Un bouquiniste pas comme les autres

6 minutes de lecture

 Charles Zévir était presque heureux.

 Comptable dans une grande entreprise commerciale, bien payé et bien considéré grâce à sa ponctualité, sa rigueur et ses compétences, sa vie se déroulait sans heurt. Il approchait de la quarantaine et vivait seul dans un petit appartement dont il était propriétaire. Il accomplissait sa tâche quotidienne avec assiduité, mais dès cinq heures précises, il quittait le bureau, pressé de rentrer chez lui.

 Charles avait une passion dévorante pour les livres. À peine arrivé à son domicile, il préparait du café, prenait un ouvrage et s'installait dans son fauteuil près de la fenêtre. Une longue séance de lecture commençait, interrompue vers vingt heures pour un frugal repas. Ensuite, il s'informait des nouvelles du jour en parcourant le journal, puis allait se coucher. Il lisait au lit encore une petite heure avant que le sommeil ne l'envahisse. Le matin, il se levait vers sept heures, prenait le temps de feuilleter quelques ouvrages afin de préparer ses prochaines lectures et partait au bureau. Chaque journée se déroulait selon ce rite immuable.

 Il était presque heureux. Que lui manquait-il ? Il était seul, certes, mais cela ne l'affligeait pas outre mesure. Sur le plan sentimental, il avait eu quelques relations sans suite. À chaque fois un problème majeur survenait, avec toujours le même motif, ses compagnes lui reprochaient de passer trop de temps dans les bouquins. Aussi avait-il résolu de vivre en solitaire afin de conserver la liberté totale de son emploi du temps. Charles pouvait être satisfait, pourtant quelque chose l'empêchait d'être complètement épanoui. Il ne pouvait se résigner à rester confiné dans un bureau, pour manipuler à longueur de journée des dossiers et des chiffres. Il ne se sentait vivant qu'auprès de ses livres. C'est donc tout naturellement qu'il envisagea de quitter son travail pour réaliser son rêve : devenir bouquiniste.

 Une fois sa décision prise, il éprouva un immense soulagement. Enfin, il allait exercer une activité conforme à ses aspirations. Il s'imaginait déjà dans sa boutique, il s'entendait conseiller les clients et échanger avec eux ses impressions de lecture. Il se réjouissait à l'avance de passer une partie de son temps à l'achat de livres pour diversifier et reconstituer son stock au fur et à mesure des ventes. Comment avait-il pu attendre si longtemps avant de se décider enfin à sauter le pas. C'était évident, il était fait pour ce métier.

 Il commença par faire le compte des sommes nécessaires pour l'achat d'un local et des livres d'occasion. Il était bien entendu hors de question qu'il vende ses propres livres, sa bibliothèque personnelle aurait pourtant pu constituer à elle seule un apport considérable. Il calcula qu'il lui fallait en acquérir environ cinq mille pour commencer. Sa boutique devait être suffisamment grande et comporter une réserve ainsi qu'une ou deux pièces pour qu'il puisse y vivre, mais aussi pour y installer sa bibliothèque privée. Il décida donc de vendre son appartement et dénicha un espace de vente à louer dans une rue passante du quartier du Marais. Il donna ensuite sa démission à son patron et se trouva enfin totalement libre pour mener à bien son projet. Il passa plusieurs semaines à arpenter tout Paris pour constituer son fonds de départ. Il publia des annonces dans les journaux, récupéra des bibliothèques en déshérence, assista à de nombreuses ventes aux enchères et visita nombre de ses confrères. C'était l'euphorie absolue.

  Bientôt, la boutique fut prête, il ne lui manquait plus qu'un nom, il en trouva un rapidement : 'La clé des rêves'. Enfin, il pouvait ouvrir sa bouquinerie. L'aventure commençait pleinement.

  Le premier jour, seuls quelques curieux s'aventurèrent, aucune vente ne fut conclue. Le lendemain, il reçut un homme intéressé par plusieurs ouvrages, mais celui-ci n'arrivait pas à se décider. Charles était particulièrement motivé, il fit tant et si bien qu'il réussit à convaincre l'indécis d'acquérir les œuvres complètes de Maupassant dans une édition ancienne en seize volumes avec de riches illustrations en couleur. Cette première vente le rassura sur ses capacités de vendeur, toutefois, le soir venu il ressentit une sorte de mal-être. Son client avait fait une très bonne affaire, ces livres étaient assez difficiles à trouver, le papier de grande qualité et les illustrations magnifiques. Charles commençait à regretter cette vente, il se reprochait de n'avoir pas conservé ces livres pour lui. Il passa une assez mauvaise nuit. Le lendemain matin, il décida d'inspecter tout son fonds pour vérifier s'il ne s'y trouvait pas d'autres ouvrages à retirer de la vente. En quelques heures, il en sauva ainsi une centaine qu'il remisa dans sa bibliothèque. Rassuré, il put rouvrir la boutique. Le week-end suivant, il parcourut les quais de la Seine pour rechercher une édition des œuvres de Maupassant, il en trouva une identique à celle qu'il avait cédée. Il en paya un prix bien supérieur à celui auquel il avait vendu la sienne, mais peu importait, l'essentiel était de récupérer ses livres, son erreur était réparée.

 Charles pensa qu’il serait peut-être utile de dresser un catalogue de son fonds et de l’imprimer afin de toucher un plus large public. Il commença à rédiger des fiches détaillées pour décrire les ouvrages en précisant le type de reliure, le format, les illustrations, le thème. Il passait beaucoup de temps à identifier le type de papier et dut apprendre à distinguer un vélin d’un alfa d’un Arches ou d’un madagascar. En bon professionnel il ne manquait pas d’inscrire les éventuels défauts de chaque ouvrage : mouillures, rousseurs, épidermures, insolation, mors fendu, coins cassés, cahier débroché. Mais le temps passé ainsi ne lui permettait pas de vendre plus, peut-être même que ce travail de longue haleine n’était qu’un prétexte pour expédier les clients hésitants qui lui faisaient perdre un temps précieux. Après la rédaction d’une fiche, il la relisait avec dans l’expression du visage l’inquiétude du peintre qui compare son modèle avec sa création. Ces fiches étaient rédigées dans un style coloré et soigné : « In-octavo, édition originale illustrée de 24 gravures (scènes historiques) et de 12 planches sur bois, ainsi que de très nombreuses vignettes in texte. Reliure d’éditeur en plein maroquin rouge. Dos à quatre nerfs orné de caissons aux feuillages. Titre doré. Triple filet d’encadrement sur les plats. Tranches jaspées, gardes moirées, frontispices, gravures pleine page, culs-de-lampe. » Suivait la description de l’état physique et une courte notice sur le contenu. La fiche était ensuite soigneusement classée et constituait en quelque sorte un acte de naissance. Cette déclaration de paternité renforçait encore l’attachement que Charles portait à ses livres et ne contribua pas à l’amélioration des ventes. Absorbé par cette tâche titanesque Charles trouva légitime de fermer parfois la boutique pour mieux s’y consacrer.

 Les jours suivants, les chalands vinrent plus nombreux. Au début, Charles passait beaucoup de temps avec eux pour les conseiller et les renseigner, mais chaque fois qu'il réalisait une vente, un doute l'assaillait. Avait-il eu raison de se séparer de ces ouvrages ? Il tenta de se raisonner, mais ne réussit pas complètement à évacuer ses craintes. La place vide laissée par les livres soldés lui infligeait un indicible tourment. Au fil du temps, il se montra moins bavard avec la clientèle. Il devint même peu aimable, presque indifférent, voire absent. Il se réfugiait dans sa propre bibliothèque et ne daignait apparaître en boutique que lorsqu'une voix forte interrogeait : « Il y a quelqu'un ? ».

 Le temps s'écoulait sans que les choses ne s'arrangent. En fait, les clients commencèrent à l'importuner. Il décida de fermer le lundi mais cela ne suffit pas à lui rendre sa sérénité, alors il choisit de n'ouvrir que l'après-midi. Comme les ventes augmentaient malgré tout, son malaise empirait. Il eut l'idée d'acquérir une masse de livres d'occasion de peu d'intérêt et en mauvais état. Il les vendit à petit prix pour éviter que les acheteurs n'en convoitent de plus précieux dont il regretterait immanquablement de se séparer. Cela ne résolut pas son problème. Il se rendit compte qu'il ne supportait pas non plus de vendre ces ouvrages dont il estimait pouvoir avoir besoin un jour. Enfin, à l'évidence, il fallait fermer la boutique quelque temps pour faire le point et prendre à nouveau un moment pour sélectionner les livres qu'ils souhaitaient garder et ceux qu'il acceptait de vendre. Il passa ainsi de longs moments à ranger, manipuler et feuilleter tandis que des acquéreurs potentiels s'obstinaient. Certains restaient quelques instants debout devant la vitrine, étonnés de voir la pancarte "fermé" éternellement suspendue à la poignée de la porte. Parfois, l'un d'eux frappait au carreau en apercevant Charles à l'intérieur et demandait : « Êtes-vous vraiment fermé ? Pouvez-vous me laisser entrer quelques minutes ? », Charles éconduisait les importuns, prétextant un inventaire.

 Finalement, pour ne plus être dérangé, il baissa le rideau de fer. La boutique était à peine éclairée par une petite fenêtre donnant sur un angle de la rue, mais personne n'osait toquer. Charles commença à goûter une certaine tranquillité. L'heure était enfin venue de profiter en paix de tous ces trésors accumulés. Plus personne ne vint troubler sa quiétude. Il venait de basculer dans le paradoxe du lecteur ; se détacher du monde pour mieux le comprendre. Un silence sépulcral s'instaura dans ce sanctuaire. La clé des rêves avait fermé ses portes.

  Charles était enfin heureux.

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