6 août 1915 — Forteresse d’Osowiec

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  Ce matin encore, je rédige quelques poèmes à la lumière vacillante de ma veilleuse. L’odeur de transpiration de mes pairs s’est incrustée dans les murs du dortoir, l’air est délétère. Nous sommes enfermés dans ces murs depuis plusieurs mois. Pourtant, pas un seul ne veut les quitter pour l’enfer qui nous attend dehors…

Depuis plusieurs semaines, les Allemands font pleuvoir l’acier sur le bastion. Les obus et les bombes tombent par centaines, c’est un vrai déluge ! Toutefois, et que la Sainte-Mère m’en soit témoin, le fort tient bon. Jusqu’à quand ? Je l’ignore… Il devient de plus en plus difficile de fermer l’œil : chaque détonation résonne dans les parois, les secoue de leurs crépis, élargit leurs fissures.

Le sergent vient de passer dans le baraquement, je suis affecté sur la tour est, à la vigie. Il faut guetter l’avancée potentielle des Allemands, sous l’épaisse pluie de fer.



  Me voilà à poste depuis maintenant deux heures… Celui-ci n’est pas épargné par les Allemands, de copieux morceaux de murs menacent de s’effondrer. En arrivant, il m’a fallu en premier temps dégager le cadavre de mon prédécesseur. Un obus lui est tombé droit sur la caboche, ce n’est pas beau à voir. Enseveli sous les débris de béton et de roches, mon pauvre camarade n’a pas souffert. Du moins, c’est ce que je tente de me persuader. J’ai balancé ses jambes par-dessus le mur avant qu’un autre soldat ne m’aide à soulever le buste inerte. Ses restes ont vite rejoint les guibolles dans la boue et la vase du marécage en contrebas. C’est le troisième en quelques jours. Le record appartient à la tour Nord, avec 10 tués en une semaine. Allez-y les Allemands, record à battre.

Mon regard se perd dans l’horizon nauséabond. Par temps clair, on peut apercevoir les fumées épaisses des canons de campagne boches. De temps à autre, nos pièces d’artillerie leur répondent timidement. Nous en avions sept, mais un raid aérien nous en a détruit deux. Le caporal Piotr et quatre autres y ont laissé la vie ; c’était un brave type.



  Cela fait trois heures que je rôtis sous le soleil. Finalement, rester enfermé dans le noir des sous-sols humides de la forteresse n’est pas une si mauvaise idée. Mes vêtements sentent le moisi : beurk. C’est quand même mieux que l’odeur des cadavres qui pataugent gaiement en bas du mur. Je me penche et les regarde flotter dans la fange épaisse. Je les envie presque. Je me surprends à apprécier le silence. Oh, ce silence… Agréable et salvateur, comme si la guerre cessait d’être l’espace d’un instant.

Le silence ? Bien étrange silence. Il se fait de plus en plus pesant, presque menaçant. J’ai un mauvais pressentiment… Un obus vole au-dessus du bastion et s’écrase dans la vase. Puis vient un autre. Et un suivant. La pluie reprend. Mon instinct me hurle de me mettre à l’abri, comme s’il savait quelque chose que j’ignorais. Je n’ai que le temps de me redresser avant que les sifflets ne résonnent dans les casemates.

« Gaz ! Gaz ! » Un sursaut. Un hoquet de peur. Et je me pétrifie. Une brume ocre grimpe lentement les murs, avale peu à peu la forteresse d’Osowiec. Je panique. De nouveaux coups de sifflet. « Gaz ! Gaz ! ». Je sors de ma torpeur. Où est-il ? Où est ce filtreur d’air ? Je ne le trouve nulle part. De toute manière, cette boîte de coton n’est bonne qu’à jeter. Une forte odeur de chlore monte depuis la cour. Je n’ai pas le temps de me couvrir le visage que la brume orangée avale mes godasses. Il est trop tard…

Je retire mon chemisier et le place devant mon nez ; c’est ce que nous faisions dans les tranchées. Ma gorge se met à brûler, encore et encore. Chaque inspiration m’amène au bord des larmes, la douleur devient insupportable. Me voilà pris d’une quinte de toux grandissante et incontrôlable, à m’en cracher les poumons. Sainte-Marie, mère de Dieu, protège-moi…



  La brume s’est levée. C’est un champ de charogne que je découvre. Les chairs sont rongées, boursoufflées, nécrosées. Les visages cloqués sont déformés par la douleur, à jamais figés dans cette expression macabre. Tous les cadavres que je rencontre ont enfilé leur filtre à air, ou sont morts en essayant. Les macchabées les plus chanceux avaient même droit à une paire de lunettes ; leurs yeux ont fondu derrière les carreaux de verre. Ces satanés respirateurs sont inutiles…

Les baraquements sont devenus un véritable cimetière. Les corps s’amoncellent, s’entremêlent dans une masse sombre et pestilentielle. Ont-ils entendu les sifflets ? Était-ce suffisant ? Dans les souterrains du fort, sans ventilation, ils étaient perdus d’avance. Reposez en paix camarades, vous avez servi vaillamment l’Empire.

Alors que je déambule dans cette nécropole, je continue de cracher mes poumons dans mon chemisier. Du sang jaillit de ma bouche, je ne sens même plus ma langue. Du bout des doigts, je la tâte. Je me fige de terreur à son contact : les gaz ne l’ont pas épargnée. Des morceaux nécrosés collent à mes doigts et se détachent. Je regarde ces bouts de muqueuses décomposées, horrifié. Il est trop tard…

Je rejoins la surface, on rassemble les vivants. Des quatre compagnies présentes ce matin, seule une centaine d’hommes a survécu. Je ne suis pas même certain que l’on puisse définir ce contingent de « survivants » : les visages corrodés aux lambeaux de chair pendant donnent un air de revenants. Le lieutenant en second Kotlinsky nous passe en revue.

  • Messieurs, l’ennemi charge notre position. Nous sommes le bras armé de l’Empire, nous sommes les défenseurs de notre terre !

Il s’arrête, haletant, et tousse de gros remous de sang. Il s’essuie les lèvres d’un geste et reprend en criant.

  • Rendons honneur à nos camarades morts aujourd’hui, battons-nous jusqu’à la fin ! Que ces chiens d’Allemands ne voient pas l’intérieur de ces murs ! Pour le tsar !

Le petit contingent acclame péniblement le lieutenant, et prend les armes. Je ramasse mon fusil, et traine des pieds vers la porte. Chacun de mes mouvements m’épuise, je suis à bout de souffle à chaque pas. Pourtant, je n’ai qu’une envie : enfoncer ma baïonnette dans le plus d’Allemands possible.



  L’assaut est donné, les hommes morts que nous sommes s’élancent vers les 7000 Allemands qui s’avancent vers nous. Nous hurlons de toutes nos forces, du sang jaillit de mes lèvres. Pourtant, je cours. Mes poumons brûlent d’un feu invisible, se dissolvent peu à peu dans une bouillie d’hémoglobine. Pourtant, je cours. Un collègue s’effondre devant moi, le souffle court. Il vomit un liquide noir, visqueux, et se relève péniblement. Pris d’une rage folle, il abandonne son fusil et s’élance à mains nues vers l’ennemi. En face, les Allemands ne bougent plus. Pétrifiés par le spectacle qui leur fait face, ils finissent même par battre en retraite !

Galvanisé, je cours de plus belle. Ni la vase ni la douleur ne peuvent me ralentir. Je me jette sur un boche et enfonce ma baïonnette dans son dos. Il tombe face contre terre en grognant misérablement. Je ne vois pas son visage, un capuchon filtrant le protège des émanations toxiques. J’enrage, je m’enhardis, je bondis vers le prochain ennemi. Pris dans un mouvement de panique, les Allemands se précipitent dans leurs propres lignes barbelées. Leur hurlement de douleur me satisfait un instant, mais il m’en faut plus encore. Encore ! ENCORE !

Les yeux injectés de sang, un liquide visqueux et nauséabond aux lèvres, je cours tel un possédé vers les fuyards. Rien ne m’arrête, pas même la mort. Nos canons tonnent, l’acier se met à pleuvoir sur ces barbares et leur brume mortifère. Qu’ils goûtent un aperçu de leur propre savoir-faire !



  La bataille se termine, le soleil se couche. La 14e compagnie a repris le fort. Joie ! Qu’il reste aux mains des Russes, cela sera mon dernier souhait. Lentement, je m’étouffe. Ma fin approche...

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