Deux philosophes
— Voyez-vous mon cher Ferdinand, dit Hubert, d'un ton dogmatique, j'aime les riches ! Enfin, entendons-nous bien, pas tous les riches, mais ceux qui savent utiliser leur argent pour le bien commun. Il y a ceux qui dépensent leur fortune dans des objets de luxe parfaitement inutiles, et ceux qui participent à des actions humanitaires ou qui contribuent au développement culturel du pays en investissant dans des domaines nobles, par exemple : la peinture, l'architecture, le cinéma. Il y a tant de domaines délaissés par l'État que l'intervention des grandes fortunes privées devient de plus en plus nécessaire.
Ferdinand écoute son ami avec attention. Hubert s'interrompt un instant, il réajuste la monture de ses lunettes, puis reprend :
— Aucun pays, aucune civilisation ne peut s'épanouir sans prendre en compte la dimension poétique de l'homme. Quand je dis poétique, je pourrais tout aussi bien dire mystique, artistique, éthique. Nos hommes politiques manquent de profondeur et d'imagination, ils laissent de côté des pans entiers de la dimension humaine. Ils prétendent tous sauver la planète et résoudre la crise à grands coups de lois et de règlements, quand ce n'est pas à coups de matraque. Leurs discours ne sont que des impostures, des tambours qui sonnent creux. Ce n'est pas la planète qu'il faut sauver, c'est l'homme. Tout repose sur l'instruction et l'éducation. Si l'on ne change pas l'homme, rien ne pourra se faire. Depuis des millénaires, religieux et philosophes débattent ces questions, mais ils sont impuissants face à la réalité économique qui n'est que le reflet de ce désir effréné de l'homme de s'approprier des richesses au détriment des autres. Pourtant je ne déteste pas les riches, au contraire, ce sont souvent des hommes de culture, raffinés, ouverts. En réalité, tout dépend de l'origine des richesses et de l'usage que l'on en fait.
Cet exposé péremptoire inspire à Ferdinand une moue dubitative, Hubert le remarque et s'empresse d'ajouter :
— Attention, ce n'est pas parce que j'aime les riches que je déteste les pauvres. On peut aimer les deux, tout est une question de nuances dans l'appréciation. Pour franchir la frontière qui sépare la contradiction de la cohésion il n'y a qu'un moyen de transport : la tolérance.
Hubert avait l'habitude de déclamer ce genre d'aphorisme sibyllin. Cette fois Ferdinand n'est plus dubitatif, mais désorienté. Hubert enchaîne :
— On ne peut rejeter personne sur le motif de son apparence. Il y a du bon dans chaque être. Pauvre ou riche, Blanc ou Noir, nous sommes constitués des mêmes éléments, nous nous posons les mêmes questions et nous avons les mêmes besoins. J'aime les pauvres et la pauvreté ! la simplicité, le détachement, la sobriété heureuse. Il n'y a pas de plaisir plus délicat que de s'attabler devant une bonne assiette de pommes de terre fumantes. Quand on a faim, le mets le plus modeste nous offre la plénitude. Et puis être pauvre, qu'est-ce que cela signifie ? En quoi un pauvre est-il pauvre ? Est-ce le manque de ressources, la solitude ou le manque d'éducation qui définit la pauvreté ? Non, voyez-vous mon cher Ferdinand, je pense que la pauvreté est une chance, car elle oblige à réfléchir sur ce qui est vraiment important. L'habitude des privations renforce la joie procurée par les petits plaisirs simples. L'abandon de toute possessivité est le plus court chemin vers le bonheur.
Ferdinand se hasarde à une question :
— Mais d'après vous, les pauvres ont-ils le droit de philosopher ?
D'un geste très aristocratique, Hubert se tortille la moustache avant de répondre :
— Platon dirait que les pauvres doivent accepter leur sort sans broncher et laisser à ceux auxquels la divinité a donné la fortune et les honneurs, le droit de s'occuper de la cité. Mais heureusement la révolution est passée et un changement a eu lieu. La parole est désormais libre et elle n'est plus le monopole des nantis. Le Siècle des lumières a chassé le despotisme et l'ignorance...
Un silence s'installe. Ferdinand s'interroge, "faut-il changer l'homme ou la société ?".
Comme s'il avait entendu les pensées de son ami, Hubert repris :
— Je crains que l'origine de nos problèmes ne soit pas récente. Déjà à l'époque de l'homme chasseur-cueilleur les choses ont commencé à se dégrader. Il faut chercher en nous les racines du mal.
Le jour commence à baisser. La conversation diminue d'intensité. Les deux hommes, assis sur la dernière marche de l'escalier qui mène au palais de la bourse, décident de partir. Engourdis, après plus de deux heures dans cette position, ils se lèvent lentement.
Hubert ramasse le sac-poubelle qui contient toute sa richesse et ajuste son chapeau aux bords élimés. Ferdinand resserre la corde qui lui tient lieu de ceinture et ajuste, dans un mouvement d'épaule, son sac à dos.
— Allons ! dit Hubert, le resto du cœur va bientôt fermer, nous avons juste le temps.
Et les deux compères s'éloignent en échangeant leurs impressions sur les bienfaisantes douceurs que leur procure le printemps naissant.
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