Chp 5 : Shadow
Je dois avouer que je ne m’attendais pas à ça. Quand Angel, au téléphone, m’a parlé d’une humaine, j’ai visualisé ce genre de fille qui aime traîner avec ceux de notre communauté, des filles qui cultivent un look « elfique » et plutôt rock’n’roll. Ce n’est pas vraiment le cas de celle-là. Bien sûr, elle a les cheveux teints – un dégradé bleu, violet et rose, plutôt plaisant – mais elle est loin d’avoir le type de ces femmes que j’admets dans mon lit de temps en temps. Son visage rond et franc ne porte aucune trace de maquillage, et elle présente des courbes que je n’ai jamais vu chez aucune elfe. Son corps tout en rondeur évoque celui des anciennes déesses creusées dans la roche, avec des hanches larges et une poitrine imposante. Un pull épais et particulièrement coloré dissimule tout cela, allié à un jean informe. Je comprends immédiatement que c’est une fille à qui personne n’a jamais dit qu’elle était belle. Une fille habituée à se cacher, se dissimuler derrière des apparats.
Comme moi.
Cette réalisation me frappe de plein fouet. À tel point que je sens qu’elle est gênée par mon regard, qui s’attarde un peu plus que de coutume sur elle.
Pourquoi me regarde-t-il avec tant d’insistance ? Qu’est-ce qu’il est beau… Il doit me trouver affreuse, c’est évident. Et dire qu’Angel voulait me caser avec un type comme ça… il rêve complètement.
Ce Shadow est le mâle dominant d’un clan elfe. Le plus fort, le plus rusé, le meilleur en magie. Celui qui a la plus grosse qu…
Je détourne les yeux et ferme le canal.
Elle a bien raison. Pour les attributs de l’ard-æl, qui sont à la fois innés et acquis, physiologiques et sociaux. Et pour l’impossibilité de la moindre relation charnelle entre nous. « Angel » s’est avancé bien loin en décrétant que j’allais dormir chez elle… C’est évidemment hors de question.
Shaun est tout fier de me présenter sa nouvelle conquête, une fille qui ne connait pas encore sa véritable identité. Il ne lui a rien dit… soit. Ça se respecte, et il a sûrement de bonnes raisons pour ça. Du moins, je l’espère.
Pendant qu’il me raconte sa querelle avec Hawthorn en langue elfique, je ne peux empêcher mon regard de dévier sur la fille que Shaun veut absolument me coller dans les bras cette nuit. Jolene. C’est son nom. Un faux nom, comme le mien. Pendant un instant, je suis tenté de lire à nouveau dans ses pensées. Mais elle ne m’y pas autorisé, et je n’ai aucune raison motivée pour le faire. Cela contredirait à ma déontologie personnelle, car, comme tout chef de clan elfique, j’en ai une. Et la mienne me défend d’abuser de cette faculté-là précisément. Pas seulement par éthique pure, mais aussi pour me préserver. Parfois, mieux vaut rester ignorant de ce qui se passe dans la tête des gens.
Mais je peux la regarder. Elle, son drôle de pull. Ses cheveux à la couleur fascinante, qui change sous les éclairages artificiels du magasin. Et son teint très pâle, qui tire légèrement sur le rose autour du nez. Ses longs cils recourbés, ses lèvres charnues.
— Ça ne me plaît pas du tout que t’ailles demander l’asile à Hawthorn, maugrée Shaun devant moi, les bras croisés.
— Je sais. Mais je vais le faire quand même, dis-je sans cesser d’observer Jolene.
Shaun, fin comme le loup qu’il est, surprend mon regard.
— Va dormir chez elle, insiste-t-il.
Cette fois, je tourne mon regard vers lui. Shaun a besoin qu’on lui explique certaines choses.
— Pourquoi ?
Il hausse les épaules, replace une mèche de cheveux noirs de jais derrière son oreille.
— Elle aime les elfes. Je sais que c’est pas le genre de fille auquel tu es habitué, mais je sais pas, j’ai pensé que vous iriez bien ensemble, pour une nuit ou deux.
— Tu dis ça parce qu’elle est grosse ?
— Non, répond Shaun en fronçant les sourcils.
— Alors pourquoi tu veux que je couche avec elle ? Par pitié ?
Il ouvre grand ses yeux verts, choqué. La pitié. Un sentiment honni, chez nous.
— Pas par pitié, non, mais pour passer un bon moment…
— Un « bon moment ». Profiter de l’effet du glamour pour obtenir du plaisir sexuel au détriment de cette fille, en d’autres termes. Je crois que ça a un nom précis, dans le code législatif humain.
Shaun fait le dos rond sous la réprimande. Je sais ce qu’il pense. À sa mère, qui n’a pas eu le choix, et à la haine que cela a nourri en elle. Mais je devais lui rappeler cette règle essentielle, car je suis chef de clan depuis plus longtemps que lui : « Ne jamais abuser de ses pouvoirs envers des êtres qui eux, en sont démunis. » C’est à ce prix que les Autres nous tolèrent.
— Je t’ai dit qu’elle savait où elle mettait les pieds… si elle t’invite, c’est qu’elle est d’accord pour que tu dormes chez elle. Et elle va t’inviter.
Une autre règle des mâles de notre communauté. « Être invité ». Même si Jolene me plaisait, ce n’est pas moi qui ferais le premier pas. Et dans le cas présent, je vais plutôt la dissuader.
— Et si elle s’attache à moi ? finis-je par lâcher.
Je ne dis pas ça pour rien. Mais aussi pour que Shaun soit bien clair quant à ses intentions avec Ree, sa nouvelle copine humaine. Contrairement à May ou Rowan, qui, de par leur nature respective d’elfe et de sorcière, ont des armes pour résister, elle est amoureuse de lui. Déjà.
— Je lui ai dit que t’étais un mec qui ne se fixait pas. Elle sait très bien ce qu’il en est, ce n’est pas une fille stupide ! Maintenant, faut que tu lui plaises. Je crois que c’est le cas, mais attends qu’elle te propose.
— Elle ne me proposera rien, répliqué-je froidement. Elle est raisonnable. Contrairement à toi.
Shaun souffle bruyamment.
— Mais pourquoi tu te braques comme ça… toi qui fais feu de tout bois, d’habitude !
C’est vrai. Je ne m’embarrasse de scrupules, normalement. Mais je n’ai pas envie de faire du mal à cette fille. Précisément parce que c’est l’amie de la nouvelle copine de Shaun, et que, à cause de l’insistance de ce dernier, je me sens responsable d’elle. En quelque sorte, il a réussi son coup : me la refiler sur les bras. Et tout ça par fierté, parce qu’il refuse que je reconnaisse un autre ard-æl que lui pour les Black Heart, le clan qu’il a fondé.
— Je me braque parce que tu fais tout pour m’empêcher d’aller voir Hawthorn, contrevenant ainsi aux lois des clans. Tu n’es plus ard-æl, Shaunreyne. Par ta propre faute. Si tu veux reconquérir ton titre, il va falloir le faire dans les règles. Je suis là pour ça.
— Je sais, je sais… grogne-t-il. Mais je préfèrerais vraiment que tu restes loger en ville avec nous. Je t’assure, Jolene est réglo : c’est l’amie de Ree. Elle ne va pas te coller aux basques ou quoi que ce soit.
Raison de plus. Mais comment le faire comprendre à Shaun ? Du côté des sentiments, c’est encore un jeune chiot, qui court partout, agit d’abord et réfléchit après. C’est ce qui lui a coûté son clan, d’ailleurs.
— Si tu continues à insister sur ce sujet, je retourne à Chicago, menacé-je sans changer de visage ni de ton.
Shaun me jette un regard du coin de ses yeux effilés, puis il abdique.
— D’accord, murmure-t-il. Va prendre tes quartiers au QG.
Comme si j’avais besoin de sa permission pour ça.
— J’y compte bien. Il y aura bien une femelle ou deux là-bas pour me tenir compagnie.
Shaun grogne dans sa barbe le nom d’une elfe sans mâle attitré. Lorsque l’ard-æl d’un autre clan est en visite dans un autre, c’est rare qu’il dorme seul. Je n’ai pas besoin de me réchauffer dans le lit de cette Jolene. Mais je penserais peut-être à elle en faisant l’amour à cette elfe, ce soir.
Je tourne à nouveau mon attention sur elle, les yeux attirés comme par un aimant. L’observer est intéressant. Elle est en train de ranger des livres dans son magasin. Visiblement, elle peine à le faire. Je m’approche d’elle et récupère un bouquin pile au moment où elle s’apprêtait à le faire tomber.
Elle se retourne, surprise. Nos regards se croisent.
— Tu permets ?
La défiance, dans ses yeux. La peur.
Et j’entends ce qu’elle pense.
Il croit que faire ça va me pousser à l’inviter chez moi.
Je ne détourne pas les yeux. La force à garder le contact.
Non. Je n’attends rien.
Elle se détend immédiatement. Et commence à me poser des questions sur Shaun, et les elfes. Je lui réponds – vérifiant au passage qu’en effet, Shaun a caché sa réelle identité à sa Ree - , mais la véritable conversation se déroule silencieusement, à son insu. Son cœur me parle, me confiant des choses que son cerveau n’a pas conscience de dévoiler.
Je ne veux pas que tu me fasses du mal, me dit-elle.
Je ne t’en ferai pas, je lui réponds.
— C’était une idée de Shaun, précisé-je à haute voix. Pas de moi.
Mais ne crois pas que tu me laisses indifférent.
C’est vrai. Il y a quelque chose chez cette fille qui m’intrigue, qui m’accroche. Ses yeux couleur de crépuscule, peut-être.
La conversation se déplace sur les livres. Elle m’en conseille un, sur la communication entre les arbres. Je l’ai déjà lu, mais je ne lui dis pas. À la place, je la pousse à me dire pourquoi elle avait pensé que c’était approprié pour moi. Elle me parle des endroits fréquentés par les elfes, de leur relation privilégiée à la nature. Shaun avait raison : elle semble vraiment nous aimer. Je décide d’acheter son livre, juste pour avoir un prétexte pour toucher ses mains. Elle sursaute, et, de nouveau, se perd dans mon regard.
Je la regarde se mordre la lèvre inférieure, les pupilles agrandies comme si elle était hypnotisée. Une partie de moi a envie de la mettre en garde, de lui dire que ce qu’elle croit ressentir n’est qu’une illusion, le résultat de millénaires de ruses orchestrées par Mère Nature pour pousser les filles comme elle à s’offrir sans résistance aux hommes comme moi. Cependant, une autre partie ne demande qu’à laisser faire. Shaun a raison. Cette fille me plaît, elle est faite pour moi. J’aime son odeur, et je sais déjà que son corps tendre et voluptueux sera accueillant sous le mien. Depuis combien de temps n’ai-je pas couché avec une Autre ? J’aime leur saveur, leur vulnérabilité. Leur façon de gémir lorsque je les pénètre. Le goût de leur peau, de leur sueur. De leur sang, aussi, lorsque je les mords.
Je ne te ferais pas de mal, lui répété-je silencieusement. Que du bien.
Oui, du bien. La meilleure nuit de sa vie, probablement. Mais qu’elle aura tout le temps de regretter.
Je m’en fiche. Viens chez moi.
Et au moment de fermer, alors que Shaun me propose d’aller chez Ree, elle annonce à haute voix que je peux dormir chez elle. Je vois combien ça lui coûte, son embarras adorable, le rouge qui a envahi ses joues.
Je lui demande si elle est sûre. Elle me répond oui. Des deux manières : avec son cœur, et son cerveau. Soudain consciente que je peux lui parler mentalement.
Shaun a gagné. Je décide de suivre Jolene. Elle se dédouane, parle d’un canapé. Mais oui. C’est là que je vais passer la nuit.
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