mon hôte. Le silence qui nous accompagnait fut bientôt altéré par une sorte de murmure. Les parois de la roche qui nous entourait étaient sous l’effet d’une légère vibration, elles semblaient contenir une pression extérieure qui se manifestait à intervalles réguliers tel le ressac au moment de la marée. C’est alors que je pris conscience que nous étions probablement sous le niveau de la mer, à une profondeur que j’estimais à environ cinquante brasses, soit près de cent mètres. Progressivement, la galerie s’élargissait, je devinais que nous étions proches du but. Jorge se baissa pour ramasser une seconde torche qui était entassée là avec d’autres, il l’alluma à la sienne et planta le manche dans une anfractuosité de la roche afin de mieux éclairer l’espace qui se présentait devant nous. Ma curiosité était à son comble, je m’apprêtais à pénétrer dans l’antre du capitaine Nemo, mais ce que je vis me stupéfia davantage. Je découvris l’impensable !
Une immense cavité s’ouvrait devant nous et sur toutes les parois étaient disposées des étagères sur lesquelles s’étalaient des milliers de livres. lls étaient presque tous richement reliés en maroquin rouge, jaune ou vert. Il y avait une très grande diversité de tailles et de couleurs. En m’approchant, je pus admirer les dos à nerf, la dorure des titres, les tranches jaspées, les décors marbrés ou racinés des plats, les teintes chaudes des cuirs qui passaient du fauve clair au brun foncé. Quelques brochures, magazines ou journaux apportaient par leur coloris et leur format encore plus de variété à cet ensemble. Cet océan de livres était éclairé par la lueur vacillante de la torche que Jorge tenait à bout de bras. Il parcourait les rayons d’un geste hésitant projetant sur les reliures autant d’ombre que de lumière. Les livres semblaient animés d’une vie fantomatique. Je m’imaginais dans la bibliothèque d’une riche demeure londonienne plutôt que dans une grotte au cœur de l’Atlantique. Près de l’entrée, on pouvait lire l’inscription suivante brûlée sur une planche de bois :
« Nul ne s’élèvera ici au-dessus de quiconque ».
Jorge s’avança encore de quelques mètres, il leva plus haut sa torche et dit :
— Voilà ! C’est ici que je passe toutes mes journées. J’ai appris à vivre sans la compagnie des hommes. Je n'ai qu’à tendre la main pour saisir le monde. J’ai le pouvoir de sortir du sommeil tous les explorateurs, les savants, les poètes qui attendent ici d’être sollicités pour exposer leur vérité. Le contenu de ces ouvrages est infiniment supérieur à n’importe quelle conversation. Même les écrits du plus faible esprit seront toujours un niveau au-dessus de ce qu’il peut communiquer par la parole.
Il resta quelques instants silencieux puis il reprit :
— Nous sommes loin de l’agitation du siècle et des funestes perspectives du progrès mécanique. Dans ce havre de paix, au milieu de cette nature vierge, j’ai trouvé le repos de l’âme. Je rêve de fonder ici une colonie, un Nouveau Monde libéré des pulsions mortifères qui animent les humains. La volonté de domination par le pouvoir et l’argent sont les causes du malheur des hommes. Je dois d’abord assimiler le savoir contenu dans ses livres pour construire les bases d’une nouvelle constitution universelle.
Je restai médusé par ce spectacle et les propos de mon compagnon d’infortune avivaient ma curiosité. Tous ces volumes alignés, objets d'une telle dévotion, m’inspirèrent un sentiment de respect. J'avais trouvé le mentor qui allait parfaire ma formation intellectuelle. Cette perspective me réjouissait, car elle s'accordait assez bien avec ce que j'étais venu chercher dans cette aventure. Perdu dans cette immensité, au milieu de nulle part, j’avais plus que jamais besoin d’un guide.
Jorge, heureux de l’intérêt que je portais à ses explications, poursuivit sur le ton de la confidence :
— Le livre n’est pas un objet. C’est un magicien, un ensorceleur qui vous transporte au-delà du réel, il suspend le temps, trouble les esprits et fait chavirer les cœurs. Il chasse les fantômes, mais convoque les démons. Il exhale mille senteurs enivrantes, mais absorbe votre âme. Il enflamme les peuples et fait abdiquer les rois, sème le désespoir et provoque l’extase. Ouvrir un livre c’est comme ouvrir les yeux sur le monde. Les écrits sont la quintessence des hommes. Le livre est le trésor des remèdes de l’âme, mais il est aussi un opium capable de vous tuer.
Au lieu de m’apporter une réponse, ce discours ne fit qu’ajouter des questions à celles que je me posais déjà.
Je ne pus rien apprendre de plus. J’imaginais que le navire qui l’avait conduit sur Nightingale transportait une immense bibliothèque destinée à un puissant personnage. Une tempête l’avait jeté sur la côte avec les débris du bateau. Mais comment expliquer que tous ces livres ne soient pas détériorés par l’eau ? Et pourquoi les avoir transportés dans un tel endroit ?
N’ayant rien d’autre à faire, je l’accompagnais chaque jour à la grotte et il me transmit sa passion dévorante. Des semaines, des mois, puis des années passèrent, nous consacrions l'essentiel de notre temps à la lecture. La bibliothèque était d’une extrême richesse et abordait tous les sujets. Il y avait des ouvrages d’astronomie, de biologie, d’histoire, de théologie, de philosophie mais aussi des romans, c'est ainsi que je pus lire les œuvres complètes de Walter Scott, de Fenimor Cooper et d’Alexandre Dumas. Tous les arts, toutes les sciences, toutes les littératures étaient représentés, depuis les auteurs les plus anciens jusqu'à notre époque. Le temps passait paisiblement sur cette île où le chant merveilleux des grives accompagnait nos rêveries.
Je me rendais souvent au bord de l’océan. Je longeais la côte en passant d’un bloc rocheux à un autre, la végétation était rare. Sur les hauteurs, je dénichais parfois des œufs d’albatros laissés provisoirement sans surveillance. À chacun de mes passages, je scrutais l’horizon dans l’espoir d’y apercevoir une voile ou une traînée de fumée, mais les navigateurs semblaient avoir déserté cette route maritime. Il m'était de plus en plus difficile d'imaginer qu'un jour je pourrais retrouver la civilisation. Mais quelque chose en moi m'empêchait de renoncer et la présence de Jorge m'aidait à ne pas sombrer dans la mélancolie. Sa passion pour les livres semblait occuper totalement son esprit et son entrain à se rendre chaque jour à la bibliothèque était communicatif. Il ne redoutais qu'une chose ; devenir aveugle et être ainsi privé de son pain quotidien, la lecture. Cependant, il commença à montrer quelques signes de fatigue. Je remarquais que sa santé déclinait, son humeur changea. Il marchait d’un pas mal assuré et sa myopie était telle que son nez touchait presque le papier lorsqu’il lisait. Un jour, je lui demandais combien de livres il avait lus. Il me répondit qu’il ne le savait pas exactement, mais, en revanche, il savait combien il lui en restait à lire.
— Seulement vingt-cinq ! me dit-il avec une pointe d’amertume.
Je lui demandai comment il emploierait son temps lorsqu’il aurait tout lu. Il me regarda avec une expression étrange, comme si ma question était saugrenue ou incompréhensible.
— Ce que je ferai ? Dieu seul le sait !
Cette répartie me troubla, car elle me laissait penser que Jorge avait renoncé à son noble projet. Avait-il d’ailleurs les moyens de fonder cette nouvelle communauté dont il m’avait parlé avec tant de conviction ? N’était-ce pas le délire d’un être sensible perturbé par une solitude prolongée ?
Bientôt, il ne lui resta plus que trois livres. Le déclin de ses forces semblait directement proportionnel à la quantité de livres qu’il lui restait à lire. Je lui suggérais d’interrompre ses lectures et de se reposer, mais rien n’y fit.
— Je ne peux pas m’arrêter, c’est ainsi. Le temps ne compte pas, seul le vouloir détruit…
Cette réponse sibylline me laissa dans l’expectative. Après réflexion, je crus trouver une explication. Jorge n’était pas affecté par le temps qui passait, mais seulement par son désir de lecture. Sa vie ne se mesurait pas en années, mais en livres lus. Cette intuition se révéla exacte et j’assistai, impuissant, à sa fin. Tous ces ouvrages constituaient pour lui un trésor qu'il avait voulu cacher au plus profond de la terre. Il s'y était accroché comme à une bouée de sauvetage, mais les effets bénéfiques de cette manne n'étaient pas durables. Au fil des jours ses forces déclinaient. Bientôt il dut s’aliter. Il lui restait suffisamment de volonté pour lire, mais cette activité contribuait à son épuisement. Après avoir consulté un traité de phytothérapie, je tentais de le réconforter en lui préparant quelques remèdes à base de plantes, mais rien ne semblait pouvoir combattre le mal qui le rongeait. Au moment où il tourna la dernière page pour lire la dernière ligne du dernier livre, ses yeux se fermèrent à jamais. La peau de son visage, tannée et ridée, sembla subitement rétrécir comme une peau de chagrin. Je contemplais un instant sa maigre face où flottait encore l'ombre d’un regard exprimant l’incompréhension et l’effroi. Jorge emportait avec lui son secret.
De quoi était-il mort ? D’un excès de nourriture intellectuelle ? D’une malédiction qui pesait sur l’île ? L’une de ses confidences résonnait en moi « Le livre est aussi un opium capable de vous tuer ». Je songeais à une autre explication : au contact de toutes ses lumières, son esprit semblait s’être éteint faute d’avoir été l’artisan de ses propres pensées.
Je me retrouvais maintenant complètement seul. Complètement ? Peut-être pas, il y avait ses livres. En quelques années et en leur consacrant chaque heure du jour, j’en avais lu près de la moitié. Ce constat m’effraya ! Et si à mon tour, je devais mourir sur cette île après la lecture du dernier livre ? Une pensée me rassura ; il me suffisait de cesser de lire ! Mais ce n’était pas aussi simple. Les livres exerçaient sur moi le même pouvoir que les sirènes sur Ulysse. J’étais sous l’empire de la passion dévorante que m’avait communiquée Jorge.
Je sentais la folie me gagner ; que pouvais-je faire pour me sortir de ce cauchemar, existait-il un moyen ? Ce que Jorge n’avait pas trouvé dans sa bibliothèque me serait-il permis de le découvrir ? Quel étrange sortilège m’avait conduit sur cette île peuplée de livres. Les livres seraient-ils finalement aussi bavards et incompréhensibles que les hommes ? Je ne pouvais me résigner à cette idée. Est-ce donc cela la vie : un questionnement sans fin où chaque réponse s’ouvre sur de nouvelles interrogations ?
À l’heure où j’écris ces lignes, je ne peux compter sur aucune aide et il m’est impossible de construire un radeau suffisamment solide, car le bois manque sur l’île. Il ne me reste que le dernier recours du naufragé. Par miracle je dispose de deux bouteilles, j'ai fait un double de ce récit que j’ai placé à l'intérieur de chacune d'elles et c'est avec un ultime et frêle espoir que je les confie aux caprices des courants marins.
Par pitié, qui que vous soyez, je vous implore, venez à mon secours ! Il ne me reste que quelques livres à lire.
Robin Torm. Matelot à bord de l’Artemis.
Nightingale, printemps 1882.
***
Port de Marseille printemps 1983.
Au nord du Vieux-Port, près du bassin de la joliette, un petit attroupement c’est formé autour d’un jeune homme au visage rayonnant un peu rougit par l’effet d’une course récente et en proie à une certaine excitation. Celui-ci vient de trouver une bouteille échouée sur le sable. Si l’on en juge par les résidus d’algues et de coquillages incrustés, cette bouteille a séjourné plusieurs années dans l’eau de mer. À l’intérieur, malgré l’opacité du verre, on distingue un rouleau de papier.
Le jeune homme qui a découvert cet objet est debout face au capitaine du port. Ce dernier, après avoir examiné avec attention la bouteille, fait sauter le bouchon et parvient à en extraire délicatement la missive. ll déroule le document et, devant un auditoire attentif, lit à haute voix le récit du matelot Robin Torm. Sa lecture achevée, il garde le silence un long moment avant de détacher son regard du manuscrit, puis il se tourne vers ses adjoints et annonce d’une voix éteinte :
— Hélas ! messieurs, nous ne pouvons plus rien pour l’Artémis, ce bâtiment a fait naufrage il y a plus de cent ans.
L’officier se tait quelques instants et dévisage le jeune homme avec la même acuité que celle requise pour inspecter la coque d’un navire, puis il reprend d’un ton plus enjoué :
— En revanche, pour l’auteur de cette missive, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Il est devant nous.
Il explique ensuite que, malgré quelques traces de dégradation qui rendent la lecture difficile, il pense avoir reconnu le papier utilisé pour la rédaction du message. Il ressemble beaucoup à celui qu’on trouve à la papeterie du quartier. Pourtant, il n’a aucune certitude et son ton péremptoire est destiné à impressionner le jeune homme en espérant lui soutirer des aveux. Son scepticisme est davantage inspiré par le côté rocambolesque de l’histoire plutôt que fondé sur des faits objectifs. ll est utile de préciser ici que le découvreur de la bouteille n’est autre que son neveu, dont l’imagination débordante n’a d’égal que son penchant pour le canular. Du moins, telle est sa réputation, car lui-même rejette avec véhémence cette accusation ! Il affirme avoir fait cette trouvaille sur la plage il y a moins d’une heure et soutient par conséquent que cette histoire est authentique.
À 9000 km de là, au nord des Quarantièmes rugissants, que peut-il subsister de la bibliothèque troglodyte de Jorge ? Une légende ? Des débris épars ? Qu'est-il advenu de la deuxième bouteille ? Nul ne le saura sans doute jamais.
Corrections du 15 août 2020
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