Bien avant que les Hommes ne domptent la terre léguée par les dieux, Engrilin habitait la grande rivière aux pierres.
Fils de l'eau et du diamant, issu de la foudre comme toutes les créatures douées de magie, Engrilin grandit au fil de l'eau, tant et si bien que ses migrations, au printemps et à l'automne, faisaient déborder la rivière, inondant autrefois les bois, aujourd'hui les champs et bocages installés par les Hommes.
Animal de dessous les eaux, peu d'entre nous ont eu la chance de l'apercevoir. Ce fut néanmoins le cas pour le jeune Abriel, dont l'histoire nous est parvenue grâce à Delandin.
En ces temps reculés, nous raconte Delandin, Abriel cherchait au tamis les pierres précieuses de la rivière. Le jeune homme était pauvre et comptait beaucoup sur sa récolte du jour pour revendre les pierres polies par les eaux et nourrir sa mère et ses six frères et soeurs. Or, ce jour-là, les rives avaient été ratissées par d'autres chercheurs de trésor, si bien qu'en bordure de rivière, pendant toute la matinée, Abriel ne trouva rien. Il descendit le fil de l'eau, et entreprit de s'éloigner de la berge. De l'eau aux genoux, il mouilla son tamis, sans succès, pendant tout l'après-midi. Le soleil disparaissant vers la mer, Abriel décida de continuer ses recherches, descendit une fois de plus le fil de l'eau, se libéra de ses vêtements et s'enfonça sous les eaux de Stors'elv. De son piolet, il remua le fond de l'eau dans l'obscurité. Sans relâche, des heures durant, jusqu'à ce que la lune se lève, jusqu'à ce que la fatigue l'emporte, jusqu'à ce qu'il tombe inconscient.
Soudain, une lumière l'aveugla, le ramenant de sa torpeur. L'eau froide était d'un bleu pur, irradiée par une lueur inconnue. Faisant surface pour reprendre haleine, Abriel vit bientôt les anneaux d'Engrilin rider la surface du fleuve. Le jeune garçon avait peur, ça oui, mais il resta sur place, battant des mains et des jambes pour se maintenir à flot. Engrilin l'entoura et dressa hors de l'eau son énorme tête de chien. Abriel distingua les crocs luisants, les écailles doublées de fourrure et les pattes palmées acérées de griffes étincelantes.
Le jeune garçon avait peur, ça oui, mais il resta sur place et parla. Et les mots qu'il dit les voici : "Bonsoir au roi des serpents, au roi de la rivière ! Belle nuit et salutations. Mes excuses de troubler votre lit à cette heure. Je cherche quelque pierrerie, que Votre Seigneurie sait foisonner dans ces eaux limpides."
Engrilin se pencha vers le garçon, huma et souffla sur sa tête, puis répondit : "Comme je te vois, tu as le courage. Tu as le travail dur. Tu es un aîné bon, droit et serviable. Apporte-moi demain tes outils de chercheur de pierreries, ton tamis et ton piolet. Tu les jetteras par ici, à cette heure-ci. En échange, je te donnerai un destin."
Pétrifié par la demande du dragon, Abriel répondit : "Ce sont là tout ce que je possède pour nourrir les miens. C'est tout ce que j'ai pour réaliser mon travail. Ces choses me sont très précieuses."
Engrelin lui dit en retournant à l'abîme : "Tu feras comme je dis, ou tu resteras va-nu-pieds au bord de cette rivière."
Abriel rentra chez lui. Sa plus jeune soeur, Oana, l'interrogea sur son aspect et sur son retard. Abriel lui raconta sa rencontre, rapporta ce que le grand serpent lui avait intimé. La soeurette débattu tant et si bien avec son aîné qu'il fut convaincu de s'en remettre à Engrelin.
Au matin, il se remit au travail, comme la veille. Chercha, remua en vain le sable et les cailloux de la rivière. Il descendit et s'enfonça encore dans le courant de Stors'elv. Fourbu, le dos vrillé de se baisser, le souffle court de plonger sans relâche, en pleurs et nu sur la rive, il envoya à l'eau noire ses outils, son tamis et son piolet.
Alors, des abîmes survint la lumière bleutée, puis Engrelin lui apparu à nouveau. De sa patte griffue, il posa devant le garçon une manne tissée d'algues. Il en sortit une énorme perle à la nacre finement colorée, un galet d'ambre gros comme le poing, un rameau de corail rouge, une pièce de jais large comme une paume et une grosse pierre de mellite brute. "Tu les distribueras à tes semblables. Que jamais ils ne les vendent, que jamais ils ne les taillent ni les sertissent. Qu'ils les gardent cachés, qu'ils les transmettent à leurs enfants, aux enfants de leurs enfants. Demain, tu me présenteras ta plus jeune soeur, et alors tu recevras ton bien."
Abriel emporta les présents du dragon, les distribua à ses semblables dans un cortège d'émerveillement. La maisonnée enfin endormie, il veilla avec Oana, débattu à nouveau des instructions laissées par Engrelin. Oana se montra confiante et accepta d'accompagner Abriel à la rivière la nuit suivante.
Debout sur la berge, la main de sa petite soeur glissée dans la sienne, Abriel appela le monstre : "Seigneur dragon, j'amène ma jeune soeur, Oana, comme vous l'avez demandé. Elle est à vrai dire bien petite." Engrelin sortit des eaux lumineuses pour répondre : "Elle est grande à vrai dire. Et plus grande elle sera."
Engrelin tendit à la fillette une aigue-marine ronde et polie à souhait. Oana la contempla un instant en silence, couvée du regard par son frère. Elle sourit, puis sourit au serpent. Et dans ce sourire, les mots qu'elle dit les voici : "Je te suivrai. Je rencontrerai celui qui sait, pour devenir à mon tour celle qui sait. Mon frère, je pars pour un voyage long, lointain. Aie confiance, je te soutiendrai toujours, je veillerai sur nos semblables, et je reviendrai te voir."
Alors, Engrelin posa devant le garçon une manne tissée d'algues. Il en sortit une grande épée, une cuirasse, un bouclier frappé d'un serpent, une bourse pleine d'or et un cheval. "Harnaché de cet attirail, présente-toi demain au Seigneur Iwan. Demande à être formé aux armes, sois volontaire pour l'accompagner dans sa guerre. Tu deviendras un brillant et fidèle compagnon d'armes, un Seigneur à ton tour."
Ainsi, Engrelin emmena Oana. Ainsi, Abriel devint chevalier. Le sort de la fratrie est une autre histoire. Une autre histoire aussi les batailles d'Abriel.
Toujours est-il qu'au crépuscule de sa vie, le Seigneur Abriel demanda à finir ses aventures dans une cabane de bois au bord de la rivière, à l'endroit où Oana l'avait quitté, pour y attendre sa soeur. Au dernier de ses jours vint une femme. Elle se faisait appeler Asrunine. Lui tenant la main, elle lui raconta mille histoires, dont celle du garçon chercheur de pierreries, et l'invita à s'endormir à jamais.