Chapitre 2
La flamme des bougies vacilla quand les deux conseillers passèrent entre les deux pans de la tente qui servaient d'entrée. Fedra m'observa depuis sa chaise, et je m'installai devant elle à la place du duc. J'attendis suffisamment longtemps pour être sûre que les hommes du roi soient assez loin pour ne pas nous entendre.
— C'est de la folie cette histoire, chuchotai-je.
Les commissures des lèvres de Fedra s'étirèrent vers le haut, exprimant son amusement.
— Au contraire, quelle aubaine pour toi… Tu dis depuis des années que le jour où tu croises la famille royale de Hilldevil tu les réduiras en bouillie… Et voilà que tu as la possibilité d'avoir leur avenir entre tes mains. Pourquoi ne pas saisir cette chance ?
À court d'arguments, je me tus. J'hésitai. Je n'avais jamais imaginé devoir faire la comédie le reste de ma vie pour me venger. Je haussai les épaules.
— Je préfère une vengeance en bonne et due forme. Une vie pour une vie.
Fedra leva les yeux au ciel.
— Ma très chère Caprice… Imagine le pouvoir que tu pourrais avoir sur eux, et le chantage que tu pourrais mettre en place par ce procédé.
— Toutes ces petites messes basses, ce n'est pas pour moi, me convainquis-je.
— Justement ! Tu leur inspireras confiance et au moment où ils s'y attendront le moins… Ils s'en mordront les doigts ! Et puis… ne pense pas simplement à ta vengeance… En faisant cela, tu pourrais même ramener les élémentaires au pouvoir. Y as-tu déjà pensé ?
Oui, bien sûr que j'y pensais. Le cirque déambulait de ville en ville et nous étions les premiers à colporter le prémices de la rébellion qui se mettait lentement en place sur le continent de Laulac. Les élémentaires, après des années de silence et de résignation, avaient soif de justice. Il y avait de cela neuf ans, la grande guerre qui avait opposé les hommes et les élémentaires avait fait beaucoup de morts, mais surtout, elle avait permis aux humains de soumettre les élémentaires et les contraindre à une vie dénuée de magie et saturée d'hostilité. Nous étions devenus leur bouc émissaire et la cause de tous leurs maux.
— Tu m'as fait passer pour une humaine…
— Mais rien ne t'empêchera, une fois mariée et bien installée, de révéler ta véritable identité et de te retourner contre eux.
L'idée était plaisante, elle n'avait point tort, même si les risques étaient énormes. Mon esprit cependant cherchait encore une échappatoire à cette offre saugrenue.
— On pourrait trouver quelqu'un d'autre pour ce rôle, proposai-je.
— Et qui donc ? Ton amie Nafu ? Elle peine déjà à garder les secrets de la rébellion. C'est à peine si elle ne les crie pas sur tous les toits à chaque déménagement. Quant aux autres, ils ne seront jamais assez déterminés pour se risquer à vivre cette vie.
Je fis la moue sur ma chaise.
— Trouvons un élémentaire de Lacren, il doit bien y avoir quelqu'un d'assez fou pour…
— Caprice, me coupa Fedra.
Mon regard s'arrima au sien. Ma patronne était bien plus lucide et calme que moi à ce moment précis. Mes mains moites accrochées à ma chaise comme pour trouver un ancrage qui m'empêcherait de couler, je ravalai ma salive.
— Les conseillers ont été clairs. Le secret ne devrait normalement pas être ébruité. Nous ne pouvons nous permettre de fouiller chaque restaurant et cabaret à la recherche d'une élémentaire qui puisse rivaliser avec toi. Et que voudrais-tu qu'on dise à ces conseillers ? "Chellsara refuse le rôle, mais je peux vous proposer quelqu'un d'autre qui serait d'accord pour être votre princesse".
Mes mains frottèrent mon visage fatigué.
— Je n'ai pas envie de me marier, et encore moins à un inconnu ! Nous n'avons jamais traversé l'océan ! Je ne sais même pas à quoi ressemble l'Île de Serphie !
— Ne fais pas ton enfant, Chellsara ! Tu as passé l'âge des lamentations !
Je perdis dix centimètres sur ma chaise. Fedra lorsqu'elle utilisait mon prénom teintait sa voix d'une austère sévérité et rares étaient ceux qui osaient lui répondre.
— Les mariages arrangés sont légion. Pense à toutes ces femmes qui y sont passées et qui n'ont pas eu leur mot à dire. Tu as eu la chance de tomber sur le Bolérion, et que je ne vous ai jamais obligé à partir, toi et toutes les autres, malgré les différentes offres que l'on m'a déjà proposées.
Mes yeux dévièrent sur le côté, pas assez courageuse pour affronter le regard intransigeant de ma patronne, surtout sur ce terrain glissant. Je savais que les mariages arrangés étaient monnaie courante, je m'étais toujours sentie chanceuse sur ce point-là, en pensant ne jamais avoir à le subir. Jusqu'à maintenant. Je n'étais peut-être plus aussi chanceuse que cela.
—Sache que si tu refuses, tu pourras toujours faire partie de la troupe, mais tu perdras le privilège de ta roulotte et tu pourras dormir avec les autres dans la tente-dortoir.
Je haussai les sourcils, surprise. La roulotte était mon jardin secret, mon petit paradis de sérénité. M'en priver revenait à me priver de mon seul plaisir sur cette Terre. Fedra en avait bien conscience. Je compris alors que je n'avais guère le choix. Fedra me donnait toutes les raisons possibles d'accepter la proposition et de m'encourager à sauter le pas, à sa façon.
— Admettons que j'accepte…
Les mots dans ma gorge étaient douloureux.
— Que voudrais-tu que je fasse exactement ? Tu as un plan ?
— Mais ma Caprice, répondit Fedra avec une voix plus doucereuse, c'est pour ça que nous avons besoin de toi. Tu es intelligente, et audacieuse. J'ai pensé à toi pour cette tâche car je sais que tu feras les bons choix le moment venu. Il n'y a aucun plan, juste toi et ton ressenti. Tu es la seule à avoir la présence d'esprit de croire au pire en l'être humain, et de réfléchir plus loin que le bout de ton nez. Il ne tiendra qu'à toi de prendre les risques qui te semblent nécessaires. Et de faire payer à la famille Hilldevil ton chagrin quand ils s'y attendront le moins.
Elle se pencha au-dessus de la table et posa sa main sur la mienne.
— La rébellion des élémentaires aura peut-être une chance, avec toi. Je sais que tu en es capable.
Je baissai les yeux pour contempler les plis dans mon peignoir. Fedra était cruelle de mettre cette rébellion sur le tapis. Elle savait que cela comptât beaucoup pour moi, mon amie Nafu, et tous les autres élémentaires.
— Je… Je ne sais pas, bégayai-je. Je vais y réfléchir.
Fedra s'adossa contre sa chaise, le visage penché sur le côté.
— Oui, retourne une dernière fois dans ta roulotte. On dit que la nuit porte conseil…
Mes yeux fusillèrent ma patronne quand elle fit allusion à ma petite bicoque roulante. Pour toute réponse, un franc sourire étira ses lèvres.
— N'oublie pas que tu seras une princesse… Tu seras encore mieux logée que dans ta roulotte, en Serphie.
— Avec tous les risques que cela encourt aussi. Meurtres, complots, empoisonnements…
Fedra éclata de rire alors que je me levais pour sortir.
— Bonne nuit, Caprice.
Je tournai la tête vers elle, et acquiesçai avant de quitter la tente.
— Bonne nuit, Fedra.
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