Livrotopia

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L’odeur de l’encaustique agissait sur ma mémoire comme le révélateur photographique qui rend visible l’image. Je ne connaissais pas encore les lieux, mais ils me délivraient un premier message. La sensation était ineffable, comme celle éprouvée lors d’une première rencontre avec une personne charismatique ou devant un panorama exceptionnel qui se dévoile après une ascension. À peine avais-je franchi le seuil de la maison que les souvenirs affluaient. Des souvenirs singuliers, car ils ne correspondaient à aucune réalité vécue, tout au moins à aucun fait précis, identifiable. Le mot juste est peut-être réminiscence, un souvenir flou, incertain, de quelque chose que l’on pense avoir vécu, mais qui reste insaisissable. Un cours instant je sentis mon niveau de conscience s’altérer. J’étais dans l’état du dormeur qui se réveille progressivement encore incapable de choisir entre le rêve de la réalité.

La traversée du parc par l’allée bordée de Cyprès et d’Oliviers menant à cette superbe Bastide du XVIIIe siècle m’avait préparé à cette transformation. Une légère brise emportait dans son ressac toutes les senteurs boisées et le soleil déclinant teintait d’ocre les frondaisons. Le bruissement de mes pas sur le gravier imprimait un rythme binaire à cette symphonie bucolique. Je me sentais léger, serein, libre. J’oubliais un instant le motif de ma visite et me prenait pour le maître des lieux de retour d’un voyage au-delà des Alpes.

L’homme qui m’avait accueilli ressemblait en tout point à l’image que l’on se fait du majordome d’une grande maison bourgeoise. Une tenue très élégante raffinée au style intemporel, gilet et pantalon assortis, chemise à col cassé et nœud papillon. Il ne portait pas de gant, mais ses mains blanches fines et délicates pouvaient s’en passer. De sa haute taille il m’a regardé avec dans les yeux une expression empreinte de respect et de froideur, une politesse distante, une bienveillance sans affect comme il sied aux serviteurs stylés. Son maintien et son port de tête lui conféraient le dynamisme d’un homme dans la force de l’âge, mais les rides et quelques cheveux blancs trahissaient un âge plus avancé.

— Monsieur m’a demandé de vous faire visiter la maison et de répondre à toutes vos questions dit-il sur un ton dans lequel je perçus une certaine contrariété. Il semblait connaître le motif de ma visite.

Ces paroles me traversèrent l’esprit comme si elles ne m’étaient pas destinées. À partir de ce moment, j’eus la curieuse impression de me détacher de l’instant présent. Les odeurs de la maison, la magnificence des lieux, la voix grave et monocorde du majordome m’enveloppaient d’un voile hypnotique. Ce que j’éprouvais avait quelque ressemblance avec le fait de se trouver dans l’œil d’un cyclone ou l'on a le sentiment d’être à l’abri alors que dehors la tempête fait rage. La comparaison est peut-être exagérée, car je ne ressentais aucune menace, aucun danger imminent. Mais pour avoir conscience du calme ou la paix il faut qu’un péril subsiste quelque part, un péril suffisamment éloigné pour qu’il ne puisse nous atteindre de sitôt. La quiétude absolue est-elle possible ? Quelque chose d’impalpable présent dans cette somptueuse demeure m’incitait à le croire.

Précédé de mon guide je découvrais les vastes pièces décorées avec goût. Le mobilier était ancien, mais de qualité. Tout respirait l’aisance et le confort : les tapisseries, les tableaux, les vases aux formes élégantes. De hautes fenêtres s’ouvraient sur le parc, une cheminée dans chaque pièce et des fauteuils larges et confortables posés sur un parquet massif à chevrons recouvert par endroit d’épais tapis de laine invitaient à la détente.

Les explications du majordome se transformaient en une sorte de bourdonnement informe apparenté au fond sonore produit par les musiciens qui vérifient leur instrument avant le début d’un concert. J’étais ravi de déambuler ainsi au milieu de tant de beauté et je m’apprêtais à découvrir le cœur de la maison, l’endroit d’où partaient toutes ces effluves et ces ondes bienfaisantes qui guidaient mes pas. Je devinais qu’au-delà du somptueux décor, dans une autre pièce, l’âme de la maison diffusait son rayonnement apaisant. J’ignorais quelle était sa nature, son aspect et si même elle était visible, mais je sentais qu’elle était proche.

Il y a dans chaque maison un point central qui concentre les forces vitales de l’espace, appelons cela l’âme, l’esprit, le cœur peu importe. Dans l’immeuble où se trouvait l’appartement de mon grand-père, ce point de convergence des forces était situé dans la boule de la rampe d’escalier. Une boule en verre translucide qui voyait monter et descendre tous les locataires et les visiteurs. Chacun passait sans la remarquer, tout au plus certains posaient la main dessus pour s’en servir de point d’appui. La boule recueillait leur empreinte et enregistrait les visages et ce qu’ils exprimaient : joie, tristesse, fatigue, peur, espoir, douleur et bonheur. Cet objet décoratif a ainsi conservé la mémoire des lieux et l’histoire de tous ceux qui y ont vécu. Un médium pourrait aujourd’hui reconstituer les vies ainsi figées à l’intérieur comme l’insecte dans l’ambre du crétacé. Rien ne disparaît vraiment, mais il n’est pas donné à tout le monde le pouvoir de capter la voix des ombres.

J’en étais là de mes réflexions lorsque le majordome se figea devant une porte à double battant. Il fit un geste pour m’inviter à pénétrer dans cette nouvelle pièce :

— Je pense que vous apprécierez de découvrir seul cet endroit très spécial, mais je reste à votre disposition, si vous avez besoin de quoi que ce soit vous pourrez activer la clochette, je ne serais pas loin.

Après ces paroles ambiguës, le majordome s’inclina légèrement pour me saluer puis tourna les talons et disparut dans le corridor tel un fantôme.

Je me retrouvais seul face à cette imposante porte qui reflétait le raffinement de la demeure. Les chambranles autour des boiseries étaient décorés de moulures et de motifs délicats. La partie supérieure comportait des vitraux d’où filtrait une lumière naturelle. Je saisis la poignée en laiton sculptée de motifs complexes et je pénétrais dans la pièce avec l’émotion d’un écolier convoqué dans le bureau du directeur. Je découvrais un vaste espace lumineux dont je ne pus évaluer tout de suite l’étendue. J’avais l’impression de me trouver devant de multiples miroirs qui se renvoyaient le même motif à l’infini. Ces vers de Baudelaire me vinrent à l’esprit :

Homme libre, toujours tu chériras la mer !

La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame,

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Cet effet d’optique avait une explication. De chaque côté de l’immense pièce le même panorama s’offrait au visiteur : des étagères montant jusqu’au plafond et chargées de livres. Cet effet de symétrie provoquait la sensation d’être placé entre deux miroirs. Au centre s’alignaient de larges tables de lectures comportant à intervalle régulier des petites étagères destinées sans doute à accueillir les livres en cours de lecture. Des lampes étaient disposées tous les trois mètres, mais la lumière du jour provenant de puits de lumière permettait de s’en passer. Par un habile dispositif, les rayons du soleil ne touchaient pas les rayonnages, mais étaient renvoyés de manière indirecte au centre de la pièce afin de ne pas altérer les reliures.

L’émotion qui m’étreint alors me coupa le souffle. Je venais de pénétrer dans une immense bibliothèque qui contenait des dizaines de milliers de livres. Je découvrais ainsi l’origine de mon trouble. Une telle masse de livres condensait tant d"énergie que celle-ci produisait des effets à distances. La variété des reliures témoignait à la fois de l’ancienneté des livres, mais aussi de la diversité de leurs origines. Ce lieu évoquait en moi le souvenir de la bibliothèque de mon grand-père ou il me faisait la lecture de tant de chefs-d’œuvre.

Je parcourais des yeux les étagères et découvrais la richesse et la diversité des styles de reliure, chacune racontait une histoire. Les reliures anciennes en cuir patinées par le temps côtoyaient des reliures plus modernes en toile ou en carton. Tous les styles et toutes les époques étaient représentés. Le parchemin d’Europe médiévale, la soie provenant d’Asie, les forts cartonnages d’Amérique, les manuscrits, les incunables, tout un peuple vivant condensant l’histoire de l’humanité.

Au mitan de cette salle imposante, un escalier colimaçon menait à une mezzanine où je découvris une multitude de documents et d’objets anciens placés sous verre : lettres manuscrites, enluminures, parchemins, instruments d’écritures, gravures. Il y avait là un véritable trésor évoquant la longue marche des hommes vers la connaissance. Du tréfonds des siècles émanait une voix, un appel, une invitation à communier avec les auteurs, les lecteurs et les bibliothécaires ayant contribué à rassembler ces collections et à les préserver. Cet appel fraternel fit naître ma résolution. Tout ceci ne pouvait en aucun cas être dispersé aux quatre vents.

J’étais fasciné, subjugué, pétrifié. Ainsi je me trouvais dans l’œil du cyclone, au-delà la tempête faisait rage, les hommes se déchiraient, s’entretuaient pour des motifs futiles, l’injustice et la barbarie régnaient partout, mais il existait un lieu idyllique, un sanctuaire, un refuge qui avait le pouvoir d’abolir la violence et la bêtise et dont il convenait de s’imprégner, de se nourrir pour affronter l’adversité et répandre un peu de lumière autour de soi. Ce lieu je l’avais trouvé et il m’avait détourné de ma mission : l’inventaire avant saisie.

Je m’imaginais médium chargé de comprendre et de transmettre plutôt qu’huissier mandaté pour compter et évaluer.

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