Enez Eussa
Des nuages sombres s'amoncelaient à l'horizon, annonçant une tempête dans les prochaines heures. Sur le quai du Conquet, le seul bateau de la journée, le "Fromveur", était prêt à traverser les flots jusque Ouessant. La dernière île bretonne avant New-York. Une bruine collante commençait à harceler les visages qui embarquaient. Le vent, puissant, soulevait l'océan mais le "Fromveur" en avait vu d'autres. L'hiver était arrivé plus tôt cette année et avec lui son cortège de tempêtes plus ou moins violentes.
Camille Morvan s'était installée dehors sur le pont supérieur. L'air lui faisait du bien et empêchait le mal de mer de prendre possession de son estomac. A ses pieds, une petite cage avec à l'intérieur deux petits yeux verts appartenant à son chat Mascarpone. Les embruns fouettaient le visage de la jeune femme.
Un brumisateur géant gratuit, songea-t-elle.
Une heure et demie plus tard de soins pour le visage et une escale ratée sur l'île de Molène, Ouessant commençait à peine à se dessiner dans la pluie fine. Le dernier bout de terre breton avant le grand large. Le port du Stiff semblait se balancer à l'horizon. Le plus long dans la traversée, c'était cet instant où le navire ralentissait pour accoster. Interminable pour les phobiques du bateau.
Le week-end allait être pluvieux et venteux. La tempête pointait déjà le bout de son nez sur l'ile. Camille aimait ces jours de chaos nuageux surtout ici.
Une éternité qu'elle n'avait pas posé ses pieds sur le "caillou". Deux jours auparavant, son paternel était mort. Un ouessantin pure souche. Né ici, mort ici. Elle le détestait. Il lui rendait bien. C'était un homme bourru, solitaire qui n'aurait pas du avoir d'enfants mais Camille était heureuse qu'il en ait eu au moins un.
Sa mère était venue la chercher avec sa vieille guimbarde rouillée, attaquée par le sel des embruns porté par les vents. Elle la trouva enjouée comme jamais. Elle n'était pas loin de la veuve joyeuse. Elles s'embrassèrent.
- Comment ça va maman?
- Vivement l'enterrement! Je suis soulagée fille.
- Je sais.
- La vie avec ton père était devenue insupportable. Je vais enfin pouvoir souffler.
- Tu l'as retrouvé mort dans son lit?
Sa mère la regarda avec un air conspirateur.
- Non, c'est ce que j'ai raconté au médecin, elle murmurait, mais j'l'ai trouvé dehors, à genoux sous la pluie.
- A genoux sous la pluie?
- Oui Camille. Comme s'il priait. Ses mains étaient serrées comme des écrous. Son visage était déformé comme s'il avait eu très mal.
La pluie battait le pare-brise. Le phare du Creac'h s'était mis en route et éclairait par intermittence la route sinueuse. La maison n'était pas loin de la pointe de Pern à l'ouest de l'île dans le "village" de Locqueltas, village était un bien grand mot. A Ouessant trois ou quatre habitations formaient un village.
C'était une belle maison avec une grande véranda. Paul Morvan était détestable certes mais il était habile de ses mains. Le grand jardin était bien entretenu et la vue sur la baie de Lampaul était superbe.
La petite guimbarde rouillée planquée dans le garage. Mère et fille filèrent se réchauffer à l'intérieur. Le poêle prodiguait une douce chaleur dans la maison. A peine arrivée un grand chien accueillit Camille en agitant sa queue touffue.
-Salut Argol!
Camille s'accroupit et caressa le vieux chien. Puis elle lâcha son fauve Mascarpone, toujours enfermé dans sa cage de voyage. Les deux animaux s'entendaient relativement bien puisqu'ils s'ignoraient la plupart du temps. Après les reniflements d'usage entre chien et chat, ils vaquèrent à leur occupation. Argol à sa gamelle et Mascarpone sur "son" canapé.
Un ragoût mijotait paisiblement dans la cuisine. Camille souleva le couvercle de la marmite et huma le fumet.
- Même parfum. Ca me rappelle mon enfance!
- C'est fait pour.
Le couvert était déjà dressé.
Camille s'installa dans un fauteuil près du poêle.
- Un petit apéro à la santé de ton paternel?
- Soyons folles!
La jeune femme sourit.
- Un whisky comme d'habitude?
- Oui maman mais du...
- Du bon, termina Mathilde en sortant une bouteille de Lagavullin 16 ans.
- Tu me connais bien chère mère!
Camille adorait le whisky, mais pas n'importe lesquels, les tourbés et leurs goût fumés voir terreux étaient ses préférés..
- Yec'hed mat!
- Yec'hed mat! Santé maman.
Vu de l'extérieur, il paraissait étrange voire malsain de trinquer à la mort d'un homme mais si vous aviez connu l'énergumène, vous trinqueriez aussi.
Camille huma son verre. La puissance du fumé flatta son odorat. Elle trempa ses lèvres. L'alcool la picota puis vint la saveur unique de fumé qui vous emplissait la bouche. Une douce chaleur l'envahit. Elle s'enfonça un peu plus dans le fauteuil.
- Qu'est ce que le médecin a dit pour papa?
- Crise cardiaque. Mathilde s'était servie un martini blanc qui fut vite avalé. Elle s'en resservit un autre.
- Tu ne trouves pas étrange de l'avoir retrouvé dehors dans cette position.
- Non fille, la joie l'a emporté sur tout le reste.
- Il t'a mené la vie dure.
Sa mère acquiesça d'un mouvement de tête.
- Je n'en pouvais plus Camille. Je n'étais pas loin de le tuer moi-même.
Mathilde Morvan regarda le sol avec un air coupable.
- Je suis désolée.
- De quoi?
- De ne pas t'avoir plus aidé maman.
- Tu en as assez bavé quand tu étais jeune. T'inquiète pas, je comprends Camille.
Elle se leva et embrassa sa mère sur le front.
- Allez! On se le mange ce ragoût?
Le repas fut rapide. Les deux femmes étaient fatiguées. Elles dégustèrent une tisane et se couchèrent. Les chambres étaient à l'étage, on y accédait par un escalier étroit. Arrivée à destination Camille entreprit de fermer les volets ce qui par grand vent relevait du défi. La tempête rugissait à l'extérieur et alors qu'elle tentait d'attraper le loquet qui bloquait un des contrevents, elle frémit.
A la lueur du phare, dans le jardin, une silhouette immobile. Doutant de sa vision, elle attendit que la lumière du Creac'h refasse un tour. Quelques secondes passèrent. Son cœur s'était emballé mais e n'était pas vraiment de la peur. Pas encore.
Lumière.
Une forme humaine se tenait debout sur la pelouse et la regardait. Par réflexe Camille se baissa. Cette fois la peur monta le long de son dos.
Elle attendit encore quelques secondes
Lumière.
Elle se releva rapidement. La forme avait disparu. Elle resta debout quelques instants, les yeux perdus dans l'obscurité, puis réfléchit.
Pourquoi un homme se tiendrait dans le jardin en pleine tempête, puis Argol aurait aboyé.
Elle secoua la tête en soufflant.
Ma petite Camille tu as bu trop de whisky, pensa t-elle.
Elle parvint enfin à fermer les volets.
Prestement elle se déshabilla, enfila un pyjama et plongea sous les couvertures. La silhouette du jardin revint occuper quelques instants ses pensées mais la fatigue l'emporta et elle chuta dans un profond sommeil.
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